Ils sont bien peu nombreux les textes qui, comme La Vie clandestine, parviennent à mettre en évidence à la fois la nécessité de l’écriture et celle de la lecture. Monica Sabolo n’écrit pas un roman, mais deux récits entremêlés qui se nourrissent l’un l’autre alors que rien, objectivement, ne devrait les faire converger. Le livre nous parvient sous la canonique couverture de collection blanche de Gallimard. Il se dévore, le souffle coupé par des enchaînements qui vont de soi dans le déroulement du texte, et avec quelle limpidité !, mais ce que le lecteur – la lectrice, en l’occurrence – voudrait aussi pouvoir tenir en main, c’est le carnet noir où l’autrice a pris ses notes durant tous les mois de la préparation : on y trouve la documentation, les comptes-rendus des rencontres, les réflexions, les souvenirs d’enfance soudain resurgis, et quantité de feuilles volantes pliées, froissées, qui gonflent le carnet et montrent à quel point le texte a surgi d’un chaos. J’aimerais demander à Monica Sabolo qu’elle publie une photo de ce carnet. Je l’imagine comme le contraire exact du carnet de bord, du carnet de voyage, du carnet de notes d’un journaliste.
Monica Sabolo n’a pas prémédité son sujet. Elle veut écrire mais ne sait pas sur quoi, et, en entendant à la radio une émission sur Action Directe, elle se dit qu’il y a là un sujet ni facile ni tranquille, mais propice à sortir de ses précédents livres, plutôt métaphoriques et poétiques. Elle a envie d’écrire sur le réel. Action Directe, on s’en souvient, ou on en a entendu parler, forcément. L’assassinat de René Audran, et celui de Georges Besse, entre autres. Et des casses de banque, pour financer la lutte. Cette lutte s’inscrit dans les années de plomb européennes, les années 70-80. D’Action Directe, le public n’a retenu, au fond, que quatre noms : Jean-Marc Rouillan, Georges Cipriani, Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon, condamnés à la réclusion perpétuelle pour l’assassinat de Georges Besse. Monica Sabolo va s’intéresser particulièrement à la trajectoire des deux filles.
Croit-elle. Car Monica Sabolo va, très vite, se trouver submergée. Submergée par la documentation qu’elle accumule : des dizaines de magazines de l’époque qu’elle commande et qui envahissent son lit, sa chambre, son territoire, des heures de visionnage de reportages, les quelques photos des membres du mouvement. Et submergée par une mise en parallèle avec sa propre vie, son enfance, les rapports familiaux, alors que rien, rien de rien, n’aurait dû rapprocher les trajectoires d’un groupe terroriste et sa vie de petite fille, puis de femme, issue d’un milieu bourgeois, élevée en Suisse. Toute l’alchimie de ce texte repose sur ces correspondances mystérieuses qui sont mises à jour, soudain, et qui permettent de dire l’indicible.
Le lien le plus évident – mais il ne devient évident qu’à la lecture, par glissement, par translation – est la notion de pardon. Joëlle Aubron et Nathalie Ménigon n’ont jamais exprimé de regrets pour l’assassinat de Georges Besse. Le père de Monica Sabolo n’a jamais demandé pardon pour ce qu’il a fait à sa fille. Ce sont des affaires d’attentat : on tire sur un père de famille devant son domicile ; on glisse sa main sous le pyjama de sa fille. Les explications données sont simples : on agit au nom du prolétariat ; cela est très courant dans toutes les familles. On n’a pas à demander pardon : on agit au nom d’une cause ; ces choses arrivent dans toutes les familles. Le vertige né de ces rapprochements est proprement vertigineux. On pourrait remarquer, ici, que ce rapprochement du politique le plus aigu et du social le plus intime est artificiel. Il n’en est rien. Monica Sabolo tresse des réflexions qui ne sont pas mises en parallèle, ni juxtaposées, mais découlent les unes des autres.
La vie clandestine n’est pas l’apanage des groupuscules d’ultra-gauche. Ce père, qui n’est pas le géniteur mais a reconnu la petite Monica en épousant sa mère, est un clandestin à sa façon, un porteur de valises de la France-Afrique, un pilleur de trésors méso-américains, un dissimulateur. Cette mère, si belle, avoue qu’elle est morte avant la naissance de Monica, lorsque le géniteur de la petite l’a abandonnée pour retourner auprès de son épouse, enceinte également. Lorsque la petite dit « je ne veux plus que papa vienne me voir le matin dans ma chambre », elle exprime à sa façon sa vie clandestine, et n’est pas entendue. Les membres d’Action Directe, eux, vivent consciemment leur clandestinité. Monica Sabolo, en enquêtant sur leur parcours, découvre toute la portée de ce mot.
La demande de pardon, motif principal du texte, est exprimée de différentes manières. Elle est énoncée – scène magnifique de la mère de Monica lors de la fête des cent ans de la grand-mère – ou suggérée. Monica va rencontrer Nathalie Ménigon. Devant un feu de cheminée, elles parlent et regardent toutes les deux devant elles, dans la même direction, comme la petite Monica et son père regardaient devant eux, dans la même direction, les évolutions des petits poissons de l’aquarium dans la chambre de l’enfant, tandis que le père glissait sa main sous le pyjama de la fillette. Ces demandes de pardon-là ne sont pas ou plus exprimables : le père, en fin de vie, aphasique, ne peut plus rien dire. ; Nathalie Ménigon, diminuée physiquement, raconte les faits bruts de l’assassinat de Georges Besse mais ensuite, main plaquée sur le sternum, elle suffoque. C’est l’aveu de la demande de pardon. Plus tard, dans un cimetière qu’elle avait oublié, occulté, devant la tombe de son père, Monica Sabolo effleurera la notion de pardon envers son père.
La Vie clandestine est de ces textes qui bousculent la littérature ambiante, rentrée littéraire ou pas. On y croise – non, on y rencontre – des figures essentielles des années de plomb, qui nous sont présentées sous l’angle de la quête personnelle d’une autrice. C’est déstabilisant : tous ces activistes ont vieilli, parfois bien vieilli. Entendons par là que certains s’interrogent – enfin – sur leurs actions passées. Monica Sabolo, elle, a fini – on l’espère – de s’interroger sur les actions passées de son père. Le texte boucle sur la notion de déluge, et c’est une métaphore formidable : au début du livre, l’appartement de l’autrice est inondé ; à la fin du texte, le déluge est signifié par un sac à l’intérieur du corps, qui tout à coup se rompt. Ce sont des larmes, sans doute, ou bien toute la tension accumulée pendant des années de vie, et des mois de recherche et de rencontres pour écrire le livre. Sur le balcon de Monica Sabolo, dans un appartement qui a recouvré sa salubrité, une pigeonne couve ses œufs.
Il y a fort à parier que ce livre remportera un prix, au moins un, en novembre. Et ce sera amplement mérité.
Monica Sabolo, La Vie clandestine, éd. Gallimard, août 2022, 320 p.