Vendredi 15 avril 2022. 13 heures. Place de la Sorbonne.

« Ni Macron, ni Le Pen ».

C’est le mot d’ordre qui règne cet après-midi-là, et se décline au futur proche, en rouge et noir, place de la Sorbonne.

La veille, jeudi 14 avril, l’université a été purgée de ses étudiants par les CRS, à grands coups de savates paternalistes. « Ils nous emmerdent les néo-Che Guevara du Vème. J’t’enverrai tout c’petit monde chez l’coiffeur. Allez messieurs ! Sortez-moi tout ça d’là ». Aux termes de journées de jeûnes et de nuits blanche, hostilité pour hostilité, on échange quelques coups, au hasard Balthazar, dans cette margaille sans panache – difficile d’avoir la rage au ventre quand on a le ventre vide. Sous le regard du fameux Cardinal à la pourpre couleur de sang qui dort sous la coupole, tournoient non plus des colichemardes à l’espagnole mais, à défaut d’asphalte, des jets de chaises dans les airs. À chacun son art de la guerre. Victor Hugo et Pasteur, eux, sentent passer au seuil de leurs barbes broussailleuses, le vent hésitant d’une révolte qui cherche son souffle. La Sorbonne, palais des courants d’airs idéologiques. On a pris les identités de chacun me dit-on, et puis « raus ! schnell ! », dans une atmosphère gazlacrimogènisée. Fin de partie, manu militari, rue Victor Cousin.

« Ni Macron, ni Le Pen », donc.

Je débarque, ébaudi, en plein atelier coloriage. Non ! Atelier pancarte camarade !

À l’ombre des échaliers métalliques et des cars de flics, une mince section de militants, sonnés de la veille, s’échangent béatement les tubes de peintures Rougier et Plé, dégottés boulevard Saint-Germain. La lumière est idéale, le temps estival. Les cols se dégrafent, nonchalamment. L’un en tailleur, l’autre sur le ventre. Ces jeunes gens ont trouvé la plage sous les pavés.

« Ni Macron, ni Le Pen », nous y sommes.

Une fille peint ces mots. Ils sont tracés en noir, martelés, « Ni Macron, Ni Le Pen » ; elle couvre le centre de l’inscription avec du rouge. Les dernières lettres du slogan cognent l’extrémité droite de la pancarte, et se ratatinent – elle aura mal jugé de l’harmonie de son tracé. Une « Le Pen » hypertrophiée, prête à becqueter le petit « Macron ». Cette image éloquente, pour moi, à cet instant, illustre l’incomparable – la sinistre ! – menace fasciste qu’elle fait peser sur la France. On nage en plein déni graphologique !

Sur un morceau de carton, un autre inscrit – je ne distingue pas tout – les lettres « FN ». Un photographe, roublard parmi les roublards, le genre de type qui a bien roulé sa bosse par-devers le monde, style France-Soir époque Lazareff, fonce dans le tas, gouailleur :

« – Eh p’tit ! Le FN c’est qu’ça existe plus !

– FN, RN, Macron c’est la même cuisine.

– T’es minot, et déjà old school. »

Premier écart de la journée. Premier défaut de compréhension. Ils seront nombreux, vous verrez.

Il y a là des militants de l’UNEF, de Poing levé, de Révolution Permanente, entre camarades. 

Le dénominateur commun entre eux et moi – oui, il y en a un ! – attirerait le plus panglossien des « moins de vingt-cinq » dans un cul-de-sac politique aux relents nihilistes : nous n’avons jamais eu d’autre alternative, au second tour des élections présidentielles, qu’entre le duel canonique Macron-Le Pen. C’est à désespérer…

Mais notre différence, notre divergence, est capitale.

Dimanche, je ne m’abstiendrai pas, voterai pour le Président sortant sans état d’âme, et ferai rentrer Mme. Le Pen dans sa boîte à musiques tristes et vieilles rengaines.

Précisons. 

Je suis en désaccord absolu avec la politique menée par Emmanuel Macron ; il n’avait pas eu ma voix lors du premier tour de l’élection, en 2017.

Il m’inspire, avec son côté ils-n’ont-plus-de-pain-qu’ils-mangent-de-la-brioche, à hauteur d’homme – après tout, on n’est pas de bois ! –, la plus profonde antipathie.

Mais je sais que « désaccord » n’est pas « adversité », « antipathie » n’est pas « aversion ». Le coup de bluff est trop risqué. Je mise à contre cœur, mais pour que la partie soit encore digne d’être jouée. All-in sur la démocratie face à l’extrême droite. Si Macron veut « emmerder » les « Gaulois réfractaires », de mon côté, j’emmerde Marine Le Pen et ses sous-fifres.

