Paris, ville-monde
Maria de França : Nous venons de faire un tour de votre bureau, avec cette vue imprenable sur Paris, cette ville que vous connaissez si bien et que vous aimez tant. Qu’est-ce que cela fait d’être ici et de représenter Paris dans le monde ?
Arnaud Ngatcha : Ce bureau que j’occupe raconte une part de l’influence de Paris à travers le monde. C’est d’abord le fait, évidemment, de sa localisation dans l’Hôtel de Ville. Il est situé à proximité de ce qui est appelé la « Cour de la Maire », Anne Hidalgo, face à Notre-Dame qui est un symbole de notre ville ; et il donne sur la Seine qui symbolise notre capitale, qui a vu naître cette ville et à partir de laquelle elle s’est développée. Mon arrivée dans cet imposant bâtiment a forcément été l’occasion d’une vive émotion, comme cela l’a assurément été pour chacun de mes prédécesseurs : j’ai senti la responsabilité qui m’était confiée le temps de ce mandat.
Aux côtés de ces symboles républicains, il y a le travail quotidien. C’est ici que je reçois de nombreux représentants du monde entier : des ministres, des délégations de villes, des parlementaires, mais aussi des personnalités de la société civile issues du monde économique, intellectuel, artistique et associatif, qui contribuent au rayonnement de la Ville de Paris. Je reçois également, au nom de la maire de Paris, les ambassadeurs avec lesquels je prépare ou suis l’avancée des entretiens diplomatiques qu’elle peut être amenée à conduire. Il faut le savoir : Paris n’est pas seulement une capitale, c’est une « ville-monde » – très peu de villes ont ce statut-là. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ont été proclamées ici. L’histoire de Paris est faite de combats et de révoltes, mais aussi de résistance et de lutte pour les libertés. Cette histoire lui confère une responsabilité particulière et oriente sa politique internationale.
Beaucoup de pays se tournent vers nous – et c’est le cas, notamment, dans la crise ukrainienne : dès le début de celle-ci, nous avons été sollicités par les représentants du gouvernement ukrainien en France et par les villes ukrainiennes. Paris est donc plus qu’une capitale. Paris est un symbole dont il faut être digne, chacun à sa modeste place.
L’engagement de Paris lors du conflit ukrainien
Dans la guerre qui a lieu actuellement, la diplomatie a été vaincue. Elle n’a en tout cas pas réussi à empêcher les assauts russes en Ukraine.
À titre personnel, je fais confiance à la diplomatie française, dont nous soutenons les efforts. La diplomatie, depuis la nuit des temps, c’est l’art de dialoguer, de contraindre et de convaincre. C’est ce que la France fait avec la Russie. Même au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, les diplomates continuaient de dialoguer entre eux pour sortir d’un conflit – sinon, c’était l’anéantissement du monde. Au niveau de la diplomatie des villes, nos messages sont très clairs : Paris octroie une aide d’un million d’euros à l’Ukraine, vote à l’unanimité, au Conseil de Paris ce mardi 22 mars, la citoyenneté d’honneur à la ville de Kyiv, et maintient un très haut niveau de contact avec les villes de Pologne, de Moldavie et de Roumanie pour leur apporter son soutien.
Vous dites que la diplomatie a échoué. Je n’estime pas que ce soit un échec. L’Europe sort au contraire de sa torpeur et, plus que jamais, la diplomatie européenne prend toute sa place. Elle est d’ailleurs enfin incarnée et déterminée. Incarnée, tout d’abord, par la voix du Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell. Déterminée, ensuite, car l’Europe fait sa révolution copernicienne pour ce qui touche à la défense. Qui eût cru qu’un tel bond soit possible il y a seulement trois mois ? Je vous invite à lire le premier Livre blanc de la défense européenne qui a été adopté ce lundi 21 mars. L’Europe était un géant économique et un nain politique. Le XXIesiècle sera celui de notre réveil.
Dans ce cadre précis d’une guerre aux portes de l’Europe, qu’est-ce que la diplomatie des villes peut faire ?
