La série « Succession » sur HBO est probablement l’une des plus divertissantes qu’il soit possible de regarder de nos jours. Inspirée de la vie de Rupert Murdoch, Logan Roy, un magnat atrabilaire, milliardaire et cruel, doit décider auquel de ses descendants il va confier les rênes de son empire des médias. Il hésite entre un fils incompétent, un autre vaguement psychopathe, sa fille opportuniste. Pendant trois saisons palpitantes, tous ces personnages abjects passent leur temps à se trahir, se décevoir, gâcher leur chance. Les derniers soubresauts du Rassemblement national évoque irrésistiblement « Succession. » Plus qu’avec un drame shakespearien, la succession du roi Lear Le Pen partage bien des points communs avec ce petit théâtre d’HBO, où, dans la veulerie générale, l’appât du gain détruit toutes les loyautés. Ces derniers jours, après un suspense pas vraiment insoutenable, Marion Maréchal Le Pen a commis deux interviews, pour dire qu’elle ne soutiendrait pas sa tante Marine en 2022, puis qu’elle inclinait vers le camp Zemmour. Parallèlement, samedi, Marine Le Pen a entrepris un voyage à Madrid, amenant avec elle l’eurodéputé Nicolas Bay, qu’elle déteste, ancien proche de Bruno Mégret, et qui s’apprêterait à rejoindre Zemmour. Dans leur podcast « Le service politique », même les correspondants de BFM TV, pourtant habitués aux péripéties absurdes, ne sont pas revenus du spectacle de Le Pen sommant presque Bay d’avouer sa trahison devant les caméras ; et ce dernier, qui partageait l’estrade avec Le Pen, insinuant à demi-mots tout son mépris pour sa candidate. C’était une sorte de prise d’otage politique mutuelle, aussi embarrassante que le reste de la saga Le Pen depuis trente ans. La campagne présidentielle se joue tellement dans l’enjambement, à la marelle, que les mouvements tectoniques se déroulent au sein des appareils partisans, à gauche et à l’extrême droite dans la perspective des législatives. Ici, ces épisodes de vaudeville rance sont intrinsèquement peu intéressants – mélange de télé-réalité et d’extrémisme, la rencontre entre les Kardashian et Alain de Benoist. Mais ils méritent d’être disséqués pour ce qu’ils révèlent, ou prétendent révéler, sur l’idéologie en général et celle de la droite française en particulier.

Car comme dans « Succession », la faiblesse des caractères s’habille parfois de l’ampleur des idées pour se justifier. La grande affaire du match entre Zemmour et Le Pen serait donc l’union des droites. Dans le vocable d’analyse politique, le terme d’union des droites possède une valeur descriptive manifeste. Il s’agit du rassemblement de plusieurs courants de pensées de la droite française, dont tous les commentateurs français se souviennent à l’envi qu’elle est subdivisée en trois parts depuis René Rémond – même si tout le monde a oublié lesquels et pourquoi. Rémond classait la droite entre bonapartistes, légitimistes et orléanistes, mais les années passant, ce triptyque est finalement devenu une classification, pas spécialement originale, entre centre, droite et extrême droite, habillée sous une référence érudite. L’union des droites serait donc cette situation – longtemps espérée, peu réalisée – de tous les partisans de la tradition, de l’ordre et de la hiérarchie. Mais, dans un certain contexte, l’union des droites a acquis une valeur plus partisane : elle est devenue un projet politique. Car, se sont aperçus certains des essayistes et hommes politiques de droite dans les années 1980, la droite était alors structurellement défavorisée par rapport à la gauche. Autant le parti socialiste pouvait faire programme commun avec tous les mouvements de gauche, autant la droite de gouvernement se trouvait empêchée d’en faire autant dans son camp, puisque pesait (pèse encore) le tabou d’une alliance avec le FN. Le match, dans les années 1990, était pour ainsi dire « truqué » entre un PS gonflé de l’appoint du PC, et un RPR concurrencé par le FN. C’est cette protestation sur la dissymétrie entre gauche et droite qui poussa certains élus à réaliser contre leur hiérarchie d’appareils, cette fameuse union des droites, comme lors des régionales de 1998 où des présidents UDF de région (Charles Million et Jacques Blanc) acceptent les voix des élus FN pour constituer leur majorité. Comme l’enseigne une mathématique enfantine, mieux vaut, pour que la droite gagne, qu’elle puisse additionner ses trois tiers naturels : voilà la martingale, politique, de l’union des droites.

