Ils se connaissent bien, Châteaureynaud et Haddad. Ils se sont rencontrés au lycée, et ne se sont jamais quittés. « Nous avons œuvré jusqu’à ce jour dans une mitoyenneté spéculaire » écrit – superbement – Hubert Haddad dans sa préface. Dans Nouvelles d’un front, nous retrouvons le Châteaureynaud nouvelliste, et découvrons le Haddad peintre et dessinateur. « Quand [Hubert] peint, son monde ne m’est jamais étranger » écrit Châteaureynaud. On ne saurait dire qui illustre qui, celui-ci les œuvres picturales avec ses mots, celui-là les textes de son ami avec ses couleurs. 

Les deux nouvelles s’intitulent « Le seul mortel » et « Le Clairon du 146e ». Les deux textes ont pour arrière-fond la guerre, et mettent en scène des soldats que l’on ne voit jamais au front, mais plutôt au bistrot, au bordel, ou en promenade. La guerre est un état de fait, on y est allé, ou l’on va y aller. La guerre est seulement évoquée sous l’angle d’un désordre terrifiant : les trois mille morts d’un régiment entier – sauf le Clairon –, les exactions en opération, ce genre d’abominations. Ce que Châteaureynaud présente à son lecteur, c’est le soldat au repos, en attente de départ pour le feu, en permission. Le soldat détendu, pourrait-on dire. 

Mais la guerre, c’est la mort. Le décor guerrier est utilisé ici pour appuyer là où ça fait mal : « à la paix comme à la guerre, tout le monde meurt un jour ou l’autre. » Après une nuit d’amour avec Lalena, le soldat François s’aperçoit que sous son téton gauche est apparu une espèce de tatouage bleu, mais qui va changer de couleur selon son humeur. Un mot : mortel. Gravé dans la chair à l’encre bleue, ineffaçable. François porte inscrite sur son corps la malédiction de tout le genre humain. Le Clairon, lui, est un rescapé. François était « le seul mortel », le Clairon semble le seul immortel. Il a traversé les combats et s’en est toujours sorti indemne, les trois mille hommes de son régiment d’infanterie sont morts, on les a remplacés au fur et à mesure, et personne n’est sorti vivant de ce turn-over. Sauf lui, le Clairon. Quel est son secret ? 

La mort est féminine. L’amour donne la mort. Disons qu’il rend vulnérable. Le tatouage apparu comme par magie sous le sein de François en est une preuve quasi formelle. Une pute vêtue de rouge, ressemblant à la femme aimée, incarne la mort annoncée pour le Clairon. Le soldat qui a laissé sa place au Clairon dans la file d’attente devant le BMC devient pour un temps invulnérable… Ces deux textes, basés sur l’immuable dualité eros-thanatos, se jouent du concept-même : ici, sans eros, pas de thanatos, et dès que l’eros entre en jeu, thanatos gagne. 

Les œuvres picturales d’Hubert Haddad choisies pour illustrer ces deux nouvelles jouent sur la couleur, la pâte, et la disposition. Des polyptiques sombres décomposent une condition humaine absurde, tandis que des bleus de lapis-lazuli combinés à des ors éclatants renvoient aux plus belles heures de la peinture siennoise, et à une confiance tranquille dans l’après de la mort. Figuration libre, néo-expressionisme, nouvelle figuration, mais surtout reflet pictural des interrogations – des certitudes – de Hubert Haddad sur notre condition de vivants et de mortels, les dessins et peintures proposés dans ce recueil se marient exactement avec les textes. 

Car il y a là du mystère en tentative d’élucidation. Et plus encore. Hubert Haddad, dans sa préface, évoque « le sentiment de partager chacun une part du secret ». Ce secret, c’est sans doute la réponse à la question absurde : pourquoi sommes-nous là ?, et si nous sommes là, pourquoi devons-nous mourir ? Georges-Olivier Châteaureynaud et Hubert Haddad, en frères d’art et d’interrogation, nous offrent ici un pan de leurs dialogues secrets. A lire à et regarder. 


Nouvelles d’un front, deux nouvelles de Georges-Olivier Châteaureynaud, dessins et peintures de Hubert Haddad, éditions du Contrefort, avril 2022, 60 pages.