Un grand petit livre de salubrité publique vient de paraître sur le peuple russe à l’heure de l’agression contre l’Ukraine.
Jeté comme un cocktail Molotov à la face des millions de va-t-en-guerre que le conflit a réveillés de Moscou à Vladivostok, cet opuscule de choc décrit de l’intérieur la centrifugeuse à l’œuvre dans les têtes russes.
Bon sang ne saurait mentir : il est dû au fils d’un célèbre dissident de l’époque soviétique, Andreï Siniavski. Il s’intitule Z comme Zombie. Le zombie étant, ici, le peuple russe ès qualité, qui, depuis l’attaque foireuse sur l’Ukraine en février dernier, se lobotomise et se cabre chaque jour un peu plus avec un zèle effrayant, jusqu’à devenir un mort-vivant.
L’auteur de ce livre important s’appelle Iegor Gran.
Il fait de ce Z mortifère la nouvelle croix gammée qu’arborent les chars russes, que les Russes gravent, peignent partout, se coupent dans les cheveux, tondent sur la laine des moutons, brûlent au fer rouge sur le flanc des rennes dans le Grand Nord. Triomphe du Z, qui exclut les traîtres, les défaitistes, les pacifistes, les mauvais Russes suppôts de l’Occident, les derniers libéraux, tous ceux, une minorité, qui s’abstiennent courageusement de le porter.
À la lecture de ce livre, tout devient limpide pour nous Occidentaux peu ou pas frottés aux réalités russes, qui ne saisissons pas à quel point ce peuple paupérisé et fier de ses souffrances, jusqu’à se croire le rédempteur du monde, marche sur la tête quant à la guerre en Ukraine.
Avec quel enthousiasme, quelle force il applaudit au crime d’État, encense Poutine, s’arroge de son passé impérial le droit de ramener sous sa coupe un peuple-« frère » qu’il méprise, nie les horreurs de l’invasion et se noie avec rage dans le mensonge, le déni et la honte. « Un Russe véritable n’a jamais honte », a éructé le porte-parole du Kremlin dans un crescendo de haine pure. Honte à ceux qui ont honte !
Z comme Zombie est si riche de propos absurdes, de délires incendiaires, d’aperçus sur la folie qui s’est emparée par millions des esprits en Russie, il recense tant de narratifs glaçants pris sur le vif chez les pro-guerres de tous bords, qu’ils forment autant d’éclairages définitifs sur ce naufrage collectif de la Russie poutinienne.
Aussi, plutôt que de paraphraser le livre, j’ai choisi d’en extraire les passages les plus édifiants.
Tant il importe que la conscience européenne perde ses illusions sur un peuple belliciste à la dérive, sur lequel, la victoire ukrainienne en vue, nul ne pourra compter pour en finir avec un régime dont il est la victime complaisante.
D’abord, écrit Iegor Gran à propos des zombies innombrables qui pullulent en Russie, « aucune preuve concrète n’est capable d’ébranler leurs certitudes. » Il donne cent exemples de fake news et de bobards ahurissants passant dans la vulgate nationaliste pour des faits intangibles et « défiant la raison, mais qui permettent d’exprimer ce désir de barbarie qui les consume de l’intérieur » non moins que « leur jouissance d’être enfin libérés du carcan de la morale » et, ajouterai-je, de la vérité. « À croire que la propagande fait exprès de ne pas être crédible », commente Iegor Gran, stupéfait de tant d’amateurisme, de bêtise crasse.
