L’histoire se forme de victoires et de défaites. Notre géopolitique, nos institutions sont les lointaines héritières des utopies du passé, dépassées ou non, et de ce que les maîtres d’un jour ont voulu bâtir avant de mordre la poussière, d’être rattrapés par l’échec ou l’oubli.
L’Afghanistan nous offre quelque chose de singulier. Non pas une défaite. Mais une faillite. Totale. Absolue. Il n’y a rien après l’accord de la honte signé avec les Talibans, le piteux retrait américain du mois d’août et les morts de ce dernier attentat, rien qui soit debout. A Kaboul bien sûr. Mais pas davantage ici.
L’expédition menée à partir de 2002 contre les hommes de Ben Laden, hébergés et cachés par le régime Taliban, 1er du nom, était, quoi qu’on en dise, l’honneur de l’occident – si ce terme a encore un sens. Nous y avons mené une guerre ardue. Et victorieuse. Nous avions investi des sommes considérables. Envoyé du matériel. Des soldats. Nous y avons, nous Français comme d’autres, perdu de nombreuses vies, tombées pour que Kaboul soit libre.
Le 11 septembre avait dressé une nouvelle ligne de front dans le monde post-soviétique. La démocratie avait encore une ambition et une légitimité universelle. De cela on pouvait faire quelque chose pour bâtir un monde meilleur. Tout restait à faire en termes d’institutions internationales, de moyens, d’aide au développement, d’alignement Nord-Sud, mais au moins étions-nous porteurs d’une ambition pour autrui que nous voulions pour nous-mêmes : la démocratie. Les Printemps Arabes ont sonné, pour le moment, l’heure de gloire et le glas de cette conception généreuse du monde.
Al-Qaida n’est plus. Mais à l’ombre d’un régime taliban surgi des cendres du précédent, l’État Islamique est capable de faucher des vies dans ce qui était censé être la zone encore la plus protégée.
Surtout, voilà que l’on cherche à maquiller notre indigence par des opérations de communication dictées par les Talibans dont nous reprenons les éléments de langage.
Les États-Unis crânent « sur une mission réussie qui s’achève » quand il s’agit d’une reddition pure et simple tant militaire, qu’idéologique et intellectuelle.
La réalité se moque de nos éléments de langage. Les Nouveaux Talibans ne sont pas nouveaux. Leur application de la charia n’est pas différente de celle de leurs maîtres et prédécesseurs. Dans les campagnes on lapide les femmes et à Kaboul on cherche les collaborateurs des « infidèles »…
Voilà les Américains en Amérique. Les européens nulle part. Perdus dans les affres d’une pensée qui n’arrive pas à exister comme territoire, comme doctrine et comme puissance.
Reddition américaine, incurie européenne. Mais aussi, déroute française.
Jouant de cynisme, la France a, certes, exfoliée une grande part de ceux qui l’avaient aidée sur place, tout en s’inquiétant des filières migratoires qui viendraient envahir nos paisibles cités. Ce n’est plus le « En même temps ». C’est le ni-ni. Ni réalisme, ni espoir. Et finalement un déni parfait. Est-ce là la voix, le rôle de la troisième puissance diplomatique au monde, de la première puissance militaire européenne ?
Le « quoi qu’il en coûte » ne pourrait-il pas là être convoqué et surtout appliqué ?
Est-ce le rang de la République française ? Elle se serait honorée à organiser une conférence internationale pour organiser tant au niveau européen qu’international, des voies d’asile, pérennes, plutôt que de laisser s’organiser un marché du réfugié afghan où chacun prend ce qu’il veut pour s’acheter une conscience et où la France fait pâle figure.
Il est facile et malheureusement nécessaire de blâmer le gouvernement. Mais la société civile n’est pas en reste.
J’entends de valeureux braillards qui bravent une « dictature sanitaire » au prix d’une « résistance acharnée ». La liberté qu’ils proclament ne les oblige pas vers ceux qui sont tellement opprimés qu’ils n’ont nul pouvoir de s’en plaindre ou de s’en extraire sans risquer la prison ou la mort?
Et la gauche qui a toujours été sociale autant qu’internationaliste. Où est-elle ? Où en est elle ? Elle a enfanté le droit et même le devoir d’ingérence avec les French doctors. Bien sûr et heureusement, Anne Hidalgo sauve l’honneur. Mais ailleurs ? Il existe pourtant dans notre pays, des formations prétendument progressistes pour vanter les mérites d’un Venezuela totalitaire ou d’une Russie expansionniste. Monsieur Mélenchon ou son parti n’ont donc rien à dire ni à proposer à un peuple abandonné dans les ténèbres de l’obscurantisme le plus rance ?
Et nos néo féministes, qui tendent à caricaturer tout homme blanc en oppresseur et violeur, n’ont-elles pas d’égards pour les femmes afghanes laissées sans droits ni dignité ?
