Le ministre de la Défense, Oleksii Reznikov, est moins menacé que le président Zelensky ; mais les services ukrainiens ont, il y a peu, déjoué une tentative d’assassinat, en plein Kyiv, contre lui ; et c’est dans un lieu secret qu’il reçoit, ce matin, ses visiteurs.
Un officier d’ordonnance nous attend au bout d’une longue allée, très verte, très arborée ; il a juste le temps de nous mener jusqu’à un plan d’eau, sorti d’un paysage de Taras Chevtchenko, où le dernier homme que l’on s’attend à rencontrer est le chef d’une armée en guerre ; et le voilà qui surgit, presque ponctuel – tête rasée et ronde qu’allonge un bouc blanc bien taillé, yeux rieurs, silhouette filiforme qui se déhanche pour la photo de groupe que nous faisons avec l’ordonnance et Iryna Zolotar, sa conseillère. Aussitôt, le mot pour rire :
« Alors, vous êtes revenus pour la victoire ? »
Et, sans tarder, une salle de réunion aux fenêtres obturées par des sacs de sable, un déjeuner improvisé – et la conversation s’engage.
Son histoire ? son passé ?
Il s’esclaffe.
« Pas de passé. J’étais avocat. Spécialiste en arbitrage. Et jamais de ma vie je n’aurais imaginé me retrouver un jour ici, à la tête d’une des meilleures armées du monde. »
N’a-t-il pas fait équipe avec Vitali Klitschko, maire de Kyiv ?
« Oui. C’était au lendemain du Maïdan. La révolution de la dignité. Mais savez-vous de quoi je m’occupais ? L’Eurovision. La Ligue des champions. Et le vote électronique. Pas très militaire… Au bout de deux ans, j’ai arrêté. Je suis revenu à ce qui m’intéressait vraiment. La plongée sous-marine. Les livres de Jules Verne et de Jack London. Les films américains pour apprendre l’anglais. Mes racines juives par mon père. Et ma firme d’avocat. »
Zelensky alors ? Quand l’a-t-il rencontré ?
« L’ancien président Kuchma m’avait associé à la délégation ukrainienne à Minsk. Il me le présente. Le courant passe. Le nouveau président me confie le portefeuille du Donbass occupé. Puis, peu après, je l’accompagne à Louhansk et, de but en blanc, il me propose la Défense…
– Alors ?
– Alors, je tombe des nues. J’en parle à ma femme qui éclate en sanglots. Et j’explique au président qu’à part mon service dans l’armée soviétique, où j’ai fini sergent, je n’ai aucune expérience militaire. Quelques mois passent. Il revient à la charge. Et, comme on ne dit pas deux fois non à Volodymyr Zelensky, je finis par accepter. Le 4 novembre 2021, le Parlement valide ma nomination. Et me voilà, à l’aube de cette guerre, chargé de la défense de mon pays. »
Je pense à la réputation faite à Zelensky d’être un chef de clan, s’entourant d’hommes de sa génération et qu’il connaît bien ; il semble lire dans mes pensées.
« Vous me direz que, comme mon père et ma mère étaient des acrobates, on a ce côté artiste en commun… »
Il rit.
« Non. Je blague. Le fait est que, un an après, je n’ai toujours pas la moindre idée de la raison qui m’a valu d’être mis à ce poste. » Il semble réfléchir.
« Peut-être parce que la loi exige que ce soit un civil. Peut-être aussi parce qu’il voulait mettre à profit mon expérience de juriste pour réformer le ministère, mettre fin aux abus, équiper nos troupes en prévision de l’attaque que nous sentions venir et, le moment venu, comme aujourd’hui, négocier la reddition des soldats russes. Je ne sais pas… »
La vérité est que ce faux modeste est l’homme à qui son homologue biélorusse transmit, deux jours après le début de la guerre, de la part du ministre de la Défense de Poutine, une offre de capitulation et qui eut l’esprit de répliquer : « je suis prêt à accepter la capitulation de la Russie. »
La réalité c’est que, du chef d’état-major Valerii Zaluzhnyi au patron de la marine, l’amiral Oleiksi Neizhpapa, en passant par les généraux Syrskyi (héros des batailles de Kyiv et de Kharkiv), Mirhorodskyi (forces d’assaut aérien) ou Deyneko (unités d’élite des Border Guards), cet homme qui fait la guerre sans l’aimer et sans l’avoir voulue est intarissable sur le rôle, le style et les hauts faits de chacun.
Et lorsque je lui parle de mon travail en cours, des zones que je suis venu filmer et des unités qu’avec mes camarades Marc Roussel, Gilles Hertzog et Olivier Jacquin nous souhaitons suivre, je réalise qu’il les connaît sur le bout des doigts – là, il rentre d’une inspection sur le front ; ici, il a veillé à l’évacuation d’un blessé ; et, là encore, il est allé décorer un Brave.
Le déjeuner se termine sur l’évocation de ce trésor français qu’est, selon lui, le canon Caesar.
« Savez-vous, dit-il, que c’est le meilleur canon du monde ? »
Puis, comme s’il confiait un secret : « un Caesar de plus égale mille morts ukrainiennes en moins ! »
Et, pince-sans-rire : « les Danois en ont acheté dix-neuf, que la France s’apprête à livrer – ne peut-on leur expliquer qu’ils en ont moins besoin que nous, les Ukrainiens ? »
Les Caesar, à l’heure où j’écris, semblent en route pour le Donbass.
Et malgré les bombardements, à cet instant même, sur Kyiv et toutes les villes d’Ukraine, le ministre Courage ne doute pas de la victoire.
La guerre est décidément chose trop sérieuse pour être laissée aux seuls militaires !