Aragon disait de son pays occupé par l’armée allemande : « J’écris dans un champ clos où des deux adversaires / L’un semble d’une pièce armure et palefroi / Et l’autre que l’épée atrocement lacère / À lui pour tout arroi sa bravoure et son droit ». Mardi 1er mars, au théâtre Antoine, à l’invitation de La Règle du Jeu, au moment même où l’épée de Poutine lacérait atrocement Kyiv, un grand meeting de solidarité réunissait des orateurs français et ukrainiens pour dire leur épouvante, leur chagrin, leur espoir parfois. Pour dire, aussi et surtout, la bravoure et le bon droit de l’Ukraine face à l’adversaire inique et cynique russe. 

Ce soir-là, la vie politique française était suspendue. Les candidats à la présidentielle joignaient leurs vœux et leurs prières pour le pays martyr. Valérie Pécresse disait son effroi et son engagement. Anne Hidalgo rappelait la solidarité avec la ville de Kyiv, dont le maire courage, Vitali Klitschko, avait fait parvenir quelques mots héroïques. Bernard-Henri Lévy, qui lisait son message, se faisait l’interprète de ces pensées du maire-courage. Il en appelait à l’esprit de Paris, l’esprit de la Bastille, pour défendre cette autre capitale de la douleur. Christophe Castaner, chef du groupe parlementaire LREM à l’Assemblée, évoquait, avec une poignante franchise, son admiration pour les députés en armes de la Rada. Jean-Michel Blanquer, à l’improviste, confiait que de toutes les tragédies occasionnées par l’agression russe, c’était au sort des enfants d’Ukraine qu’il pensait avec le plus de consternation. Caroline Fourest, implacable, s’attaquait à la complaisance pro-Poutine d’une part de la classe politique française. La vie politique ukrainienne, aussi, était suspendue. Le témoignage de Petro Poroshenko, prédécesseur de Volodymyr Zelensky, résonnait après ou avant celui de ses anciens adversaires de suffrage. BHL se souvenait de ce jour de 2014 où, sur la place du Maïdan, il avait rencontré les deux improbables héros de cette révolution, un ancien boxeur devenu paladin de la liberté, Vitali Klitschko, donc, et un magnat du chocolat, Poroschenko, appelé à devenir Président. Et comment, par un lumineux geste de bravoure, le Président François Hollande avait accueilli à l’Élysée ces deux représentants, encore non élus, de la volonté du peuple ukrainien. François Hollande, sur scène, se remémorait son long compagnonnage avec la cause ukrainienne ; cette nuit de Minsk où face à Poutine et conjointement avec la chancelière Merkel, ils avaient fait plier, pour quelque temps, le Néron du Kremlin. Hollande appelait à augmenter les sanctions ; Poutine, disait-il en substance, n’est pas du tout insensible à la perte de son prestige, au saccage, méthodique et courageux par toutes les institutions culturelles, économiques et sportives du monde du soft power russe, de la propagande impériale russe, de l’emprise russe. 

La vie littéraire était suspendue. Simon Liberati avouait avoir changé d’avis sur la Russie, et comment, comme le Swann de Proust, il embrassait cette cause qui n’était pas son genre. Frédéric Beigbeder, en grand slavophile, faisait rire la salle en peignant le portrait d’un Poutine botoxé entouré d’oligarques avachis, et émouvait, quand il exhortait, grave et mélancolique, ses amis russes à la désobéissance civile. Il fut aussi très drôle : « N’allez pas au travail, au pire, dites que vous avez le Covid ». Marc Lambron appelait à l’aide Aragon pour retrouver ce que l’âme avait de meilleur, et faisait le vœu qu’une grande lueur, de liberté, se lève à l’est. 

Les lois normales du prestige et des distances sociales étaient abolies. David Lynch envoyait un message, pour, en spécialiste infaillible et cinématographique des meurtres qui n’ont pas de sens, témoigner de ce que l’assassinat de l’Ukraine était aussi illogique que Mulholland Drive. Marina Abramovic ne faisait pas de performance : elle adressait, émue, ses pensées de chagrin et de deuil. Patti Smith prononçait quelques mots simples, frappants, directs, mais d’un ton presque embarrassé de ne pouvoir faire autre chose que d’« envoyer aux Ukrainiens tout son amour ». Puis, elle entonnait, en anglais, l’hymne ukrainien – et la voix, d’une puissance sismique, iconique, éraillée et révoltée de la légende de la troubadour punk clamait : « « Ukrain’s freedom has not perished, nor her glory gone… ». 

