Comme souvent par le passé, la Géorgie est à la croisée des chemins, mais cette fois, c’est le précèdent Viktor Ianoukovitch qui est au cœur du problème. En 2013, et à l’inverse de ce que lui dictaient les orientations de la politique étrangère de son pays, Viktor Ianoukovitch, alors président de l’Ukraine, a refusé de signer l’accord de libre-échange entre son pays et l’Union Européenne, marquant ainsi le glissement de l’Ukraine vers la sphère d’influence russe. Le peuple ukrainien le lui a fait payer en organisant les manifestations pro-européennes connues sous le nom d’Euromaïdan.

La Géorgie se trouve actuellement dans une phase tout à fait similaire. Le revirement géorgien est cependant plus fondamental et se prolonge dans le temps. En février 2022, Bidzina Ivanichvili, dirigeant informel de la Géorgie et oligarque qui doit sa fortune à la Russie, a parié sur la victoire de la Russie sur l’Ukraine sans doute parce qu’il ne croyait pas que la Russie pouvait perdre la guerre. Jusqu’à 2022, M. Ivanichvili avait choisi de cacher ses sentiments politiques pro-russes derrière un paravent de députés-marionnettes qui parlaient anglais et se comportaient comme des Européens. Mais en 2020, ces partenaires connus pour leurs idées et leur attitude pro-occidentales ont quitté la coalition du Rêve géorgien quand ils n’ont pas été expulsés de leur parti. Obligé de faire un choix après l’invasion de l’Ukraine, M. Ivanichvili a décidé de ne pas se joindre aux sanctions prises par l’Europe contre la Russie. Par la suite, le Premier ministre géorgien a adressé de nombreuses critiques à l’Ukraine pour son imprudence ainsi que pour avoir parlé d’agression de la part de la Russie. Dans un épisode assez comique, le parlement géorgien est même allé jusqu’à adopter une résolution sur l’invasion de l’Ukraine dans laquelle il n’était jamais fait mention de la Russie.

Le ministre russe des affaires étrangères et les députés de la Douma, rejoints par d’autres zélateurs du même acabit, n’ont par ailleurs jamais cessé de louer les succès de la Géorgie en même temps que sa capacité à « résister à l’Occident ». Dans une interview récente, M. Lavrov a même proposé de rétablir les vols directs entre son pays et la Géorgie – interrompus en juin 2019 –, une décision que les divers hommes politiques au pouvoir en Géorgie n’avaient jamais songé à remettre en cause, la position officielle étant que la Russie avait suspendu ces vols et que c’était donc à elle de les rétablir.

Le revirement de Viktor Ianoukovich est apparu de manière très claire au printemps 2022 lorsque Nika Gvaramia, qui dirigeait alors la chaîne de télévision très critique à l’égard du pouvoir en place, a été arrêté au prétexte ridicule qu’il avait utilisé sa voiture de fonction pour ses déplacements personnels alors que jusque-là personne n’avait jamais été inquiété pour une accusation de ce type en Géorgie. Le moment choisi pour cette arrestation a amené de nombreux Géorgiens et Européens à se demander s’il s’agissait d’un acte délibéré juste avant que la Commission Européenne décide de recommander ou pas à la Géorgie – ainsi qu’à l’Ukraine et à la Moldavie – de demander son adhésion à l’U.E. À la suite de cette arrestation, la Commission Européenne et le Conseil Européen ont décidé de repousser leur décision sur la candidature de ce pays à une date ultérieure.

Le changement de cap de Ianoukovich est apparu de manière encore plus claire dans le traitement qui a été réservé à l’ex-président Saakachvili après son retour en Géorgie en octobre 2021. Après avoir été arrêté, celui-ci a entamé une grève de la faim et a souffert au cours de son incarcération de diverses maladies qui ont entraîné chez lui une perte de poids spectaculaire. Plusieurs médecins britanniques et américains ont alors émis l’hypothèse qu’il devait sans doute s’agir d’un empoisonnement à l’arsenic et aux métaux lourds en ajoutant que son état de santé ne pourrait guère s’améliorer dans la clinique où il est actuellement détenu. Saakachvili a été le premier à résister à l’agression de Poutine en 2008, et beaucoup le considèrent encore comme un symbole de l’anti-poutinisme dans le monde post-soviétique. L’appel du président Zelenski en faveur de la libération de Saakachvili ainsi que les tentatives des dirigeants de l’UE pour le faire transférer dans un hôpital occidental ont été rejetés par Ivanichvili ainsi que par la direction de son parti pour lesquels ces ingérences dans la politique intérieure de la Géorgie sont insupportables.

Mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase est la loi sur les agents étrangers proposée par le Rêve géorgien en mars 2023. Cette loi directement inspirée des pratiques russes en la matière visait à qualifier d’agents d’influence étrangère toutes les ONG et tous les médias qui reçoivent plus de 20 % de leur financement de sources étrangères. Selon cette loi, les organisations de la société civile auraient dû rendre régulièrement compte de leurs finances ainsi que de leurs dépenses, et le ministère de la Justice aurait alors eu toute latitude de contrôler le travail de ces ONG de manière suivie. Le coup aurait alors été très dur pour la société civile de Géorgie qui est très dynamique et qui reste un des rares « îlots » échappant au contrôle d’un gouvernement omniprésent. Cette proposition de loi et le traitement accéléré qui lui a été réservé ont amené les plus ardents défenseurs du Rêve géorgien à se demander si cela avait été fait à dessein dans le but de mettre en évidence la position de refus de l’UE sur le statut de candidat à l’UE ou s’il s’agissait d’une instruction venue directement du Kremlin pour faire en sorte qu’une initiative aussi manifestement dictée par la Russie éloigne le pays de l’UE. Ce n’est finalement sans doute pas une coïncidence si M. Dodik, président de la République serbe de Bosnie, a présenté quelques jours plus tard un projet de loi similaire.

Lorsqu’en 2013 les Ukrainiens ont pu constater le revirement de leur président, ils sont descendus dans la rue et l’ont chassé à l’issue des manifestations de l’Euromaïdan. Les Géorgiens ont également estimé que l’adoption de « l’injonction russe » éloignerait définitivement la Géorgie de l’UE. Cependant, M. Ivanichvili, dont on sait qu’il joue sur le long terme et qu’il a été bien plus long et bien plus lent à faire volte-face, a reculé afin de sauver la situation. La loi a été retirée car le gouvernement a eu peur, dans cet ordre, des jeunes protestataires, des organisations de la société civile, des médias et de l’opposition. Voyant que les manifestants ne se laissaient pas impressionner par les canons à eau et les gaz lacrymogènes, le Rêve géorgien a décidé de reporter son offensive contre la société civile à une date ultérieure.

Cependant, contrairement à Ianoukovitch, dont le virage à 180° a été contre-carré par l’Euromaïdan, le Rêve géorgien est toujours en train de finaliser son propre virage à 180° en direction de la Russie. Il dispose pour cela de 18 mois – jusqu’en octobre 2024, date à laquelle la Géorgie organisera d’importantes élections législatives.

Il semble que M. Ivanichvilit ait compris que s’il veut rester au pouvoir, il ne doit tenir aucun compte des conditions et des réformes demandées par l’UE. Les élections de 2024 se feront entièrement à la proportionnelle ; cela signifie qu’il a besoin qu’un électeur sur deux vote pour lui et pour le parti Rêve géorgien. Or cela n’est possible que s’il parvient à polariser la société à l’extrême, car il n’y a actuellement aucune opposition ni aucun autre parti susceptible d’entrer dans une coalition avec lui. Mais l’UE exige le pluralisme – c’est la priorité numéro 1 (sur douze) fixée par la Commission européenne si la Géorgie veut accéder au statut de candidat.

Pour parvenir à polariser l’opinion, M. Ivanichvili doit mettre les médias critiques hors d’état de lui nuire et faire en sorte que ses chaînes de propagande déjà puissantes – Imedi TV et PosTV – soient les seules à pouvoir se faire entendre. TV Mtavari, la deuxième chaîne de télévision la plus regardée en Géorgie a été mise hors circuit par l’arrestation de M. Gvaramia. Quant à TV Pirveli et TV Formula, elles font toutes deux l’objet d’une procédure judiciaire. Le fondateur de cette dernière chaine vient de perdre un procès en cour d’appel, et il semble bien qu’il perdra la propriété de TV Formula dans les mois à venir. Des médias forts et libres à l’approche des élections de 2024 sont bien la dernière chose dont M. Ivanichvili a besoin. Mais l’UE insiste sur le fait que la liberté des médias est une condition essentielle pour pouvoir avancer sur la voie de l’admission. La condition n°7 pour la candidature à l’UE est que le Rêve géorgien cesse de vouloir imposer sa loi aux médias. 

De plus, afin de parvenir à polariser le pays lors des élections de 2024, M. Ivanichvili est obligé de s’attaquer à la société civile de manière frontale afin de la discréditer dans la mesure où son parti estime que les chiens de garde indépendants, les vérificateurs de faits, les observateurs électoraux et les défenseurs des droits de l’homme empêcheront le Rêve géorgien d’obtenir plus de la moitié des suffrages. Or la loi d’inspiration russe sur « les agents étrangers » constituait déjà un pas dans cette direction, et bien que cette loi ait été retirée, le gouvernement géorgien n’a pas renoncé à s’en prendre aux ONG. En fait, les dirigeants du parti ont fait publiquement savoir que cette loi avait atteint son objectif : les espions étrangers ont été identifiés et les gens savent désormais qui sape les intérêts du pays. Il va sans dire que parmi les priorités de l’UE pour l’octroi du statut de candidat figure la priorité n°10 – la participation active de la société civile (et non sa destruction).