Dès le début, la maire de Paris a très clairement affirmé son soutien à l’Ukraine. Mais le soutien de la Ville de Paris à l’Ukraine n’a pas commencé avec l’invasion russe du 24 février dernier. Je suis en contact avec l’ambassade d’Ukraine depuis le début de mon mandat et l’ambassadeur d’Ukraine a été l’un des premiers ambassadeurs à demander à venir me voir. Nous les avons aidés à organiser un certain nombre d’initiatives ici, avec la communauté ukrainienne de Paris : des réunions, des manifestations – parce qu’avant que nous n’en arrivions à cette guerre en Ukraine, il y avait déjà de très fortes tensions depuis plus de huit ans. Rappelons que dès 2019, Anne Hidalgo a souhaité que soit fait citoyen d’honneur de la Ville de Paris le réalisateur ukrainien Oleg Sentsov, qui avait été arrêté en 2014 puis condamné en Russie à vingt ans de prison alors qu’il protestait contre l’occupation et l’annexion de sa Crimée natale par les forces spéciales russes – pendant sa détention, en 2018, il avait fait une grève de la faim pendant 145 jours. Nous avons également apporté notre aide pour l’organisation de l’anniversaire de la République ukrainienne. La Ville de Paris est donc un interlocuteur régulier des autorités ukrainiennes en France ; et évidemment, dès le déclenchement de la guerre et des hostilités par le président Poutine, la maire de Paris et moi-même nous sommes aussitôt entretenus avec l’ambassadeur pour lui dire notre soutien. Anne Hidalgo a eu des contacts réguliers avec ses homologues ukrainiens, dont celui de Kyiv, bien sûr, le maire Vitali Klitschko.
En quoi, jusqu’à présent, cette aide et ce soutien ont-ils consisté ?
Nous avons d’abord apporté un soutien symbolique, parce qu’il fallait agir vite, pendant que les premières mesures logistiques étaient préparées. Dès la première semaine, nous avons fait partir un premier convoi de 38 tonnes à destination de Kyiv. À la demande des Ukrainiens, nous avions au préalable éclairé la façade de l’Hôtel de Ville, de façon coordonnée avec la municipalité de Berlin qui en a fait de même avec la porte de Brandebourg. Très rapidement, Anne Hidalgo a pris la décision d’illuminer aussi la tour Eiffel pour sensibiliser l’opinion publique. Cette image a fait le tour du monde. Enfin, d’ambitieuses actions locales ont été immédiatement mises en œuvre. Il faut saluer l’investissement extraordinaire des agents de la ville de Paris et des Parisiens à cet égard.
Quelles sont ces actions ?
L’équipe municipale a déployé un vaste plan d’accueil en faveur des réfugiés. La maire a pris des mesures d’une ampleur sans précédent : débloquer un million d’euros pour l’aide aux frontières ukrainiennes et à Paris pour l’accueil des réfugiés, leur trouver des solutions de logement, permettre aux enfants d’aller dans des crèches et des écoles… Diverses mesures très concrètes, des mesures extraordinaires que la maire a aussitôt fait appliquer et qui ont été ratifiées par le Conseil de Paris.
La position d’Anne Hidalgo, qui s’exprime en tant que maire de la capitale de la France, et parfois aussi en tant que candidate, est très claire : elle est favorable à une intégration de l’Ukraine à l’Union européenne et soutient pleinement la lutte ukrainienne. Elle apporte donc son appui politique à l’Ukraine et l’a exprimé dans ses entretiens avec le maire de Kyiv et celui de Marioupol, ainsi que par sa décision de faire de Kyiv une ville citoyenne d’honneur. Un pacte de coopération pour reconstruire Marioupol a également été proposé.
Nos équipes sont donc très mobilisées. Notre rôle principal, dans l’immédiat, est d’accueillir une partie de ces millions de réfugiés qui quittent l’Ukraine. Il est évident que si la guerre dure, des centaines de milliers de ceux-ci vont arriver sur le territoire national français. Certains ont des attaches dans la capitale, où il y a une communauté ukrainienne très organisée et des services de l’ambassade mobilisés. Une cellule a d’ailleurs été créée, pilotée par le premier adjoint et le secrétariat général de la Ville de Paris, sur la question de l’accueil des réfugiés, qui va être centrale dans notre ville, comme elle l’a été lors de chaque grande crise, lors de chaque guerre – la dernière vague étant celle des réfugiés syriens frappés par la guerre.
