« Sur son front était écrit un nom, un mystère : Babylone la grande, la mère des impudiques et des abominations de la terre. » Apocalypse, 17 : 5 

« Nous faisions de ces fêtes ! Le public de l’époque voulait nous voir vivre comme des rois et des reines. Alors c’est ce que nous faisions – et pourquoi pas ? Nous étions amoureux de la vie. Nous gagnions plus d’argent qu’il était possible d’en imaginer et n’avions aucune raison de croire que cela pouvait s’arrêter. » Gloria Swanson.

« Tout homme et toute femme est une star. » Aleister Crowley.

Los Angeles, Californie. Dans les montagnes de Santa Monica, au Sud du Mont Lee à Griffith Park, le Hollywood Sign – H-O-L-L-Y-W-O-O-D – domine la ville. 

Ces lettres blanches – le douloureux H qui, en 1932, servit de tremplin à Peg Entwistle qui jouait là, faute de contrats avec des studios de l’époque, son dernier rôle : celui de la suicidée – fascinent jusqu’à la folie. Et les aspirants stars, apprentis vedettes des roaring twenties, relèvent la tête au pied de Beachwood Canyon, l’œil mystique, et prient entre deux palmiers des Canaries dans l’espoir de devenir une nouvelle étoile du ciel de la Cité des Anges, où les anges sont des étoiles, mais où les étoiles ne sont certainement pas des anges. « Le chemin de la gloire était truffé de pièges en tous genres. » (Kenneth Anger, Hollywood Babylone). À Hollywood, terre promise qu’il faut pourtant conquérir, l’american dream se noue et se dénoue. Mais le rêve a un prix…

C’est l’histoire des golden people et des premiers destins brisés de l’industrie du cinéma que Damien Chazelle réinvente dans un film ultra référencé, qui élève la citation au rang de l’art : c’est toute la richesse de Babylon ! Un hommage aux pionniers d’Hollywood, vrombissant, au son des tambours et des trompettes très Louis Maggio style de Justin Hurwitz, qui hurlent, qui sifflent et qui tremblent, en épousant les cut du cinéaste.

Le surdoué Chazelle avait payé son tribut aux comédies musicales des 50’s avec l’envoûtant La La Land (six Oscars). Son gigantesque (éléphantesque ? vous verrez) Babylon, amalgame survolté de Singin’ in the Rain de Stanley Donen et Sunset Boulevard de Billy Wilder, s’attarde (pendant plus de trois heures !) sur un âge d’or et son crépuscule : l’essor mythique des grandes productions du cinéma muet, et l’apparition du cinéma parlant, qui sonne le glas de nombreuses carrières.

Qui dit âge d’or dit faste, paillettes, excès et démesure. Dans un château, perché sur une colline du désert de Californie – on pense au Xanadu de Charles Foster Kane dans le Citizen Kane d’Orson Welles, lui-même inspiré de l’Hearst Castle de San Simeon –, le riche et excentrique Don Wallach, sorte de Trimalcion de Pétrone, organise une fête. L’ouverture orgiaque du film emporte tout sur son passage, irrésistiblement. Bienvenue chez Hérode, à Lupanarland grouillant de faunes ! Le spectateur de cette bacchanale fellinienne sous cocaïne relu par Kenneth Anger (encore lui !) où l’on danse, baise, et négocie son avenir – le plus souvent les trois en même temps – en sort groggy.