Ivanichvili a également besoin des tribunaux qui sont l’instrument principal dont il dispose dans la bataille politique. La Cour constitutionnelle est composée de juges pro-gouvernementaux – raison principale pour laquelle personne n’a décidé de contester la loi clairement anti-européenne sur les « agents étrangers » au motif de son caractère anticonstitutionnel bien que l’article 78 de la Constitution oblige les institutions de l’État à avancer dans la voie de l’intégration européenne. L’avocat personnel d’Ivanichvili, qui est aussi l’ancien procureur général, est à la tête de la Cour suprême. Alors que le propriétaire de TV Formula a gagné ses procès en première instance, la Cour suprême a cassé toutes les décisions de justice précédentes. La plupart des juges politisés font partie de ce que l’on appelle le « clan », lequel s’occupe de toutes les affaires politiquement importantes. La condamnation de Gvaramia, le changement de propriétaire de la chaîne de télévision Rustavi 2, auparavant critique mais qui est maintenant devenue un outil de propagande du gouvernement, la condamnation du propriétaire de TV Formula, les décisions contre le fondateur de TV Pirveli, l’arrestation et la condamnation de l’ancien maire de Tbilissi, le refus d’autoriser Saakachvili à se faire soigner à l’étranger (après l’avoir fait condamner en violation de toutes les règles de procédure) – toutes ces décisions ont été obtenues grâce à des juges acquis à la cause. Rêve géorgien n’a cessé de placer dans les tribunaux ainsi que dans le Haut Conseil de justice des juges fidèles à son parti. Tout cela alors que l’UE exige une réforme fondamentale du système judiciaire – troisième priorité dans la liste des 12 conditions imposées en 2012.

La liste ne s’arrête pas là – l’UE exige la mise en place d’un processus de désoligarchisation, or la Géorgie est dirigée par un oligarque ; l’UE exige la nomination d’un médiateur indépendant, or le Rêve géorgien approuve la nomination d’un homme politique de l’opposition et diabolise le précédent médiateur véritablement indépendant en le qualifiant d’agent étranger ; l’UE exige une agence anti-corruption indépendante et forte, or le Premier ministre géorgien nomme à la tête de l’agence un de ses fidèles qui n’a aucun pouvoir d’investigation.

Le Rêve géorgien doit maintenant avoir compris que la Géorgie n’obtiendra pas le statut de candidat à l’adhésion à l’UE. Et il craint manifestement la réaction de l’opinion publique en cas de second refus. La plus grande manifestation de l’histoire de la Géorgie, avec plus de 150 000 personnes dans les rues, a eu lieu en juillet 2022, lorsqu’il est devenu évident que le Conseil européen n’accorderait pas à la Géorgie le statut de candidat. Cela a dû effrayer même les plus fidèles laquais d’Ivanichvili.

Depuis lors, le message envoyé par le Rêve géorgien est devenu très clair : l’UE, l’opposition, les ONG et les médias veulent entraîner la Géorgie dans une guerre avec la Russie afin d’ouvrir un second front. Le Rêve géorgien se présente comme la seule force qui empêche ce « parti de la Guerre mondiale » d’entraîner la Géorgie dans un conflit avec la Russie. Par conséquent, ils enjoignent le peuple : chers Géorgiens, votez pour la paix et contre l’UE en 2024. L’acceptation de ce message par la population, qui constitue désormais le cœur de la propagande dans les télévisions pro-gouvernementales et les médias sociaux, est essentielle pour mener à bien un « tournant à la Ianoukovitch ». En 2013, alors qu’il était largement connu comme un politicien pro-russe, Ianoukovitch a tout fait pour aller contre ses propres promesses préélectorales qui étaient de maintenir l’Ukraine sur la voie européenne. Les Ukrainiens se sont mis en colère parce qu’ils se sont sentis trahis. Le Rêve géorgien n’a jamais défendu un message préélectoral anti-européen par le passé. En 2012, il a soutenu l’intégration européenne et s’est engagé à finaliser les accords d’association et de libre-échange. En 2016, l’OTAN et l’UE ont été déclarées prioritaires et en 2020, alors que la perspective de rejoindre l’OTAN a été littéralement abandonnée, la demande d’adhésion à l’UE en 2024 figurait dans le programme de la campagne préélectorale. En 2024, Ivanichvili tentera de finaliser ce que Ianoukovitch n’a pas réussi à faire en 2013 : un virage à 180 degrés en direction de la Russie avec le soutien des électeurs géorgiens.

En 2024, la campagne se fera sur « la paix » et le Rêve géorgien (d’un côté) contre la guerre, l’UE, l’opposition et les ONG (dans le camp opposé). C’est la seule façon pour Ivanichvili de se maintenir au pouvoir. Il se sent davantage menacé par les conditions mises par l’UE que par les chars russes. Poutine ne lui demandera jamais d’abandonner le pouvoir alors que l’UE lui demande d’adopter des réformes démocratiques, ce qui met son mandat en péril. 

Et si le Rêve géorgien reste au pouvoir après 2024, ce sera la première fois dans l’histoire de la Géorgie qu’un parti ou un dirigeant aura fait campagne sur un message anti-occidental et aura gagné. Si cela se produit, le « virage à la Ianoukovitch » aura eu lieu, et Ivanichvili le vendra probablement au monde entier – avec l’accord du peuple géorgien.


Ancien vice-président du Parlement géorgien et ancien vice-ministre des Affaires étrangères, Sergi Kapanadze est le fondateur du think-tank GRASS et de FactCheck.