Selon la presse, des premiers dons ont été assemblés à Paris et envoyés en Ukraine…
Chaque mairie d’arrondissement a ouvert des centres d’aide – par exemple, je me suis moi-même rendu à la mairie du IXearrondissement, où je suis conseiller de Paris, afin d’apporter des produits de première nécessité. L’aide abonde, la générosité des Parisiens est une nouvelle fois au rendez-vous.
En ce qui concerne les réfugiés, il y a cette aide concrète, financière, d’un million d’euros. 500 000 euros vont être donnés aux associations qui ici, à Paris, aident à l’accueil des réfugiés, et 500 000 euros seront donnés à l’international pour les camps de réfugiés, qui se trouvent notamment à la frontière polonaise.
C’est cela, le rôle des villes aujourd’hui : cette aide pratique, sur le terrain. Malheureusement, compte tenu de la situation, notamment à Kyiv, nous ne pouvons pas envisager de nous déplacer, mais nous sommes en contact avec les Ukrainiens. Ce mercredi même, le président Zelensky s’est exprimé en direct de Kyiv devant le Conseil de Paris. Ce qu’il est en notre pouvoir de faire, nous le faisons, et nous allons continuer à le faire.
Nous sommes également actifs à travers nos réseaux de villes pour mobiliser les collectivités locales européennes, comme c’est le cas avec le « Pacte des villes libres », dans lequel le maire de Varsovie joue un rôle décisif, ou encore Eurocities que préside Dario Nardella, le maire de Florence.
Qu’est-ce que la diplomatie des villes ?
Vous revenez justement d’un voyage en Italie relayé par la presse. Votre déplacement là-bas a été annoncé par les mairies de Rome et de Florence. Lorsque vous vous déplacez pour rencontrer des représentants de villes, comment cela se passe-t-il ? De quel type de diplomatie cela relève-t-il ?
D’abord, il faut savoir qu’ici, je travaille avec Mathieu O’Keefe, mon directeur de cabinet, Timour Veyri, mon directeur adjoint de cabinet en charge de l’Europe, mes équipes, une administration, qui est la Direction générale des relations internationales, et Paul-David Régnier, le conseiller diplomatique de la maire, qui dirige cette administration. La Délégation générale aux Relations internationales de la Ville de Paris – DGRI – est l’une des administrations les plus réputées en France. De nombreuses personnalités qui occupent ou ont occupé des fonctions éminentes au Quai d’Orsay y sont passées – Aurélien Lechevallier, par exemple, qui est désormais ambassadeur de France en Afrique du Sud, ou encore Patrizianna Sparacino-Thiellay, ancienne ambassadrice aux droits de l’homme du Quai d’Orsay. Cette administration réputée a donc des agents qui quadrillent le globe et qui, incarnant nos objectifs politiques, préparent et nourrissent les échanges que nous avons.
Mon déplacement récent en Italie avait deux objectifs principaux : la relance du jumelage avec Rome et ma récente prise de fonctions en tant qu’adjoint à l’Europe[1] dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne.
Et pourquoi avoir débuté cette nouvelle prise de fonctions par l’Italie ?
L’Italie est un partenaire important dans le cadre de nos relations bilatérales avec les pays européens, et nous avons des relations avec de nombreuses villes italiennes. Je citerai Milan, Florence et Rome. Rome, de plus, a un statut particulier, puisque depuis 1956, Paris a un jumelage exclusif avec elle.
Trois types d’accords lient la Ville de Paris à différentes villes du monde, que nous utilisons différemment selon les cas et que nous modulons. Car notre objectif, avec la maire de Paris, est de conserver à chaque pacte d’amitié son caractère singulier. Signer un pacte pour signer un pacte ne sert à rien. Il faut être concret et savoir comment on peut agir de manière pragmatique avec la ville.
Un premier type d’accords, qui sont les accords d’échange, permet par exemple à la Ville de Paris d’envoyer à l’étranger des agents de notre administration appartenant à des domaines très spécifiques, qui peuvent toucher à l’environnement, au traitement des déchets ou des eaux, à l’aménagement de la cité – à des questions très pratiques. Par exemple, dernièrement, nous avons signé un accord de coopération culturelle avec Nour-Soultan, au Kazakhstan – avant, d’ailleurs, les troubles qui sont survenus au Kazakhstan.
Et puis, il existe un deuxième type d’accords : des accords de coopération et d’amitié, ciblés sur un domaine particulier. Là, on gravit un échelon : il ne s’agit pas uniquement d’échanges d’administrations ou de savoir-faire, mais c’est une véritable coopération qu’on signe avec une ville.