Mais à Hollywood, au gré d’un rythme tout feu tout flamme, les jeunes premiers Nellie LaRoy (Margot Robbie) et Manny Torres (Diego Calva) n’ont que quelques minutes, dans l’œil du cyclone de la débauche, pour s’avouer en chœur que « le plus bel endroit du monde, c’est un tournage », que leur vocation est d’en « mettre plein la vue » au public, « de faire partie de quelque chose de plus grand, qui dure, qui a du sens » – réussiront-ils ? ; et l’acteur confirmé sur qui plane l’ombre du déclin, Jack Conrad, sous les traits d’un Brad Pitt au sommet, flottant dans sa piscine après une chute qui hésite entre Homère et Buster Keaton, doit écluser des litres de champagne avant le tournage matinale qui se rapproche – après Orson Welles on pense à Billy Wilder : le cadavre de William Holden dans le rôle du scénariste Joe Gillis, qui flotte lui aussi, dans la piscine de la maison Desmond sur Wilshire Boulevard dès l’ouverture de Sunset Boulevard. Trois heures après la fin de party, il faudra tourner, s’exhiber, se battre pour garder sa place ou saisir sa chance. Le cinéaste conte la frénésie de la fête et ses lendemains.

C’est tout l’argument de ce film de cinéphile – « Le cinéma, c’est du grand art », insiste Jack Conrad auprès de sa fiancé, actrice de théâtre coincée –, véritable déclaration d’amour charnelle à la Septième Muse, à ses acteurs, tous ses acteurs, celles et ceux qui œuvrent devant et derrière la caméra. Damien Chazelle styliste, virtuose de la mise en abyme, entretient un rapport quasi érotique avec le découpage et le montage de la pellicule. Babylon, ou quand le cinéma, sous l’influence d’innombrables fantômes devient, à travers sa mise en scène et sa galerie de personnages, sur un mode majeur tonitruant, un pur objet de cinéma.

La bombe Margot Robbie, qui explose dans le rôle de la blonde incendiaire Nellie LaRoy, dansant telle Salomé, incarne une femme fatale qui rêve de voir se hisser, en lettres de feu, son nom en haut de l’affiche. Versant des larmes de comédie avec la justesse d’Hedy Lamarr lorsqu’elle jouit, elle est le symbole de la it-girl au sex-appeal foudroyant, de la femme qui a « ça », qui a « quelque chose » d’indéfinissable, d’insaisissable, selon la formule consacrée par Elinor Glyn, plume tranchante de Cosmopolitan et Photoplay (modèle d’Elinor St. John dans Babylon ?), qui écrivait à propos de l’actrice Clara Bow en 1927 : « IT est cette qualité, possédée par certains, qui attire tous les autres avec sa force magnétique. Avec IT vous gagnez tous les hommes si vous êtes une femme et toutes les femmes si vous êtes un homme. IT peut être une qualité de l’esprit aussi bien qu’une attirance physique. La confiance en soi et l’indifférence que vous soyez agréable ou non – et quelque chose en vous qui donne l’impression que vous n’êtes pas du tout froid. C’est IT. » Outre la cinégénique vamp, d’autres variations traversent Nellie LaRoy, tantôt sur le motif de ces actrices du muet à l’image de Gloria Swanson, Mary Pickford, Pola Negri, Mae Murray, qui n’ont pas su prendre le tournant de la voix, du son, et qui devinrent, à l’aube de leurs carrières florissantes, de vieilles actrices déchues, fauchées en plein vol ; tantôt sur le motif de l’actrice ivre de « poudre de joie » : les cocaïnomanes Juanita Hansen et Barbara La Marr, les héroïnomanes Alma Rubens et Mary Nolan… Margot Robbie et son cortège de femmes en clair-obscur…

Brad Pitt quant à lui incarne Jack Conrad, acteur surexpressif mais hautement rentable, glorieuse tête d’affiche du muet. Il trimballe derrière lui une multitude d’influences sous son smoking qu’il porte beau. Celle des premiers rois d’Hollywood, avec sa mèche très Douglas Fairbanks posée sur une moustache taillée à la John Gilbert. C’est lui qui, plombant la loi qui régnait à Hollywood, terre initialement interdite aux chiens et aux acteurs, illustre le star system naissant tel que le décrit Kenneth Anger (toujours lui !) : « Les acteurs, méprisés, considérés jusqu’alors comme à peine plus d’une simple main d’œuvre, se mirent soudain à peser sur les ventes de tickets. Les visages déjà célèbres eurent droit à un nom et à des salaires rapidement réévalués : le star system – une grâce décidément à double tranchant – était né. Pour le meilleur ou pour le pire, Hollywood devait désormais composer avec cette funeste chimère : la STAR. »