« Comment continuer à vivre, se désole-t-il, quand, sous leurs airs affables, ceux que l’on croyait proches et que l’on croyait connaître, ne désirent rien d’autre que la guerre, adhèrent aux élucubrations sur “la chienlit nazie” et sur l’Ukraine qui les menace, justifient le bombardement sauvage des hôpitaux et des écoles ? » En vérité, n’est-ce pas l’Ukraine qui l’a cherché ? « La Russie veut la paix, toute cette agitation est organisée par l’Occident pour vendre des armes et faire oublier la crise du Covid. » Le zombie à qui l’on oppose que les Russes tuent des femmes et des enfants, vous demande « pourquoi les Ukrainiens restent comme des idiots sous les bombes plutôt que de se rendre ou de s’enfuir. Et la réponse : “Non, ce sont les Ukrainiens qui les tuent en tardant à les évacuer”. »
Pourtant, écrit Iegor Gran, « contrairement aux bonnes vieilles dictatures du vingtième siècle, il est facile aujourd’hui à un Russe de trouver des sources d’information alternatives. » YouTube, Wikipédia, Instagram, la BBC, France 24, sont en accès libre. Mais rien n’y fait. Le zombie se gave de propagande, « loin d’être une victime, il est le collaborateur actif de sa transformation. »
Du côté encore de ce Viva la Muerte généralisé, le zombie russe, nous apprend Iegor Gran, s’applique à lui-même le Test d’Abraham, prêt, pour prouver sa foi éperdue en la juste cause qu’est « l’opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, à sacrifier un fils, un parent. « Et quand un mois plus tard, on lui retourne son enfant sous forme de cadavre, il ne peut s’empêcher de se trouver superbe. »
« Dieu est avec nous ! » « Aux yeux des Russes, les preuves matérielles de leur prédestination et de leur unicité sont évidentes, à commencer par la démesure de ce territoire gorgé de ressources matérielles. » « Habités par la certitude d’être un phare dans le monde », les Russes vénèrent Pouchkine. « Il est notre Tout ! » « Et sa grandeur est une couronne de lauriers sur la tête de chaque Russe. » « Comment renoncer de son plein gré (sous-entendu quand on est ukrainien) à l’unicité de cette langue ? » C’est simple : « L’Occident déteste notre culture » clame Medvedev.
Bref, les Russes, à tous points de vue, historiquement, culturellement, métaphysiquement, sont un peuple unique, « conjuguant puissance et sens du sacrifice. »
Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Lénine, Staline : « les plus sanguinaires de leurs despotes sont les plus aimés. »
Et l’auteur de conclure : « L’histoire de la Russie est une vexation contre le monde entier. »
Développement logique de cet exceptionnalisme grand’russien : « Que pouvez-vous faire, voisins minables, face à une telle foi, à part vous incliner ? » « Couronnés de leur culture, de leur langue et de leur pseudo-histoire, les Russes ne comprennent pas pourquoi les petits peuples de la périphérie ne se soumettent pas spontanément. Ils doivent être dégénérés. »
Ainsi, au premier rang, l’Ukraine, cette sous-Russie provinciale peuplée de péquenots, « cette nation de merde », qui veut bannir le russe au profit du sabir ukrainien, et vivre mieux que nous, à l’européenne ! « Et voilà que ces pouilleux s’émancipent, prennent la grosse tête, nous narguent ! » Ces nabots se prennent pour des Européens ! Intervenir en Ukraine, c’est la sauver d’elle-même, du matérialisme occidental, de l’américanisation. Quasiment une intervention humanitaire ! D’où ce mot de Poutine en conférence de presse avec Macron, et à destination de l’Ukraine, deux semaines avant l’invasion : « Que ça te plaise ou non, ma belle, faudra que tu endures. » Texto !
Peu importe de « détester l’Occident tout en étant inféodés à la consommation de ses produits : la schizophrénie des Russes atteint une perfection. » Ne parlons pas des oligarques exilés dans les mansions fastueuses du Londonistan, sur la Riviera française, ou voguant sur leurs yachts en Méditerranée, ni des enfants de la Nomenklatura poutinienne inscrits dans les meilleures institutions occidentales. Résultat des courses : les Ukrainiens paient au prix fort l’éternelle schizophrénie russe entre occidentalisation, modernité et servitude séculaire. « Le peuple russe est venu au monde pour souffrir » disait Dostoïevski.
Merci à Iegor Gran pour ce voyage lumineux dans l’éternelle schizophrénie du peuple russe, que les Ukrainiens, nos frères européens, paient au prix fort, mais dont ils sortiront vainqueurs par les armes et l’esprit, et enfin libres.
Le Kremlin accuse les États-Unis de mener de facto une guerre indirecte contre la Russie.
La Maison-Blanche lui retourne le compliment.
Ce n’est pas la Russie que l’Occident cherche à diviser, cher tyran, mais bel et bien feu l’Empire des Russies et, au cas où personne ne vous aurait encore informé des dernières mutations historiques ayant refaçonné la géopolitique d’une planète en rémission, comment vous dire… hum… c’est déjà fait ?