Le terme a un troisième sens, plus idéologique celui-ci. Il faut aussi faire un détour par les idées d’Éric Zemmour, qui a le mieux formalisé le sens idéologique du concept d’union des droites. Pour Zemmour la droite des années 1980 était vraiment de droite. Pas seulement Charles Pasqua ou le Chirac du « bruit et de l’odeur », mais même d’aussi raisonnables centristes qu’Alain Juppé, François Bayrou, Roselyne Bachelot ou Giscard. Zemmour en veut pour preuve les textes issus d’une convention des partis d’opposition, des états généraux de la droite tenus à Villepinte en 1990 en vue de rédiger un programme commun pour les législatives de 1993. Il est vrai que ces textes, endossés donc par toutes les figures connues et déjà citées de la droite, et en premier lieu Juppé secrétaire général du RPR, offrent d’étranges consonances avec les idées du FN : « prestations sociales réservées aux nationaux », « l’islam semble incompatible avec le droit français », regroupement familial qui « pose des problèmes par son ampleur »… Avec un peu de malice, en effet, c’est du Zemmour dans le texte. Cette matrice idéologique de 1990 avait pour objet d’assécher un FN déjà haut, qui avait atteint le score de 15% à la présidentielle de 1988. Pour Zemmour, ce texte pose un socle idéologique, un point d’équilibre qui devrait permettre à toute la droite de se réunir, et ainsi de constituer une force irrésistible face à la gauche. Malheureusement, selon Zemmour, le RPR n’a pas voulu franchir le tabou d’une alliance, pourtant possible au vu du rapprochement doctrinal opéré en 1990, avec le FN. Pire, toujours selon Zemmour, le centre idéologique de la droite, que le RPR et l’UDF avaient ancré à Villepinte très à droite, s’est encore déplacé en 2002. Lorsque Chirac crée l’UMP, ce grand parti qui doit rassembler toute la droite, et fondre UDF et RPR, une transaction machiavélique a lieu. Les anciens du RPR, par faiblesse de caractère et dévoiement idéologique, tels Chirac et Juppé, auraient abdiqué leurs convictions de droite, et auraient adopté une ligne plus centriste pour convaincre l’UDF. De glissement en glissement, le RPR, en 1990 sur une ligne pas très éloignée de celle du FN, en tout cas pas incompatible, serait devenu parfaitement centriste, par pure volonté d’hégémonie. Le crime originel de la droite, pour Zemmour, est celui-là : le marchandage de 2002 et l’abandon d’une bonne intuition de 1990. Ce n’est pas un hasard si le polémiste a lancé sa campagne sur les lieux du forfait idéologique, dans la même enceinte de Villepinte que celle des « états-généraux de l’opposition ». De là, l’union des droites, pour Zemmour, consiste à revenir à l’esprit de Villepinte de 1990 : créer, sur une ligne très réactionnaire, une coalition qui effacerait les divisions entre extrême droite, droite et centre – et rattraper ainsi l’occasion manquée historique de la droite.

Enfin, l’union des droites recèle une signification plus tactique, en lien bien sûr avec les éléments précédents. Il s’agit de la question de savoir comment le FN peut accéder au pouvoir : doit-il essayer de devenir le RPR des années 1990 et phagocyter peu à peu la droite républicaine ? Ou bien doit-il être un parti plus populiste, moins affirmé idéologiquement, « social et patriote », capables de séduire « les fachos et les fâchés », même d’extrême-gauche ? C’est un débat qui agite l’extrême droite depuis dix ans. Marine Le Pen penche pour la seconde solution, avec en tête l’expérience Trump, qui combinait des éléments idéologiquement peu repérables. Marion Maréchal penche pour la première hypothèse. Cette grande question doctrinale se complique de considérations sociologiques plus ou moins solides (« FN du sud » censé être plus libéral, « FN du nord », supposé plus ouvrier et social). Elle avait été nourrie par un article passionnant, quoi que passé inaperçu, de Patrick Buisson, grand fan de l’union des droites, qui, dans l’Opinion en juillet 2019, confessait qu’il s’était trompé (ce qu’on imagine être un acte de contrition peu courant de sa part). J’ai longtemps cru, disait-il en substance que le peuple étant plus à droite que ses élites, il suffisait d’être très à droite pour gagner ; mais au vu des résultats des européennes, où les Républicains, représentés par le très conservateur-libéral François-Xavier Bellamy, ont réalisé un piteux 8,48%, cette ligne libérale-réactionnaire, que pourrait incarner Marion Maréchal, ne mène nulle part. C’est Marine Le Pen, concluait Buisson, qui a donc raison : l’union des droites est une tactique vouée à l’échec, et mieux vaut embrasser une ligne populiste et sociale.