Et, forcément, je ne comprends pas celles et ceux qui, comme moi, franchissant à peine « le plus bel âge de la vie », se vautrent sur un mode spinozien dans cette « passion triste » de l’immobilisme, du laisser-aller au parfum de laissez-passer qui profite à Le Pen. Je n’ai pas l’optimisme des lendemains qui chantent, mais je n’attends pas non plus le « Grand Soir », celui du grand renversement, les élites la tête en bas, entre Saturnales et Fête des Fous hugolienne. Quelle pulsion de mort faut-il laisser grossir en soi, faisant vœu de silence au dernier jour, pour prendre le risque de voir transformer le Palais de l’Élysée en ersatz de Sigmaringen ? L’idée, ici, est claire : que le chaos demain advienne, quitte à le provoquer pour, après-demain, force d’anticipation et d’organisation, étant demeuré atone, atteindre le sommet de l’État en gueulant plus fort que les autres. Le paradoxe de cette jeunesse : agir sans bouger, préparer l’action par l’inaction.

En réponse au ninisme estudiantin, celui d’une jeunesse sclérosée par la rancœur, je fredonne, sur un rythme ternaire : « Abstention, piège à cons ! Abstention, piège à cons ! »

Leur combat amer n’est, décidément, pas le mien.

Même jour. 15 heures. Université Paris-Nanterre.

J’entends qu’une assemblée générale – les mythologiques « AG » – se déroulera à 15 heures, sur les pelouses de Nanterre. Ne m’en dites pas davantage, je décanille.

Paris. Banlieue ouest. Arrivé sur les lieux, dans cet empilement de béton et de verre, on se repère aisément, au son (non pas du canon) du mégaphone… L’un : « On va prendre BFM ! ». L’autre : « Et Le Monde aussi ! »

Ici, on ne peint pas, on essaie de se faire entendre, ça braille. Un joyeux bordel ! Une guerre d’egos. En apparence c’est le kolkhoze, Ô délices de la collectivité ! La réalité est toute autre, et se répètera dans les minutes qui suivent, à l’image de cet étudiant qui ne parvient pas venir à bout de son discours :

« – Vous avez un système de vote extrêmement polarisé. Parce que vous allez soit choisir pour le candidat que VOUS voulez voir, soit choisir contre le candidat que VOUS ne voulez pas voir. Ça ne vous offre aucun choix de pensée.

– On sait ! Personne a cinq ans ici !

– Faut voter !

– D’accord, mais c’est juste que parfois, réentendre des choses que vous savez…

– Non ! Non ! Faut passer dans l’action !

– Il y a une dynamique qui est au-delà de tout ça là.

– Eh ! Respectez les gens qui parlent !

– Laissez le camarade terminer ! Voilà ce que ça donne quand on coupe la parole aux gens. Vous laissez pas le camarade terminer, c’est ridicule. Ridicule !

– Mais laissez les gens parler ! Bordel de Dieu ! Putain !

– On vote des trucs ou pas ? Camarades, il faut voter ! Y en a ras-le-bol !

– Fermez la liste après !

– Faut voter ! »

VOTER ! VOTER ! VOTER !

Acter par le vote qu’on ne votera pas, voilà ce qui se joue sous mes yeux. Ils s’abstiendront, tous. Ils le disent. Commencent par-là. « Moi, le 24, je m’abstiendrai. » Cette jeunesse niniste, qui transforme le mutisme en acte politique, bégaie, s’embrouille dans l’élaboration de théories alambiquées pour parvenir à justifier la mère de leurs idées : l’abstention utile. Le prix à payer pour ce « troisième tour social » – leur mot d’ordre : « Face à la peste ou le choléra, construisons un troisième tour social ! » – qu’ils s’efforcent de déclencher, ils le connaissent : servir de marchepied à l’héritière du clan Le Pen dans sa route vers l’Élysée. Leur haine, celle qui prend aux tripes, du « bourgeois Macron », du « banquier Macron », rend acceptable – j’ai pu constater que bon nombre d’entre eux, cet après-midi-là, étudients l’Histoire ! – l’accession au pouvoir du parti créé par un Waffen-SS de la Division Charlemagne, Pierre Bousquet, par le milicien Brigneau, ou par un ancien membre de l’OAS, Roger Holeindre… 

Effrayante schizophrénie politique.

Les uns vibrionnent, les autres barguignent, mais tous se fourvoient.

Il y avait, pour moi, dans le creuset intellectuel de ces étudiants de gauche fulminants, anars aux entournures, qui ont voté Mélenchon, Poutou, Artaud, une pensée non miscible avec celle du fascisme tricolore. Je m’aperçois qu’ils sont prêts à tout pour voir grandir la colère afin de se payer une légitimité – au détriment de l’argumentation –, la colère de n’être pas entendu, d’être disqualifié à nouveau. Cette colère qui est la fin et le moyen de la lutte. Chacun plaide ici pour le défaut de citoyenneté, pour une désobéissance civile à l’allure de roulette russe. Ils se sentent protégés de la balle funeste de l’extrême droite, galvanisés qu’ils sont par la hargne, la grogne.