Non, la liberté de l’Ukraine n’a pas disparu. La liberté de l’Ukraine, c’est, précisément, la nôtre : celle d’un continent de démocratie, d’égalité, de libertés politiques, martelaient Svetlana Tikhanovskaia, Pascal Bruckner, Frédéric Mitterrand, l’actuel puis l’ancien président de l’UEJF, Samuel Lejoyeux et Patrick Klugman. La gloire de l’Ukraine, comme Orwell parlait de la gloire de la Catalogne, n’a pas disparu non plus. Bernard-Henri Lévy évoquait ce président glorieux, Volodymyr Zelensky, ce « petit Juif » qu’il avait rencontré dès 2018, qui aurait pu n’être qu’un Coluche et qui devient, sous nos yeux, un Churchill. Haïm Korsia battait en brèche l’idée d’une « dé-nazification » de l’Ukraine, ce pays dont le prince est Juif, et tandis que Poutine venait de bombarder le site de Babi Yar. La gloire de l’Ukraine, avec son président intrépide et chevaleresque, mais aussi avec ses artistes, tel le barde Svyatoslav Vakarchuk, sorte de Mick Jagger ukrainien, dont les mots emplissaient la salle bondée, débordante, du théâtre Antoine. Bernard-Henri Lévy rappelait qu’au moment de la parution du numéro spécial Ukraine de La Règle du Jeu, l’écrivaine Galia Ackermann, très applaudie, lui avait dit : « Peut-être notre indifférence pour ce pays tient-elle à ce que nous n’en connaissons pas les artistes et la culture ; si on agressait l’Espagne de Cervantès ou l’Italie du Titien, nous serions bien plus touchés ». Ce meeting de La Règle du Jeu tenait à mettre en lumière cette gloire-là, celle de la vie intellectuelle et culturelle de l’Ukraine, et sa vie des idées, au moment exact où les bombes russes tombaient sur la tour de la télévision russe, pour mettre au silence les radios et télévisions de la liberté.

Notre apathie, donc, était suspendue. C’est ce qu’expliquait, dans un discours improvisé et marquant, Sylvain Fort, ex-plume du Président de la République et, lui aussi, écrivain : les Ukrainiens nous ont sauvés, de notre aboulie, de la misère de nos querelles, de notre fatigue démocratique, de notre paresse à défendre nos valeurs. Il faut donc, à notre tour, les aider : par l’accueil inconditionnel des réfugiés, par l’accueil, pas seulement matériel mais aussi médiatique, des intellectuels en exil ». Ce renversement de la paresse intellectuelle, ce sursaut de l’Europe face à la Russie, rappelait Benjamin Haddad, chercheur à l’Atlantic Council de Washington, constitue, par une ironie de l’Histoire ou une dialectique bienvenue, le principal résultat stratégique, pour l’heure, de l’agression russe.

Notre désespoir était-il suspendu ? La grande misère du peuple ukrainien était-elle, rien qu’une soirée, dissipée ? Non, bien entendu. Les prises de parole se multipliaient, rapides, cinglantes, terribles sous les regards exigeants de Bernard Kouchner, Bernard Cazeneuve, Galia Ackerman, Denis Olivennes. Et, parmi toutes les prises de parole, celle de la Femen Inna Shevchenko était sans doute l’une des plus glaçantes. En larmes, elle disait le sort, terrible, réduit à la peur, des siens. Elle confiait que sa sœur, coincée sous les bombes, lui avait annoncé que « si le printemps, en ce mois de mars, arrive partout en Europe, en Ukraine, l’hiver commence ». Mais, avec ce meeting de solidarité, cette démonstration de force de la société civile, artistique et littéraire de Paris, cette foule de cœurs serrés chantant l’hymne ukrainien sous la voûte du théâtre Antoine, l’hiver, rien qu’un instant, vacillait. « Au cœur de l’hiver, j’ai découvert en moi un invincible été », écrivait fameusement Albert Camus. À voir, à la sortie du théâtre, le visage des jeunes Ukrainiens de Paris, leur flamme ardente et leur désespoir transcendé par le courage, on se disait que l’Ukraine, même au cœur de la neige et des bombes, saurait trouver son invincible été.