Et puis, tous ceux qui manifestent pour la liberté de tel Peuple, au hasard la Palestine, qui envahissent des supermarchés pour y vider des étals tout produit qui aurait un substrat d’oppression, comprendre qui serait israélien, rien ne les incline vers la dignité des Afghans ? Pas de post ? De campagne internationale ? De rassemblements tournants toutes les semaines ?
Qui que nous soyons, la déroute afghane nous cloue aux murs de nos contradictions. Il y a dans la chute de Kaboul, la nôtre, et, dans la manière par laquelle nous tentons de regarder ailleurs, un aveuglement qui nous coutera cher, y compris en termes de sécurité et de morts. Si nous n’avons pas un rêve un peu plus grand que nous-mêmes qui tienne et nous soude, nous valons moins que ceux que nous avons renoncé combattre. On s’interroge à n’en plus finir sur l’identité Française. Si l’on regarde notre histoire, être Français c’est aussi être en dette envers ceux qui ne le sont pas. Et la République ne peut pas se satisfaire d’être sourde à ce qui se passe hors de ses frontières. Soyons Français. Soyons fidèles à nous-mêmes et solidaires de ceux qui sont menacés par l’obscurantisme, où qu’ils se trouvent.
Nous aurons donc décidé de ne pas armer la première et dernière poche de résistance au fascisme islamique en Benladénistan.
Le peuple afghan n’aura pas été en mesure de nous aider comme diraient les Neuneus qui, dans les années Frime, s’en allèrent mendier aux Grands Frères un ralliement à la cause de la République là où un État de droit sûr de ses valeurs saurait se faire comprendre de la part de ses bénéficiaires afin qu’ils soient conscients que ce sont eux qui lui sont redevables, car lui, l’État de droit, voyez-vous, se moque bien d’être ou ne pas être de ce monde, se contre-fout que nous + nous x nous – nous participions de son monde.
En d’autres termes, à nous de voir si nous voulons profiter du pouvoir extra et ordinaire dont nous disposons de lui donner consistance, ou si nous préférons poursuivre nos routes sous la menace d’un glissement de terrain idéalistique où l’on ne parvient même pas à présenter Bernard-Henri Lévy à la foule en dépassant l’énonciation de la moitié de son prénom.
L’appel d’Ahmad Massoud à renverser les talibans serait probablement plus audible s’il était précédé d’un appel du même chef des Afghans libres à renverser l’opinion que l’Occident a de sa propre personne, quant aux principes dont celle-ci semble avoir oublié qu’elle en a accouché, chose imposante en soi, qui engendre un certain degré de responsabilité envers sa progéniture.
Sur ce point-là, je vous l’accorde, nous avons, nous, les peuples occidentaux, un besoin fort urgent d’être secourus.
Le juif du Maréchal, qui signerait son nom à la pointe de l’épée s’il était une épée, déclare que nous n’avons aucun complexe de culpabilité à ressentir à l’égard d’Afghans qui subissent aujourd’hui l’oppression du jihâd taliban et revendiquent à ce titre le statut de réfugiés auprès d’États étrangers dont ils auraient participé de l’effort de guerre commun, lesquelles forces d’occupation ne leur devraient rien, ou du moins pas davantage que le Royaume-Uni ou les États-Unis d’Amérique — on mettra de côté l’Union soviétique ; un totalitarisme en vaut un autre — ne contractèrent une dette envers cette moitié d’Europe qu’ils avaient libérée du joug nazi.
Ça se tient ? Oui et non. Car, dans le cas présent, l’Afghanistan n’a jamais été détalibanisé comme l’Europe fut dûment dénazifiée, une mission qui, bien qu’elle ne fût pas totalement désintéressée, était tout de même perçue comme une dette fondatrice qu’une espèce humaine se percevant comme telle se devait d’honorer envers toute partie intégrante d’elle-même. Le compte est donc, en l’état, loin d’y être. Et la critique ne vise pas moins nos chers immigratiophiles que leurs indispensables immigratiophobes.
Vous me direz qu’il est plus simple de dénazifier un continent des Lumières ayant sombré dans les ténèbres, que d’éclairer en claquant des doigts une population régie par des arrangements intertribaux échappant à tout raisonnement géopolitique, revêche à tout idéal mondialiste, institution supranationale ou objet des traités subséquents tel que le droit international, et donc à toute emprise extraterritoriale, a fortiori occidentale.
Soit. Alors, oublions les claquements de doigts, et entretenons cette flamme de la conscience individuelle sur laquelle s’adosse la conscience collective pour avoir une chance d’accéder un jour au rang de conscience sociale, car nous ne connaissons pas d’autre source de lumière qui, sans recourir aux subterfuges des magies blanche ou noire, ait la propriété de ne pas disparaître lorsqu’elle se transmet.