Le roman commence fin 2026. 2027 est une année présidentielle, le président ne peut pas se représenter, il est au pouvoir depuis deux mandats. Il aura occupé la magistrature suprême – Houellebecq emploie souvent cette expression – entre deux dates, 2017 et 2027, qui sont des nombres premiers. Dans les sphères ministérielles et administratives où se déroule une partie du roman, on trouve des Normaliens, ou des Enarques, pour penser ainsi, sur un mode en limite de pensée magique.
Nous sommes en 2027, et le monde est confronté à des attentats étranges, des pseudo-attentats dans un premier temps, des vidéos diffusées sur le net. Sur l’une d’elles, par exemple, on assiste à la décapitation – avec une guillotine – du ministre français des Finances, Bruno Juge. Ce dernier est bien vivant, la vidéo a été filmée avec des effets spéciaux impressionnants. Il y aura une gradation dans ces attentats, d’abord bidons, puis réels sans faire de victimes, puis cinq cents morts d’un coup. Toutes les polices du monde sont perplexes : il est impossible de comprendre les revendications des terroristes, ni leurs motivations, qui semblent contradictoires et peuvent être attribuées tout autant à l’extrême droite qu’à des écologistes radicaux, voire à d’autres groupes.
Voilà pour l’arrière-plan. Le roman est centré sur le personnage de Paul Raison, et sur sa famille. Paul est le plus proche collaborateur du ministre Bruno Juge, il fait office de chef de cabinet sans en avoir le titre. Lorsque le père de Paul Raison, Edouard, fait un AVC, toute la famille Raison se retrouve dans la maison de Villié-Morgon : la sœur de Paul, Cécile, et son époux Hervé ; le plus jeune frère, Aurélien, mariée à une peste parfaite, qui contraste avec les autres personnages féminins. Dans Anéantir, la part belle est faite à la bonté des femmes.
Le roman est de facture tout à fait classique, il est divisé en sept sections, qui forment trois mouvements : l’AVC du père, les conjectures sur les attentats politiques et la campagne électorale, la maladie de Paul. On pourrait dire : Houellebecq nous livre la trajectoire des derniers mois d’un quinquagénaire qui s’interroge sur la vie, la mort, l’amour, qui cite Pascal et Epicure, qui s’attendrit devant les posters de sa chambre d’ado – on trouve sur les murs, au-dessus du lit étroit, un poster de Kurt Cobain et une affiche de Matrix. On pourrait dire ça, et ce ne serait pas faux.
On en a l’habitude, Houellebecq nous surprend en évoquant, en passant, des figures marginales et parfois parfaitement oubliées de l’histoire littéraire ou politique. Ainsi, une des nièces de Paul Raison travaille-t-elle à la Sorbonne sur Elémir Bourges et Hugues Rebell. Ainsi évoque-t-on Theodore Kaczynski et, au détour d’un paragraphe, Maximine Portaz. Laissons le soin au lecteur de découvrir qui ils sont. Disons que nous nous attendons à être surpris, et un peu bousculés dans nos références culturelles. Mais là où Anéantir nous surprend le plus, c’est dans le déroulé de l’histoire. Le monde ne court pas à sa perte, tout au moins la France suit-elle une pente logique, stable dans le changement : le candidat à la présidentielle est une star de la TV, un certain Benjamin Sarfati ç’aurait pu être Hanouna si Houellebecq n’éliminait pas Baba d’un trait de plume ou de clavier. Enfin, c’est l’idée : faire élire un bateleur qui ne demande qu’à jouir sous les ors de le République, modifier la constitution pour éliminer le premier ministre, et instaurer un vrai régime présidentiel. Le ministre des Finances, Bruno Juge, l’ami de Paul Raison, deviendrait alors le vrai maître de la politique, sans être président. C’est ça, la post-démocratie : un président, quelques ministres mais pas trop, une assemblée nationale réduite, un sénat conservé. La France, donc, ne court pas à sa perte, dans le roman. Elle est au contraire redevenue une puissance économique de premier plan, grâce à Bruno Juge. Ce Bruno Juge est un personnage parfaitement travaillé, dans lequel on entrevoit Bruno Lemaire. Un solitaire, qui hante Bercy de nuit comme de jour, qui ne se nourrit que de pizzas et Caprice des Dieux. Un type concentré sur ses dossiers, brillant, apparemment terne. Il se révèlera bon tribun durant la campagne. Il incarne l’homme politique intègre, et il découvre l’amour.
