Mark Zuckerberg a annoncé la mise en ligne prochaine d’un univers virtuel – un métavers – parce qu’à l’évidence Facebook ne suffit plus, et n’est plus fréquenté par les jeunes générations. Le réseau a d’ailleurs changé de nom, et s’appelle à présent Meta. Nathan Devers, dans Les Liens artificiels, concrétise le projet et va confronter deux vies, celle du grand architecte et celle d’un petit utilisateur. Adrien Sterner est le patron avisé de l’entreprise Heaven, créateur du métavers l’Antimonde. Julien Libérat est prof de piano et artiste raté, inconsolable depuis sa rupture avec May, accro au scrolling, évoluant dans le métavers sous le nom de Vangel.

Voilà un roman au décor très contemporain. Le métavers n’est pas une idée neuve, quelques tentatives ont déjà vu le jour, qui toutes ont dû cesser leur activité faute de combattants. L’heure n’était pas venue. Nathan Devers prend ancrage dans la réalité immédiate : son personnage Adrien Sterner pense qu’il est temps à présent, après l’expérience du confinement et les apéros virtuels, de lancer l’Antimonde. Il ne se trompe pas. Dès l’annonce de l’ouverture du site, gratuite, les internautes s’inscrivent, créent leur avatar, et vivent une vie de substitution dans l’anonymat. L’Antimonde de l’entreprise Heaven a pour particularité de reproduire exactement le monde tel qu’il est. Le partenariat avec Google s’avère primordial : chaque rue de chaque ville, chaque chemin de chaque campagne, est reproduit avec fidélité dans ce monde virtuel selon les données de Google Earth. 

Le roman est bâti sur trois vies parallèles. Celle d’Adrien Sterner, que l’on voit évoluer dans la réalité des murs de son entreprise-bunker. Il malmène – maltraite – ses employés, se conduit comme un patron-tyran, est habité par une conception mystique de l’Antimonde basée sur l’Apocalypse de Saint Jean et la Jérusalem céleste. Celle de Julien Libérat, confiné volontaire dans un appartement minable de Rungis, passant ses jours et ses nuits à faire évoluer son avatar dans l’Antimonde. Et celle de Vangel, l’avatar créé par Julien Libérat, un type au physique ingrat, poète polémiste qu’Adrien Sterner va transformer en star dans cet univers virtuel. 

Le roman se lit comme un livre d’aventure, il y a du suspens, de l’humour plus que de l’ironie, des rebondissements, des meurtres, On y croise même Serge Gainsbourg. Mais Nathan Devers est agrégé de philosophie, et il ne l’oublie pas. Sous l’évidence du roman à prégnance contemporaine, à peine futuriste, affleurent les questions essentielles et référentielles. Quel est ce besoin de créer un monde qui n’existe pas mais qui ressemble au monde ? Le seul appât du gain, la seule référence capitaliste, ne sont pas des réponses. Adrien Sterner se prend pour Dieu, et Julien Libérat, dans la peau d’un Vangel virtuel, dans le nom duquel on entend « ange », accepte les missions qui lui sont assignées, assassiner le président des Etats-Unis, par exemple. La réussite sociale et financière dont il jouit dans le métavers ne le console pas du ratage de sa vraie vie. De toute façon, sa notoriété de poète, Vangel la doit au bon vouloir du démiurge Sterner, pas à la qualité de ses vers. Si des millions de gens assistent, dans le roman, à la retransmission par BFMTV des obsèques d’un avatar nommé Vangel, souvenons-nous que dans la vraie vie, en 1885, dans un Paris bien moins peuplé qu’aujourd’hui, deux millions de personnes, de vraies personnes, assistèrent aux funérailles de Victor Hugo. Ça, c’est la réalité. 

Le métavers des Liens artificiels n’est pas la réalité virtuelle des jeux vidéo. Les petits Sims qui s’agitent dans l’Antimonde, parce qu’ils sont projetés dans un monde grandeur nature reproduit fidèlement, sont plus que des avatars, ils sont des incarnations outrées, démesurées, de pâles petits humains rivés à leur écran ou sanglés dans leur combinaison sensorielle. C’est là que le roman de Nathan Devers prend tout son sens : en allant au bout de la logique, en dévoilant au lecteur, dès l’introduction, que Julien Libérat se suicide en direct sur les réseaux en se défenestrant, il inverse l’idée de la chute : Julien est vainqueur, parce qu’il décide de son sort, reprend donc le pouvoir sur sa propre vie, et provoque sans doute la fin de Sterner, qui s’effondre au cœur d’une Jérusalem enneigée, réelle mais reflétant la cité céleste. 

Le leitmotiv du roman est l’expression « ensemble et séparés », sorte d’oxymore symbolique de la postmodernité. Le vocabulaire utilisé dans le métavers est basé sur la négation du réel, par l’utilisation des préfixes « anti » et « contre » : Antimonde, anti-moi, contre-journalisme… Mais les liens tressés dans ce roman sont-ils réellement artificiels ? Bien entendu, les péripéties qui se déroulent dans le métavers sont virtuelles, mais sont-elles pour autant artificielles ? Et la relation tissée entre Adrien Sterner et Julien Libérat via l’avatar Vangel, est-elle artificielle ou essentielle ? Nathan Devers s’appuie sur les possibilités technologiques d’aujourd’hui et la réalité de demain pour interroger le sens de la vie, si elle a un sens. 


Nathan Devers, Les Liens artificiels, éd. Albin Michel, 17 août 2022, 336 p.

Un commentaire

  1. Est-ce que c’est vaiment différent des sections commentaires qu’il y a dans les journaux, par exemple le Jerusalem Post? Ici les gens, la plupart sous pseudonyme, se rencontrent chaque jour pour discuter des articles et critiquer ou « liker »/ »non-liker » l’un l’autre. C’est prèsque comme une famille artificielle! Et on se demande pourquoi on investit ce temps dans la communication avec des étrangers … mais c’est quand-même fascinant! Je crois que si l’on est une personne bien intégrée, on ne change pas sa personnalité dans ces circumstances, c’est plutôt comme une expansion de notre vie, si vous voulez … Alors, est-ce tellement différemt de ce truc avatar? J’e n’en suis pas sûre …
    Amicalementde la Suède,
    Maja