Depuis, Patrick Buisson a rejoint Éric Zemmour, sur une ligne diamétralement opposée à ses analyses de 2019. La bascule de Marion Maréchal chez Zemmour ne sert qu’à masquer le fait que la nièce de la famille Le Pen n’est que la Neymar du camp réactionnaire : un faux talent, surestimé, qui s’éclipse dès que la bataille devient plus rude. Elle est une bulle un peu absurde fondée sur des éléments filandreux – personne n’a jamais vu Marion Maréchal formuler une pensée originale, soulever d’enthousiasme une salle, remporter une élection très difficile, ou même, être spécialement admirée ou populaire en France. En réalité, sous couvert d’« union des droites » tous les seconds couteaux de l’extrême droite se cherchent une place au chaud ; le parti de Zemmour, qui a plus d’argent et de militants, offre simplement de meilleures places aux futures élections législatives. Cette quête de l’union des droites n’a pas de sens. Quand elle gagne, la droite républicaine française la réalise naturellement. Elle sait à la fois parler aux centristes, avec une politique économique libérale, aux conservateurs de base, avec une figure talentueuse, et à l’extrême droite, avec des positions plus sociales et fermes sur l’immigration. Nul besoin d’être René Rémond pour comprendre ce théorème. C’est ce qu’ont fait Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy, ce qu’a presque réussi François Fillon, et que s’emploie à réaliser Valérie Pécresse. L’union des droites est une bonne question – mais tout dépend de qui la pose. L’union ne peut en effet être réalisée que par la droite républicaine, en direction de ses deux appendices naturels, que sont le centre et l’extrême droite. Le centre est trop faible pour rassembler la droite ; l’extrême droite n’est pas républicaine. Personne ne peut croire à un mariage opéré depuis l’une de ces deux marges. 0n connaît la blague de Golda Meir, Première ministre d’Israël, à Indira Gandhi, la cheffe d’État indienne : « À nous deux, nos deux nations pèsent plus d’un milliard d’êtres humains ». L’extrême droite et Zemmour voudraient nous faire croire que, le discrédit sur la droite républicaine étant si fort, ils peuvent avaler toute la droite. Mais ils ont les yeux plus gros que le ventre. À la fin, Zemmour qui voulait ressusciter la France de Napoléon, ne parviendra qu’à exhumer le FN de Le Pen. On ne veut pas spoiler « Succession » : mais il arrive, dans les intrigues de successions des grandes familles d’industrie, qu’à la fin, ce soient les concurrents qui raflent la mise…

3 Commentaires

  1. En parcourant les constats de la règle du jeu , on est amené ( poussé ) à conclure
    – Chimère de l’union des droites : ils sont lamentables
    – Requiem à gauche : ils sont déplorables
    CQFD : Seul Macron peut encore  » nous  » sauver de ces résidus de l’époque
    idéologique-patriotique-sociale.
    Ces deux articles sont un coup de balai aux années 1945-75 , celles des 30 glorieuses.
    Maintenant que le glas a été sonné , la NOUVELLE règle du jeu, braves gens encore
    nostalgiques de ce passé révolu , vous somme de vous écraser mollement .
    Admettons que la roue tourne , et qu’elle peut nous écraser au passage .
    France ; son peuple , sa nation ; De Profundis ?
    Le Gilet jaune pourra t’il etre le grain de sable qui grippe la machine à broyer ?
    Ou bien une pandémie made in Poutine/ Xi Jinping ?
    Ou mieux encore un hacker méga Quantique ?

  2. Bonjour.
    L’affirmation « Nul besoin d’être René Rémond pour comprendre ce théorème » me paraît quelque peu complaisante : le pompeux-cornichon n’avait en effet… rien compris du tout, et avec sa théorie des « trois droites » ne faisait que rouler dans la farine ceux qui payent pour qu’on leur mente.
    Une autre que j’aime bien aussi, chez René Rémond, est l’affirmation datant de 1954 et selon laquelle « il n’y a pas eu de fascisme français parce qu’il ne pouvait pas y en avoir en France » : voilà, qui pour sûr, méritait bien d’être… élu à l’Académie Française !

    • la théorie des « trois droites » n’est pas… formellement fausse ; mais outre qu’elle ne manque pas de roublardise (c’est le moyen à peine déguisé de suggérer qu’il ne faut pas toutes les mettre dans le même sac) elle constitue un fondamental mensonge par omission. Certes ce Rémond était dans son rôle de politoloque en étudiant trois ou même pourquoi pas cinquante-deux-droites. Mais du point de vue historien l’essentiel -n’en déplaise à de grands stratèges qui sans fin rêvent de camoufler leur impuissance en enfonçant un coin dans le camp adverse- est qu’au dernier moment les trois ou même les cinquante-deux-droites finissent toujours par se réconcilier, je n’y peux rien mais c’est ainsi.