L’Occident chercherait donc plutôt à entraver les plans expansionnistes d’un empire déchu, ce qui n’équivaut en rien à la scission de deux parties unies, mais à une opposition nette et catégorique à la fusion de deux parties distinctes, dont l’instigateur du processus dit de réunification souhaiterait parvenir à ses fins sans avoir obtenu a priori le consentement de l’autre.
En l’état actuel des choses publiques, l’Occident respecte la volonté du peuple ukrainien, la souveraineté de l’État ukrainien, l’intégrité de son territoire comme ce fut le cas dès 2014 lors d’une précédente agression de l’Ukraine commise par la fédération récidiviste de Russie : un crime prémédité contre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
En résistant à l’urSS blême comme ultime rempart d’une autre guerre polaire contre l’Impacifique, Zelensky nous aurait évité une Troisième Guerre mondiale en tant qu’il donnerait à la Chine un petit aperçu de ce dans quoi elle se serait embarquée si elle avait cramé le statu quo à Taipei. Nous sommes donc prêts à nous accorder sur le caractère inconséquent d’une incitation de l’OTAN à passer à cette vitesse supérieure que constituerait pour elle une confusion entre les notions d’alimentation et de cobelligérance se rapportant à un allié stratégique.
Il n’y aurait pas de cohérence à vouloir se positionner en bouclier contre une guerre du Pacifique II tout en cherchant à dire à ses alliés que, s’il est tout à fait normal, voire on ne plus humain, qu’ils rechignent à entrer en conflit direct avec Satan 2, ils doivent comprendre qu’il est désormais trop tard pour esquiver leur destin, que la guerre nucléaire mondiale, ils s’y sont défoncés jusqu’au cou, que Londres, Paris ou Washington seront bientôt vitrifiées pour avoir laissé Poutine bombarder Kiev, etc, etc.
Une fois encore, nous n’en voulons pas à Zelensky d’appuyer sur le nerf de l’intersubjectivité chaque fois qu’il remonte au créneau le shofar à la main. Hélas, trois fois hélas, nous souhaiterions qu’il réussisse, tel Israël sur un autre front non moins critique, à assumer son rôle d’empêcheur de basculer en rond, un rôle clé, fût-il second, dans un scénario catastrophe dont l’issue est censée nous épargner l’humiliation globale de l’effet domino.
Inutile de poursuivre dans la démonétisation du raisonnement analogique. L’extension du conflit russo-ukrainien ne se produira pas aussi longtemps que l’OTAN en aura décidé ainsi. Aussi éviterons-nous de voir dans le fait que Joe Biden reçoive à Washington la Time’s 2022 Person of the Year et décline son invitation au front, un signe de sénilité de la part d’Oncle Sam, ou de lâcheté — bigre ! — ou de tiédeur infâme vis-à-vis d’un allié agressé. La première puissance économique et militaire mondiale ne s’affiche pas dans un rapport d’égal à égal avec la deuxième puissance militaire et neuvième puissance économique. Pour découronner le tout, il n’est pas nécessaire que le président des États-Unis aille constater de visu des crimes dont il évalue l’ampleur et la nature avec d’autant plus de discernement qu’il n’a pas le nez collé dessus.
Et maintenant, à notre tour de bien nous faire comprendre… Nous ne laisserons pas Poutine affaiblir la suprématie géostratégique du monde libre en prenant en otages des populations dont les nations qu’elles composent deviendraient cruellement dépendantes des ressources énergétiques et alimentaires d’une Ukraine absorbée par la fédération de Russie. L’autocratie ne disposera pas d’un levier géopolitique ayant pour principale incidence la démolition du droit international et la déperdition thermique des droits fondamentaux sur un axe de Rota Fortunæ où ces derniers ont encore tant de conspirations à tramer contre la tyrannie des glandes totalitaires.
L’abrutisseur des relations internationales nous promet une guerre longue. Nous tiendrons la distance. Il y va de la crédibilité d’un modèle de civilisation envers lequel nos aïeux ont contracté une dette éternelle, — en langage hominien, on appelle cela un héritage.