Si vous n’avez rien compris au métavers, ce roman est pour vous.
Son auteur, Nathan Devers, est un jeune philosophe, auteur, à 20 ans, d’un essai sur la pensée juive.Il a, l’année suivante, en 2020, donné un premier roman, Ciel et terre, auquel j’avais consacré un Bloc-notes.
Mais ce roman-ci, Les Liens artificiels, publié chez Albin Michel et sur la première liste du Goncourt, n’a pas que des vertus littéraires puisqu’il prend à bras-le-corps ce phénomène énorme, fou et, pour moi en tout cas, énigmatique qu’est donc le métavers.
C’est l’histoire de Julien Libérat, un musicien paumé, en panne d’inspiration.
Il tombe sur un jeu vidéo, conçu par un mini Google français, où il est proposé à qui veut d’animer un avatar et de lui faire la silhouette, le visage, la biographie de son choix.
Le jeu consiste à lancer ce double de soi dans un univers parallèle – l’inventeur de la plateforme, Adrien Sterner, dit un « Antimonde » – qui a cette double propriété : reproduire le monde réel, tel un Google Earth incarné, jusque dans ses plus infimes détails et être, à la différence du monde d’origine cadenassé par des règles d’impossibilité et des principes de réalité, un immense jardin des délices où tout, absolument tout, est soudain à portée de clic.
Mieux encore – et c’est un autre coup de génie du diabolique Sterner – cet univers est ainsi fait que l’on y croise des créatures de rêve, des stars, des people et quand on est lui, Julien Libérat, musicien raté et amer, un avatar de Serge Gainsbourg qu’un autre joueur, à l’autre bout du monde ou, qui sait ? à quelques rues de là, a doté, intelligence artificielle aidant, d’un stock de mémoire : non seulement toutes les chansons, mais tous les propos tenus, de son vivant, par le Serge Gainsbourg de chair et d’os.
Les avatars parlent aux avatars.
Les avatars interagissent avec les autres avatars.
Les avatars, pour peu qu’ils convertissent leurs maigres euros gagnés dans la vie réelle dans une cryptomonnaie, le cleargold, qui n’a d’usage que dans cet avatar de monde, peuvent s’offrir un avatar d’appartement à New York ; inviter un avatar d’amoureuse dans l’avatar du plus beau restaurant de la planète : prendre un billet First sur Air Caraïbes ; acheter le droit d’humilier Boulledehaine ou de tuer GoldenHeart ; louer, pour se protéger des avatars vengeurs qui viendraient le tuer à son tour, les services d’une armée de bodyguards avatarisés ; assassiner Donald Trump ; échapper aux services secrets lancés alors à ses trousses ; et devenir ainsi, pourvu qu’il ait aussi de l’esprit et compose un mystérieux Manifeste tournant en dérision l’Antimonde et la virtualisation des rapports sociaux, un mélange de James Bond et de Victor Hugo.
Très vite, le vrai Julien Libérat trouve sa vraie vie, comparée à celle de Vangel, son double, tragiquement insipide.
Il ne vit, et ne donne encore de vagues cours de piano, que pour acheter, dans la contre-vie, d’autres merveilleux droits et passe-droits.
Quand l’idée lui vient que cette vie alternative offre des joies abstraites, irréelles et qui ne peuvent qu’attiser en lui le regret des bonnes vieilles jouissances que procurait aux heureux du monde la vie numéro 1, il s’offre la panoplie de l’anti-humain vendue en kit par le mini Google et composée d’un casque branché sur Bluetooth, d’une dizaines de capteurs infrarouges à disposer autour de son ordinateur et d’une combinaison haptique en latex dotée d’un moteur vibrotactile permettant à l’utilisateur de ressentir ce que ressent son fantôme.
Et c’est ainsi que, doté de cette seconde peau transformant le virtuel en réel, il met peu à peu son corps de chair au repos, le réduit à une vie infime tout juste bonne à générer le minimum d’énergie physique que consomme son autre vie et finit, enveloppe devenue superflue, par se défenestrer en direct sur les réseaux sociaux.
Le chroniqueur verra dans cette fable l’accomplissement d’un scénario dont quelques mauvais plans récents (télé-réalité, règne des réseaux sociaux, remplacement des amis par les followers et de l’amour par le like, Covid et confinement) avaient fourni l’esquisse.
Les esprits sensibles au fait religieux y retrouveront la marque d’une tentation gnostique considérant le corps, pour de bon, comme une prison (ou un inutile fardeau) dont un Sterner christique, lecteur de la Bible, des Évangiles et de saint Augustin offre de s’évader enfin.
Et, quant aux philosophes, ils n’auront pas de mal à reconnaître dans ces profils d’adolescents psychopathes, hypnotisés par leurs écrans et réduits, dans la vie réelle, à l’existence infime et, à la fin, consumée des « hikikomori » japonais reclus dans le deepweb, le visage de la post-humanité, contemporaine de « la fin de l’Histoire », dont Alexandre Kojève prédisait qu’elle serait semblable à une immense ferme aux animaux mis en batterie.
C’est pour ces raisons que le métavers peut s’imposer.
C’est parce qu’il porte à leur paroxysme ces tendances lourdes de notre époque, et des époques qui l’ont précédée, qu’il peut triompher de nos incrédulités.
Mais c’est aussi pour cela qu’il est peut-être l’autre nom d’une catastrophe métaphysique dont on commence à peine de mesurer la portée anthropologique et morale.
Suicide de l’humanité, mode d’emploi ? Selon Devers, métavers.