Mon travail est aussi d’adapter la ville au monde de demain, à la géopolitique de demain. De grands acteurs régionaux naissent, la géopolitique mondiale est en train de changer – la guerre en Ukraine le montre notamment – : la Chine est en train de prendre sa place en tant que puissance majeure ; de nombreux pays d’Asie, en dehors de la Chine, sont aussi en train de s’imposer comme des acteurs majeurs ; des pays comme Israël, par exemple, sont en train de devenir des États puissants, notamment sur le plan diplomatique – on l’a vu avec le voyage du Premier ministre Bennett en Russie pour essayer de jouer un rôle de médiateur entre la Russie et l’Ukraine. Israël noue des relations dans le Golfe avec un certain nombre de ses ennemis d’hier qui, aujourd’hui, sont des partenaires ou de futurs partenaires. Israël commence à avoir une influence politique et diplomatique. Il en va de même pour les Turcs – je ne porte pas de jugement, je suis un observateur de la diplomatie et de la géopolitique, ce sont des faits. L’Asie centrale se transforme aussi, notamment le Kazakhstan, dont le rôle dans la région est central parce que, évidemment, la question des matières premières est fondamentale ; mais le Kazakhstan a également la volonté de s’occidentaliser. L’Inde est un autre grand pays qui compte. C’est important, parce qu’au nombre des villes mondiales dont nous avons parlé, il est évident qu’on va retrouver beaucoup de ces villes qui émergent et qui comptent dans ces pays-là, de par la taille de leur population et la richesse qu’elles ont créée.
Je suis par ailleurs en discussion permanente avec le Quai d’Orsay – on y reviendra –, dans un agencement entre notre diplomatie et la diplomatie d’État. Nous nous ouvrons à l’extérieur. C’est le rôle d’une ville comme Paris d’être ouverte au monde et à des États qui s’inscrivent dans une ouverture au monde.
Certains traités de coopération et d’amitié vont un peu plus loin, car ils touchent plusieurs domaines. Par exemple le traité avec Douala, que nous avons aussi signé en 2021. J’ai d’ailleurs reçu, lundi 20 mars, le maire de Douala. Cet accord s’inscrit clairement dans le cadre de la stratégie d’aide que nous avons vis-à-vis de l’Afrique. Il faut savoir que la Ville de Paris est la première ville au monde en matière d’aide à la coopération décentralisée. L’accord signé avec Douala touche notamment la question du traitement des déchets et des eaux, ainsi que la question environnementale ; il vise à leur apporter notre savoir-faire et également à former un certain nombre des équipes de Douala.
Le dernier grand type d’accords concerne le jumelage : aujourd’hui, nous n’en avons qu’un, avec Rome.
Puis viennent d’autres reconnaissances. Sur proposition de la maire de Paris, la ville de Kyiv vient ainsi de se voir octroyer la citoyenneté d’honneur. C’est la première ville au monde à se voir attribuer ce titre – et dans le contexte actuel, je pense qu’à travers cela, la maire de Paris a voulu inclure une dimension humaine.
Le jumelage Paris-Rome et la question du financement des villes par l’UE
Votre voyage en Italie s’inscrivait donc dans le cadre du jumelage avec Rome. Qu’est-ce qu’un accord de jumelage ?
Mon déplacement s’inscrivait, en effet, dans le cadre de la relance du jumelage entre Paris et Rome, au moment même de la présidence française de l’Union européenne. Au préalable, une communication avait été faite au Conseil de Paris pour annoncer cet engagement très fort d’Anne Hidalgo en faveur de l’inscription dans le temps long des relations entre nos deux villes.
Signé en 1956, le pacte de jumelage entre Paris et Rome est unique au monde, comme le rappelle la formule : « Solo Parigi è degna di Roma e solo Roma è degna di Parigi » (« Seule Paris est digne de Rome, seule Rome est digne de Paris »). J’ajoute qu’au niveau étatique, les relations entre la France et l’Italie vivent un moment important, avec la récente signature récente du traité du Quirinal par les chefs d’État de chacun des deux pays. Celui-ci s’inspire directement du traité de l’Élysée de 1963 entre la France et l’Allemagne. Il lui manquait toutefois une déclinaison locale.
