On se souvient que la première greffe de visage, et dans une moindre mesure la première greffe des mains, avaient soulevé des questions éthiques que le don d’organe ne soulève plus depuis longtemps. Un cœur, un rein, une cornée, ne se voient plus une fois transplantés. L’intégrité physique du corps du receveur semble préservée : c’est bien le même homme, la même femme, guéri(e), sauvé(e). Les mains, le visage, signent une personnalité et un caractère. On ne lit plus l’avenir dans les mêmes paumes – les recours magiques ont la peau dure – et l’on déchiffre un autre sourire sur une physionomie. Qu’est-ce qui fait que l’on est soi ? Que l’on nous reconnaît – et que l’on se reconnaît – comme tel ? L’apparence physique, et ce qu’il y a dans notre tête.

A Turin, le neurochirurgien Sergio Canavero a en projet de transplanter la tête d’un patient sur le corps d’un autre. Il en appelle à la fortune de Bill Gates pour tenter l’expérience qui, selon lui, ne nécessite que quelques millions de dollars et des instruments aux lames plus tranchantes que ceux utilisés habituellement en chirurgie. Canavero, dans un entretien à Paris-Match en date du 27 février 2015, pense que l’opération sera possible dans les deux années qui viennent, parle d’ouverture sur la vie éternelle, et détourne la question éthique : il pose le « problème » uniquement du point de vue de la position sociale, les vieux milliardaires ayant plus de chance de devenir éternels que… nous autres. On attend la réponse de Bill Gates.

Hubert Haddad est un romancier dont l’œuvre, depuis toujours, puise au plus profond de la psyché. Son souffle romanesque, il va le chercher, depuis ses tout débuts, aussi, dans l’immédiateté du temps. En 1975, lorsqu’il publie La Cène, l’accident d’avion survenu dans la Cordillère des Andes est encore dans toutes les mémoires : pour survivre, on mange de la chair humaine. En cette rentrée littéraire de 2015, l’un des deux romans qu’il offre aux lecteurs (l’autre étant , un roman d’inspiration japonaise, également chez Zulma) s’intitule Corps désirable, et anticipe sur l’opération que prévoit de réaliser le professeur italien Sergio Canavero.

Cédric Allyn-Weberson est le fils de Morice Allyn-Weberson, magnat de laboratoires pharmaceutiques. Le fils a rompu toute relation avec le père depuis la défenestration de la mère, et signe des chroniques engagées contre les trusts de la pharmacie et les mafias de la finance sous le nom de Cédric Erg. Il vit une passion amoureuse et sensuelle avec Lorna Leer, grand-reporter, dont le nom rappelle subtilement celui de Dora Maar. Un accident sur un bateau, au large de la Grèce, le laisse tétraplégique, tête pensante dans un corps mort. La fortune et les accointances du père permettent l’impossible : la tête de Cédric reçoit un corps jeune et vigoureux. L’opération est effectuée dans le plus grand secret par le neurochirurgien Georgio Cadavero. Et l’opération réussit. La connexion de la moelle épinière se fait sans encombre, la convalescence est longue et rude, mais enfin, ça marche. Techniquement, ça a marché.

Un tel argument pouvait se prêter à un thriller médical quelconque, aux signatures interchangeables. Hubert Haddad s’empare du thème selon sa pente, littéraire et essentielle, pour élaborer une fiction qui touche à l’ontologie et à la tragédie. Tout part de Grèce, et tout finit en Sicile, cette Grèce en miniature.

Le miroir de la salle d’eau ne manquait toutefois pas de lui rappeler quel monstre clinique il était devenu. Mais il vivait, par prodige. À cette heure bénie d’une fin de matinée dans les jardins du Luxembourg, relativement autonome, il lui semblait que sa survie était comme une aube à l’embouchure d’un fleuve. Ce qui pouvait lui arriver maintenant n’excèderait jamais la tragédie vécue. (p. 120)

Qui est le donneur ? Qui est le receveur ? La tête reçoit-elle le corps, ou le corps la tête ? C’est bien Cédric qui pense et s’exprime, mais l’hybride recomposé, devenu entité, est-il encore Cédric ? Le cerveau n’est pas seul à abriter notre « être ». Nous disposons aussi d’un système nerveux entérique. Nous avons des neurones dans l’intestin, « ce fameux second cerveau cœliaque dont on ignore encore le spectre d’influence » (p.122). Et l’amante, lorsqu’elle chevauche le corps de l’être aimé, aime-t-elle la tête de Cédric et ce qui se joue à l’intérieur ? Ou jouit-elle du nouveau corps, jeune et ferme, et de sa nouvelle odeur ? Et ce corps, d’ailleurs, d’où vient-il ? A qui appartenait-il ? Un tatouage sur son bras étranger et désormais sien conduit Cédric en Sicile, à la rencontre d’une autre amante, veuve, chevauchant à nouveau un corps qu’elle croyait mort. Le corps, seul désirable.

Hubert Haddad effleure sans s’y arrêter les attendus du motif : il court de ces légendes contemporaines sur les transplantations cardiaques, par exemple, qui voudraient nous faire croire que les souvenirs du greffon s’implantent dans les souvenirs du receveur. La mémoire du corps, chez Haddad, est moins importante que la perte de sens dans la tête première. La décollation trace son fil rouge tout au long du texte : on y trouve une allusion à Eugène Weidmann – le dernier condamné à avoir été décapité en France en place publique – ; on détaille le drapeau de la Sicile, qui arbore une tête de Méduse ornée d’épis de blé, entourée de trois jambes en mouvement, et rappelant étrangement le triskèle celte ; on entend Cédric parler de lui comme de « l’homme à la tête coupée » (p. 123), Van Gogh sacrifié sur l’autel de l’obstination paternelle. La cicatrice autour du cou de Cédric est une boursouflure qui ne parvient pas à réconcilier la tête et le corps, la tête de l’un et le corps de l’autre, le corps de l’un et la tête de l’autre. Cédric ne devient ni l’un ni l’autre, et c’est Apollinaire qui a le dernier mot :

Adieu Adieu
Soleil cou coupé

Corps désirable est aussi un conte gothique – on songe, bien entendu, à Frankenstein. Le gothique contemporain d’Haddad prolonge les aspirations et les inquiétudes du Prométhée moderne de Mary Shelley. Les réanime. Ou les ranime. C’est avant tout la question de l’identité qui est posée dans ce roman. La scène inaugurale, magistrale, se déroule dans le bar de l’Hôtel de la Solitude. On propose à Cédric Allyn-Weberson de lui racheter son nom. Ce n’est qu’un rêve. Cédric se réveille chez lui, rue du Regard. Où nous réveillerons-nous ? Et quand, de ce profond sommeil ? Voilà la question que pose l’œuvre entière d’Hubert Haddad.


 

NB : le titre de cet article est emprunté à Georges-Olivier Châteaureynaud qui a publié un roman intitulé Le Corps de l’autre (Grasset, 2010) dans lequel un vieux critique littéraire aigri se retrouve inexplicablement dans la peau d’un jeune délinquant.