Cet article nécessite un préambule : il se trouve que Georges-Olivier Châteaureynaud m’a dédié ce recueil – la preuve en page 7 de l’ouvrage… Ce geste d’amitié est émouvant pour la lectrice, et un peu gênant pour la critique. L’article que je vais rédiger sera-t-il sujet à caution ? Mon analyse pourra-t-elle être lue sans défiance ? Je vais l’affirmer tout de go : ces dix textes sont formidables, voilà le jugement de la dédicataire et celui de la critique.

Georges-Olivier Châteaureynaud est romancier et nouvelliste. Dans les deux genres, il met à l’œuvre une imagination flamboyante qui se déploie, cependant, de manière différenciée. L’écriture d’un roman est un travail au long cours, un labeur qui demande du souffle pour dessiner une arche, et qui induit que l’auteur va vivre avec ses personnages pendant des années. L’écriture d’une nouvelle naît d’un élan de sprinteur : une idée surgit, une situation, que l’on va développer sur quelques pages. Dans ces textes-là, courts, nécessaires, se révèle davantage la psyché de l’écrivain. Et plus encore : c’est dans les nouvelles que l’intime s’insinue vraiment. Intime transmuté bien entendu, même si apparaissent ici et là des motifs d’évidence, comme le chien Loufou dans la nouvelle « Ce qui tombe du ciel », chien qui apparaissait également dans le dernier roman de Châteaureynaud – A cause de l’éternité – mais dans un insert. L’écrivain Brumaire, projection de l’auteur, y racontait au coin du feu, comme il lirait une nouvelle, une histoire de pont du diable. C’est bien dans le court que court l’intime.

Châteaureynaud ne se dévoile pas. L’étalage, la confession, ce n’est pas sa pente. Dans ses nouvelles, il ne met pas à plat, il élève. Il bâtit des situations improbables, légèrement déviées de son quotidien, qu’il mène jusqu’au paroxysme. C’est de cette manière-là qu’il parvient à évoquer le deuil, l’apparente absurdité de nos existences, le désir. C’est de cette manière-là qu’il décrit notre monde contemporain ou à venir, en évoquant, par exemple, les attentats, le monde numérique et son emprise sur nos vies. A n’en pas douter, le regard de Châteaureynaud est celui d’un témoin ébahi, un peu inquiet. Un témoin du monde, et un témoin de sa propre vie. Regardons de plus près quelques textes de ce recueil.

Et commençons par le commencement, le moment où l’on n’est pas encore au monde. Dans « La Brocante mystique », un quinqua désabusé qui n’aime que le neuf, qui est tout entier projeté vers demain et après-demain, se retrouve à parcourir les allées d’un entrepôt de brocante. Dans un coffret ouvert par désœuvrement, et presque par inadvertance, il trouve une photo de ses parents. Sa mère y apparaît enceinte, il est donc présent lui aussi sur le cliché. C’est la seule photo où la « famille » s’est trouvée réunie. Les parents ont divorcé, la mère du protagoniste n’a conservé qu’une photo du père, avant la naissance de l’enfant. A cinquante ans passés, le protagoniste se surprend à gratter sur la photo découverte dans le coffret le ventre de sa mère, comme pour s’en extraire. Dans son autobiographie La Vie nous regarde passer, Châteaureynaud a raconté son enfance d’enfant de divorcés. Dans « La Brocante mystique », il amplifie le motif personnel, et le retourne : « Courir les brocantes n’était pas mon genre. Je n’ai jamais eu le goût des vieilles choses. » Voilà un mensonge qui sonne comme une vérité établie. Châteaureynaud a été brocanteur dans ses jeunes années. Ni autobiographique ni strictement fictionnelle, cette nouvelle se joue de la vraie vie pour fantasmer une photo où la famille – père, mère et fils – serait réunie. 

Chez Châteaureynaud, l’idée de cocon est primordiale. Le ventre de la mère, par exemple, comme dans la nouvelle citée précédemment. Et tout ce qui peut être abri. La voiture, la chambre, la maison. On n’est bien qu’à l’intérieur. Dans « Ce qui tombe du ciel », une tête arrachée à son corps atterrit dans la voiture décapotable du narrateur. Si la capote avait été levée, ou si la voiture n’avait pas été une décapotable, le narrateur aurait passé tranquillement son chemin. Mais le narrateur était à découvert… De retour chez lui, la tête est posée dans l’évier, puis dans le bidet. Le mystère et l’effroi sont entrés dans la maison. La maison qui devrait être le plus sûr refuge. Et dans la maison, refuge dans le refuge : la chambre. Dans « Les miroirs ferment mal », Germinal, jeune auteur fantastique reconnu, est accueilli en résidence d’écriture dans un manoir sis au cœur d’une forêt. Et sous le double couvert de la forêt et du toit du manoir, la chambre que l’on attribue à l’écrivain. Ainsi protégé, rien ne devrait pouvoir tomber du ciel pour déranger Germinal. Il se sent tout à fait à l’aise, surtout lorsqu’il découvre le beau bureau « massif et noir, tendu de cuir patiné, [recelant] en ses flancs d’innombrables tiroirs profonds comme les cales d’un galion. » Ce bureau-là ressemble comme deux gouttes d’eau à celui sur lequel Châteaureynaud écrit. Germinal se croit tranquille, mais bien entendu, quelque chose, quelqu’un, va passer toutes les barrières pour s’insinuer dans sa chambre et venir le troubler. « Oh Big data », nouvelle sous-titrée « La rectification », dépeint une société où les destins personnels sont gérés par une autorité centrale. Il arrive qu’il y ait des erreurs. Le personnage principal se nomme Innocent, et l’on vient lui signifier qu’il a vécu jusqu’à présent une vie qui n’était pas la sienne. Il va devoir quitter son travail, et s’installer dans une HLM avec une femme tout juste veuve et une adolescente. Ce changement va lui permettre de trouver son cocon, sa pièce à lui : un atelier de peintre situé tout en haut de la tour, inconfortable, mal chauffé, doté d’un mauvais canapé. C’est là qu’il va s’épanouir, se trouver. 