Ce déplacement à Rome et en Italie s’inscrit pleinement dans la relance et l’approfondissement de notre relation à Rome et avec l’Italie. C’est notamment ce qu’a souligné l’ambassadeur Christian Masset, qui a rappelé la complémentarité entre les initiatives nationales et celles des villes. C’est d’autant plus vrai face à une Italie polycentrée, dont la tradition politique est moins étatiste que la nôtre. Aussi bien le maire de Rome et ancien ministre des Finances, Roberto Gualtieri, que l’ancien Premier ministre Enrico Letta, que le président de la Commission des Affaires étrangères du Parlement italien Piero Fassino, ou encore que Dario Nardella, le maire de Florence et président du puissant réseau de villes européennes Eurocities, ont insisté sur l’importance de cette relation franco-italienne. Ils ont également salué en Anne Hidalgo l’un des leaders européens les plus influents, notamment pour faire émerger « l’Europe des villes » que nous appelons de nos vœux.
Pour cela, un combat politique doit être mené. C’est particulièrement vrai s’agissant de l’accès direct des villes aux financements européens. Les villes abritent 70 % des habitants européens, pourtant elles n’ont toujours pas droit au chapitre. Les maires et les élus locaux, notamment, sont en première ligne face aux crises, que cela soit la crise du Covid-19 ou l’accueil des réfugiés. De manière pérenne, ce sont les villes qui jouissent de la plus grande légitimité pour traiter bien des urgences climatiques, sociales et même sanitaires. Géopolitiquement, enfin, les villes sont souvent de véritables refuges pour les valeurs libérales, notamment quand des pays viennent à subir le populisme au niveau étatique : ainsi, dans la Turquie d’Erdogan, la Hongrie d’Orbán ou en Pologne, Istanbul, Budapest et Varsovie font figure d’oasis de liberté. Et nous parvenons quelquefois, dans certains États qui défendent des positions conservatrices, à développer de fortes relations avec des maires progressistes pour lesquels nous sommes un relais – comme c’est par exemple le cas avec le maire d’Istanbul.
Permettre aux villes de l’Union européenne d’être directement financées est donc stratégique pour l’avenir, et nous espérons faire changer l’Europe à ce sujet. L’année dernière, Anne Hidalgo a été à Bruxelles pour porter ce dossier essentiel ; nous sommes en train de faire bouger les choses. Lors d’un forum à Budapest en septembre 2021, la vice-présidente de la Commission européenne, Věra Jourová, a ainsi déclaré : « Nous devrions être capables de financer directement les municipalités. » C’est un premier pas important.
De la cité-État à l’État-nation et, enfin, à la ville-monde
L’importance diplomatique d’une ville comme Paris semble être comparable à celle d’un État. Que peut faire la Ville de Paris que ne pourrait pas faire le Quai d’Orsay, et inversement ?
J’ai justement eu une grande discussion à ce sujet avec l’ambassadeur de France en Italie. Je crois que nous sommes en quelque sorte passés à ce qui – si l’on se replace dans l’histoire – s’appelle des « cités-États » – comme le furent par exemple Florence (la visite du Palazzo Vecchio, que j’ai eu la chance de faire, est très instructive à cet égard), puis Venise et Gênes, mais aussi d’autres villes en dehors de l’Europe, comme Byzance. Ces cités-États avaient un certain nombre de pouvoirs que l’on va retrouver aujourd’hui, des pouvoirs que peut exercer Paris, mais aussi, bien sûr, des pouvoirs supplémentaires, notamment des pouvoirs régaliens : l’armée, la justice et l’impôt – n’oublions pas que les villes, à l’époque, battaient monnaie. C’est à partir de 1648, avec les fameux traités de Westphalie et la constitution des États en tant que nations, des États-nations, que les États vont prendre petit à petit le pas sur les villes et récupérer ce qui est du ressort régalien : la justice, la monnaie et bien sûr l’armée. Les villes, qui concentrent les populations, les richesses et les compétences continuent évidemment d’être importantes.
Avec la mondialisation, la plupart des grandes villes, de par leur force économique, démographique et politique, ont de nouveau acquis une très forte puissance, qui leur permet d’agir là où parfois les États se retrouvent plus limités par les nombreux accords – notamment des accords internationaux – qu’ils ont pu nouer par ailleurs, dans le cadre des différentes organisations internationales dont ils font partie, et des projets communs qui les lient. Ainsi n’est-il pas concevable aujourd’hui qu’un pays de l’Union européenne agisse seul, sans coordination avec ses camarades – on le voit notamment avec la crise ukrainienne.