Il y a, dans Anéantir, une lenteur presque lénifiante, alors que ce qui se joue est rapide et brutal : la maladie, les attentats, la campagne électorale, et même l’exfiltration du père de Paul Raison, enfermé dans un EHPAD. La majeure partie de la narration met en scène Paul Raison et sa famille, et le lieu des réunions familiales est la maison du Haut-Beaujolais, dont Houellebecq nous offre le dessin méticuleux. « Il y avait trois maisons, de taille inégale, […] une étable et une vaste grange. » Sur le dessin, les bâtiments forment un ensemble fermé, à cinq côtés, qui correspond peu ou prou au pentagone que les terroristes – ceux qui diffusent les vidéos sur internet – utilisent (ils y ajoutent aussi des cercles, pour faire bonne mesure et bonne figure). Le père de Paul Raison, ancien de la DGSI, s’est interrogé, avant son AVC, sur ces actes terroristes, et il n’a laissé qu’un mince dossier dans lequel on trouve la signature des terroristes, une page de code, et une gravure de Baphomet. Un jeune type mal fagoté mais affuté autant sur les lignes de code que sur les références diaboliques explique, avec sérieux, qu’à partir d’un pentagone on peut tracer un pentacle, que la signification de ce pentacle dépend de son orientation, etc. D’ailleurs, il n’y a qu’à tracer des points sur une carte – d’état major ? – et, voyez-vous, tout s’explique, ou du moins tout tend à prouver qu’il y a dans les attentats une certaine forme de logique et de signification. Anéantir n’est pas un roman à rebondissements. Anéantir n’est pas non plus un roman à compartiments. Ni même, sans doute, un roman symbolique. Houellebecq répartit simplement son propos sur le plan de la famille et sur celui de la politique. C’est la même chose. On ne comprend pas les motivations des terroristes, Paul Raison comprend à peine ce qui lui arrive et ce qui arrive aux siens. Son père est désormais muet, lui-même a mal aux dents (et ça va s’aggraver…), les mots ne passent pas, les lettres tracées autour des pentagones et des cercles de la signature des terroristes sont indéchiffrables. Une vie parallèle se développe dans les rêves, qui nous sont contés comme faisant partie intégrante de l’histoire. Ces rêves-là, parfois très réalistes, sont eux aussi indéchiffrables.
Anéantir, sous sa couverture cartonnée aux dimensions relevant du nombre d’or, au titre et aux noms propres sans majuscules, renferme une mélancolie romantique sans sursaut. Il n’y est en rien question de maintenant ou de maintenant + 1, d’ailleurs il n’y est même question de la crise sanitaire qui a secoué le premier mandat du président. Anéantir n’est pas un « moment » ou un « constat », c’est un livre entièrement centré sur lui-même qui ne regarde que la condition humaine, pratiquement hors contexte. En cela Michel Houellebecq, en amenant son personnage Paul Raison au seuil de la mort, semble-t-il nous offrir un roman apaisé. Pour reprendre la dernière phrase de Yourcenar dans L’œuvre au noir, on pourrait dire « et c’est aussi loin que l’on peut aller dans la fin de Paul Raison ».
Michel Houellebecq, Anéantir, éd. Flammarion, 7 janvier 2022, 736 p.
Merci pour cette récension très claire contrairement à ce roman de Houellebecq! Je suis désolée – mais je l’ai su en avant – que cette auteur tellement concentré sur lui-même et se « donnant » le titre du Paul Raison (ou « pôle de la raison »!) n’a pas su s’ouvrir à la possibilité ou même la certitude que la raison ne peut pas comprendre tout. Il faut s’ouvrir à une autre dimension (comme Einstein l’a déjà découvert), celle de l’intuition et de la contemplation pour pouvoir vraiment comprendre en profondeur ce qui se passe et pour reconnaître les rapports nécessaires et plus ou moins téléologiques entre les événements humains … Pour moi, M. Houellebecq a toujours manqué cette dimension profonde dans ses propos, et c’est pourquoi il ne m’interesse pas vraiment. Enfin, qu’est-ce qu’on peut s’apprendre de ses livres?
Amicalement de la Suède,
Maja