Plus encore que dans tous les recueils précédents, Ce parc dont nous sommes les statues offre des textes qui sont des projections autobiographiques amplifiées. Châteaureynaud met en scène des personnages qui lui ressemblent, à qui il arrive des aventures proprement extraordinaires. « Cauchemar ou réalité, tout ce qui nous advient nous somme de le gérer » écrit-il. Ce « nous » est un « je » de jeu, une variation des possibles. Pour que la projection prenne corps, l’auteur joue sur les doubles. Dans « Ego, Ariel et moi », on peut acquérir un robot à sa propre image. Le jour de la livraison du robot, le vertige prend forme : « On sonna. J’ouvris. C’était bien moi. » Oui, c’est bien lui, le personnage de la nouvelle dédoublé en robot, et l’auteur projeté dans le personnage. L’emploi de la figure du double culmine dans la nouvelle « Portable ». Le narrateur perd son téléphone, s’en trouve libéré, puis acquiert un nouveau smartphone, avec un nouveau numéro. 

« Au bout du compte c’était à peu de choses près le même appareil que j’avais perdu au théâtre. Et justement, comme je repensais à ce vieux serviteur égaré, l’idée me visita de l’appeler. Sans but, par jeu. Un après-midi, je m’en souviens très bien, forcément, je l’appelai, je m’appelai. »

A partir de cette situation presque banale, et de ce réflexe parfaitement compréhensible – composer son propre numéro – s’enchaînent des événements dont le narrateur est le jouet candide et désemparé. Aurait-il un sosie ? « Puisqu’il ne pouvait être moi (moi seul étant moi, en principe !) il n’était que mon sosie. Force me fut de reconnaître que cette ressemblance était bouleversante. » Le jeu de cache-cache entre l’ancien et le nouveau propriétaire du téléphone perdu devient le socle d’une réconciliation. Le double accomplit les devoirs civilisationnels – fleurir les tombes – que le narrateur néglige. Ce texte-là, le plus impressionnant sans doute du recueil, le plus sensible, éclaire pleinement l’idée que « cauchemar ou réalité, tout ce qui nous advient nous somme de le gérer. » Il ne suffit pas faire avec, de s’accommoder d’un destin ou d’un fatum, il faut prendre les situations à bras-le-corps. Les personnages de Châteaureynaud ne sont, a priori, pas armés pour faire face. Mais quelque chose, toujours, les force à affronter un réel contre lequel ils refusaient de se cogner. Ce « quelque chose », motif du fantastique, tord la banalité d’une vie plane acceptée pour mettre l’humain face à sa condition, et le pousser à se dépasser. 

Le talent de Châteaureynaud ne repose pas seulement sur sa formidable imagination et son art de tordre le réel. Les nouvelles de ce recueil démontrent aussi sa faculté à évoquer de manière contemporaine les mythes grecs – « C’était écrit » est un texte qui évoque Ulysse et son périple, par exemple. Les prénoms féminins puisent souvent aux sources latines. L’écriture en elle-même est de facture néo-classique, imparable sur le rythme, ironique sur le ton. Les personnages et les narrateurs de Châteaureynaud sont plutôt mélancoliques. Ils agissent et se regardent agir avec distance, et l’humour léger du style rend plus prégnante encore leur trajectoire. La nouvelle qui clôt le recueil évoque la condition de l’écrivain, qui ne trouve de justification que dans la postérité. Pourtant, c’est bien l’homme d’ici et de maintenant, dans sa vie banalement quotidienne brusquement bousculée, que Châteaureynaud explore. Il parle de lui, et de nous. Le recours au fantastique quotidien est une manière élégante d’en appeler à nos propres sursauts, et de prouver notre force. 


Georges-Olivier Châteaureynaud, Ce parc dont nous sommes les statues, nouvelles, éd. Grasset, octobre 2022, 208 p.

Un commentaire

  1. Etant plutôt à la recherche de la dimension spirituelle dans les oeuvres de nos auteurs contemporains, je suis un peu dec,ue de cette collection que vous nous avez presentée – mais quand même un peu curieuse de cet élement de « tout ce qui nous advient nous somme de le gérer », ce qui en effet implique que tout ce qui nous arrive n’est pas un hasard …

    Merci et amitiés de la Suède!
    Maja