La mondialisation a donc vu le retour des villes, la montée en puissance des villes. Les citoyens sont très attachés à leur ville et ils s’y sentent impliqués. Le maire est devenu le symbole de l’élu de proximité, celui qu’ils connaissent et dont ils se sentent souvent le plus proches. Certains peuvent même se sentir parisiens sans être français. On peut d’ailleurs, dans cette Europe, être italien et être parisien – en somme, garder très fortement sa nationalité tout en se sentant parisien.
Je pense donc qu’après être passés de la cité-État à l’État-nation, nous assistons maintenant à l’émergence de la ville-monde, dans laquelle on retrouve une concentration de puissance économique, démographique et politique – puisque politiquement, les villes pèsent sur le destin des nations. Et par sa force économique, son prestige et son aura internationale, Paris a une puissance politique particulière.
Les États ont mis du temps à prendre acte de cette nouvelle montée en puissance des villes et de leur poids diplomatique, et particulièrement en France, qui est un pays très centralisé où la tradition de l’État est très forte (dans les États fédéralistes, comme l’Allemagne, par exemple, l’État a déjà appris à partager le pouvoir), avec un président de la République qui l’incarne et en est la clé de voûte, au centre de toutes les décisions (héritage d’ailleurs, de la monarchie). Il a fallu attendre les lois de décentralisation, sous François Mitterrand, pour que la France commence à connaître une décentralisation, qui a permis aux villes de se développer en tant que telles. Puis le transfert des compétences s’est fait petit à petit.
Rappelons qu’en matière de diplomatie, Jacques Chirac est le premier maire à avoir fortement installé Paris. N’oublions pas qu’il a été le premier maire élu de la capitale, dans le système électoral que nous, Parisiens, connaissons. Très vite, Jacques Chirac s’est doté d’une diplomatie. Il a créé, avec le maire de Québec, l’Association internationale des maires francophones (AIMF), qui existe toujours, et il a inscrit Paris dans le protocole républicain des visites d’État. En tant que maire et futur chef d’État, il était animé par l’ambition de remettre Paris à la place qu’il pensait devoir être la sienne au niveau international et avait une vision de l’action qu’il devait mener pour ce faire.
La diplomatie de Paris complète-t-elle la diplomatie du Quai d’Orsay ou la concurrence-t-elle ?
Nous menons notre propre diplomatie, encadrée, évidemment, par la Constitution française. Nous sommes également très vigilant : nous veillons à toujours suivre les grandes orientations de la diplomatie française et les liens avec le Quai d’Orsay sont constants.
Mais vous avez raison de le dire : pour l’État français, avec la culture et le fonctionnement qui le caractérisent, il n’était pas naturel d’accepter que des villes puissent venir se mêler de diplomatie.
Tout cela s’est donc fait peu à peu, avec des hauts et des bas. Puis ce processus a connu une accélération avec le mandat d’Anne Hidalgo, lorsque celle-ci est devenue une figure européenne et internationale de la lutte contre le réchauffement climatique. Le « sommet des mille maires » à Paris pendant la COP21, avec le soutien de François Hollande et de Laurent Fabius, et en présence de Ban Ki-moon, a été un moment charnière.
Anne Hidalgo a ainsi pris le leadership à l’international sur la question du climat, ainsi que la présidence du C40. Lui ont succédé Eric Garcetti, maire de Los Angeles, et, aujourd’hui, Sadiq Khan, maire de Londres. Il faut également citer le poids et l’implication de Michael Bloomberg, ancien maire de New York, qui a été nommé Envoyé spécial de l’ONU pour les villes et le climat, et qui a joué un rôle important dans la prise de pouvoir des villes sur ces sujets.
Le leadership de la Ville de Paris vient en partie de ce très important travail à l’international. Lors de la COP26 à Glasgow, il y a quelques mois, le travail d’Anne Hidalgo nous a encore valu d’être récompensés par le prix de l’Action climatique mondiale de l’ONU.