Mais la colère ne fait pas tout. Elle est l’ennemie de la clarté, de la raison. Ils condamnent, haut et fort, brandissant un soi-disant rapport de force, le seul choix qui est le nôtre, Macron ou Le Pen. La République brûle-t-elle ? Qu’on laisse enfler l’incendie ! « Faut parler concret ! Là on est là, on discute. On est tous là parce qu’on est contre ce deuxième tour, contre les candidats. On est tous d’accord. Maintenant il faut parler organisation ! Mobilisation ! Action ! » 

Les militants irascibles restent confus. Ils échouent à s’organiser. À problématiser un recours à cette situation qu’ils ressentent comme une impasse – ce postulat je le partage avec eux, profondément, même si nos visions pour s’en échapper divergent. Les étudiants ne parviennent qu’à formuler le vœu pieu de la convergence des luttes, ressassent avec nostalgie le quart d’heure américain des Gilets jaunes – « Le seul moment, ces dernières années, où on a cru à quelque chose, où on a cru que les choses elles pouvaient changer » –, et aspirent à une « massification » du mouvement qui vient de prendre naissance, il y a quelques heures, dans les amphithéâtres de la Sorbonne.

La colère et le nombre.

Oui, le nombre prime sur l’idée.

On se soucie moins du contrecoup suite à l’avènement d’un gouvernement d’extrême droite en France, que de la performance d’une révolte à venir dans la rue, une fois le danger passé, et bien passé, arrivé à bon port, c’est-à-dire au pouvoir. Laissons-là se loger sans mot-dire, nous la délogerons.

L’échéance du dimanche 24 avril est dépassée. La question : Macron ou Le Pen ? Obsolète. 

Je ne les comprends. Il sont déjà par-delà le bien et le mal.

« Macron ? Le Pen ? Pour qui voter ? C’est pas ce qui est important. On est aujourd’hui face au prochain quinquennat. Celui qui nous réserve des lois ultra-racistes, des lois ultra-sécuritaires, des lois qui vont encore plus précariser les jeunes. Comment est-ce qu’on fait pour mobiliser dès maintenant ? Pour, dès maintenant, commencer la partie avec un putain de mouvement social, dès l’entre-deux-tours. »

La partie ? Dans ce jeu, ils préparent le coup d’après, quand nous sommes, pour la bonne santé de notre démocratie, à quelques points de se faire damer le pion du scrutin, à un coup de l’échec et mat politique.

Le jeune homme qui s’apprête à prendre la parole à plaqué ses cheveux longs, tirés et noués en arrière ; quelques fleurs, des marguerites, plantées là, dessinent au-dessus de son visage une couronne. « Nous devons, quel que soit notre drapeau, rassembler nos forces ». C’est l’espoir d’une unité franche, sans détour, qu’il crie. La rose et le réséda. Entre lui et moi il y a « celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas ». À vous de juger.

Tout proche, deux amis, en aparté :

« – Là mec, faut te dire, y a des RG sûrement. Genre, ouais des gars des Renseignements Généraux. Ils sont tout le temps là. Dès qu’il y a ce genre de mobilisation, y a toujours un RG. Genre le mec est envoyé par le Ministère, pour écouter c’qui s’dit, genre c’est comme ça qu’après ils se préparent pour les mobilisations, quand elles existent. Genre ils écoutent nos stratégies, c’est pour ça, ils auront toujours dix coups d’avance sur nous.

– On est écoutés là ? Des espions ? Ils nous écoutent puis ils tapent.

– Bah ouais c’est ce qu’ils font. Mais ça par exemple sous Le Pen, un rassemblement comme ça, on pourra plus le faire. »

J’ai manqué, plus d’une fois, d’être repéré aujourd’hui. Vêtu de noir l’un me prend pour un skinhead, l’autre est interloqué par mon briquet Clipper cuivré trop Auteuil-Neuilly-Passy, je suis suspect parce que j’oublie d’applaudir mes « camarades »…

Pourquoi cette conversation atterrit-elle, précisement, dans mon oreille ? Je connais bien quelques plaisanteries qui traînaient dans les bureaux des sycophantes, à l’ère du SDECE, du genre « OTAN suspend ton vol », ou « OTAN en emporte le vent »… De là à me prendre pour un barbouze…

Mais cette dernière idée lucide, que formule une femme, là, juste à côté de moi, idée selon laquelle un rassemblement semblable à celui que nous sommes en train de vivre, possible aujourd’hui, rendu impossible demain avec Marine Le Pen présidente, me laisse espérer…

J’ai vu.

Désormais, j’attends.

Un commentaire

  1. « Guerre d’egos », les Enfants roi, la Génération bête, Age of Entitlement instead of Enlightenment – ce sont les phrases characterisant notre époque qui me viennent à l’esprit quand je lis votre rapport … C’est vraiment assez décourageant.
    Quand même: Vive la France avec Macron! Moi je le trouve pas mal du tout, très déterminé (son histoire avec sa femme me le prouve) et très engagé (je me souviens de ses protestations publiques à propos de ce tueur de Sarah Halimi qui n’était pas été jugé).
    Espérons qu’il sera bon pour la France en ces temps difficiles …
    Amicalement de la Suède,
    Maja