Diego Calva, Manny Torres dans Babylon, est un personnage plus ambigu, plus complexe. Jeune mexicain fraichement débarqué à Los Angeles, perdu dans les studios de la Kinoscope, il est à l’image des cinéastes, acteurs, directeurs de la photographie et producteurs latinos, tels Enrique Juan Vallejo ou René Cardona, qui surent se frayer un chemin dans le Hollywood naissant du milieu des années 20. C’est cette histoire que nous raconte, ici, Damien Chazelle.

Il y a aussi le mafieux ravagé par l’éther, Tobey Maguire dans le rôle de James McKay, qui transporte Manny dans les bas-fonds de Los Angeles. Une descente aux enfers au seuil de laquelle on trouve un clown peint de blanc, le regard terrifiant parce que terrifié. Il annonce la monstrueuse parade, celle des lilliputiens et des siamois, des hommes troncs et autres femmes à barbes, des membres coupés, disloqués, où un Hercule satanique joue la Bête 666, dévorant des rats, sous le regard d’un elephant man impassible. Réminiscence horrifique du Freaks de Tod Browning.

Et puis il y a des évidences. Li Jun Li en vénéneuse Lady Fay Zhu, sensuelle flapper au look garçonne qui soupire le mot « pussy » dans ses chansons, réveille le souvenir d’Anna May Wong, première actrice sino-américaine à jouer dans des films hollywoodiens – un destin que Ryan Murphy traitait dans sa série Hollywood (titre étonnant !) en 2020.

Le rôle de Jovan Adepo enfin, Sidney Palmer, jazzman virevoltant aux allures de Curtis Mosby, marque à lui tout seul le passage du muet en sonore. À quoi pense-t-on lorsque la caméra de Chazelle, qui filmait les acteurs d’un film muet, se retourne pour filmer l’orchestre qui les accompagne et dont Palmer fait partie ? Au premier film sonore de l’Histoire du Cinéma : The Jazz Singer d’Alan Crosland. L’acteur principal du film de 1927, un Lituanien nommé Al Jonson, n’hésitait pas à se peindre le visage en noir pour jouer un musicien de jazz afro-américain. Or que demande-t-on à Sidney Palmer ? De se teindre le visage avec du charbon pour accentuer la couleur de sa peau, la surexposition sous les spotlights le rendant « trop clair ». Ironie du cinéma.

Le génie de Damien Chazelle est là : avoir su créer des personnages fictifs, que le spectateur a pourtant l’impression de connaître. Leçon de mentir-vrai au cinéma, leçon de cinéma tout court.

« Hollywood, Hollywood… Fabuleuse Hollywood… Babylone de celluloid, glorieuse, splendide… Cité fiévreuse, frivole et consciencieuse… audacieuse et ambitieuse, et vicieuse, et impérieuse. Ville aux dr    ames innombrables, tragique et pitoyable… Bobards, bazar, génie, incroyable pot-pourri… tape-à-l’œil, formidable, absurde et admirable ; mesquine, radine, invraisemblablement sublime… Hollywood !! », écrit Don Blanding le poète officiel d’Hawaï ; litanie que Leo Carillo récitera en 1935 dans Star Night at the Cocoanut grove

C’est tout cela Babylon. Et bien d’autres choses encore.

La naissance d’un monde, d’un art, d’un système, de toute une industrie du rêve : le Cinéma, lorsqu’il brûle la chandelle par les deux bouts.

Babylon, c’est Hollywood tel qu’en ses fantômes.

Babylon, un film à élucider, et à revoir, déjà.

Babylon: a bigger than life movie.