J’en suis convaincu : cet enjeu de la transition écologique va pousser les villes à prendre une place encore plus importante. Et puis, je sais que les États ont eux aussi compris que nous vivons dans un monde qui est en train de changer, avec l’émergence d’empires régionaux et de villes mondiales chaque jour plus puissantes : Singapour, Hong Kong, Dubaï, Hambourg ou encore Londres et bien sûr New York… Les États vont se rendre compte toujours davantage que les villes ont un rôle d’accompagnement essentiel ; car nous pouvons agir de manière plus souple, plus proche du terrain.
Parmi ces divers projets, toutes ces actions, qu’est-ce qui vous tient le plus particulièrement à cœur ? Quel pourrait être le symbole de votre gestion ?
Anne Hidalgo m’a confié la tâche qui est la mienne pour montrer que la diplomatie parisienne reflète sa conception d’ouverture au monde, à tous les continents, et notamment à ce continent d’avenir qu’est l’Afrique. La maire de Paris n’a pas mis innocemment quelqu’un qui a mon histoire à ce poste-là. Je suis métisse, mon père est d’origine africaine, il a grandi dans un pays d’Afrique sous la colonisation, avant de venir en France où il a épousé une Française – et je suis le fruit de cette histoire. Une partie de l’avenir du monde se joue en Afrique – pour des raisons démographiques, pour des raisons économiques, et également pour des raisons culturelles. Si l’on n’aide pas l’Afrique à prendre le bon chemin du développement, il y a aussi là-bas des forces très négatives qui pourraient pousser dans l’autre sens, dans le mauvais sens, et dont nous pourrions être les premières victimes. Il est donc important pour moi que la ville de Paris joue son rôle dans cette histoire et engage sa responsabilité pour relever ce défi de la nouvelle donne géopolitique.
Pour finir, je voudrais revenir aux valeurs qui sont les nôtres. Ce qui s’est passé autour de l’inauguration d’un espace public – une allée du 8e arrondissement – au nom du commandant Massoud a été pour moi révélateur du symbole que représente une grande ville comme Paris. Au-delà du symbole et de son écho politique, j’ai été dépassé par l’ampleur de cette action. Tout d’un coup, la petite histoire s’inscrit dans la grande, et l’on en devient un acteur. C’est là qu’on mesure l’importance de ce qu’est Paris, de ce que nous représentons pour le monde lorsque nous prenons des décisions, lorsque nous faisons voter des engagements de la Ville de Paris. C’est exceptionnel. Ce n’est pas cela qui a fait dévier le cours de l’histoire, car cela n’a pas empêché les Talibans, finalement, de revenir à Kaboul. Mais en tout cas, cela donne de l’espoir, et c’est aussi cela qui permet de faire vivre la résistance. Et cela, ce que représente Paris sur le plan symbolique, sur le plan des droits humains, sur le plan d’une certaine idée de la liberté, me touche. Un autre exemple d’implication forte de la ville pour défendre ces valeurs a été la décision du vote de la reconnaissance de l’Artsakh. Le territoire de ce petit peuple arménien – dans le Caucase, à nos portes – a été en partie envahi par l’Azerbaïdjan – des bombes sont tombées sur des maisons, des enfants sont morts sous des obus –, dans une quasi-passivité de la communauté internationale. Là encore, ce que nous avons fait n’a pas empêché l’Azerbaïdjan de poursuivre son entreprise, mais, en tout cas, notre engagement fait que ces peuples opprimés savent que la ville de Paris est un refuge et un partenaire de ceux qui, par moments, se sentent abandonnés.
En plus de notre fonction diplomatique, qui nous permet de nouer des liens importants avec un certain nombre de partenaires à travers le monde et d’arrimer Paris aux nouveaux défis de notre siècle, nous devons également être une ville qui défend des valeurs, qui défend les droits humains. Paris, c’est aussi cette capacité à être à la pointe de la défense de ces valeurs, même s’il ne faut pas faire d’angélisme. On n’est pas la seule ville-monde au monde, mais on est une ville unique. Et l’on est une ville unique parce que Paris, ce n’est pas seulement de beaux bâtiments et la tour Eiffel ; c’est l’idée de la liberté, c’est la Révolution française, ce sont des valeurs. Nous sommes détenteurs d’un idéal.
[1] En janvier 2022, Arnaud Ngatcha s’est vu confier par la maire de Paris, en plus des relations internationales et de la francophonie, le portefeuille européen.