Rien ne m’avait préparé à un tel choc.

J’avais lu, l’année dernière, la série de reportages de Bernard-Henri Lévy dans Paris Match, où l’écrivain exhumait de terres damnées des violences inouïes qu’il nous balançait à la figure, à raison. Vu les photographies de Gilles Hertzog et Marc Roussel. Je savais donc à peu près de quoi il retournait sur cette « route des hommes sans nom » qui va du Nigéria au Kurdistan, de la Somalie à Lesbos, passant par l’Ukraine et la Libye, pour s’achever, enfin, aux sources originelles du Bangladesh et de l’Afghanistan.

 Je savais… Et je ne savais pas, pas avant ce soir.

Ce soir de juin au cinéma l’Arlequin où, après avoir croisé en octobre 2020 la princesse Europe sur des images de Camille Lotteau, une salle comble découvre Une autre idée du monde, dernier long-métrage de B.-H.L. S’inscrivant dans la lignée de Bosna, du Serment de Tobrouk, de Peshmerga et de La Bataille de Mossoul, le film révèle, après une minute, en quelques plans, ceux des corps des chrétiens nigérians du sud ravagés par des bergers Fulanis : la force de frappe du cinéma nous dépasse tous. Je comprends que ce film était nécessaire. Il n’a pas seulement le mérite aléatoire d’exister, il devait exister. Face à la volonté de tuer : passage à l’action. Oui, le film est là, et c’est l’honneur de ceux qui l’ont fait, la dignité de ceux qu’il montre. Deux heures d’images qui viennent non pas illustrer des textes, ce n’est même pas un prolongement, ou un écho de ses reportages, c’est un aboutissement. La fin et le commencement. Car en voyant cette œuvre on ne peut supporter que ce qu’elle dévoile soit oublié lorsque les lumières de la salle se rallument. Empêcheur de tourner en rond, Bernard-Henri Lévy redouble l’alerte, frappe au cœur d’une main, sert mes poumons de l’autre : je n’ai pas respiré tout du long. Puissance du septième art.

En écrivain, pour dire, témoigner, rendre hommage, il mit des mots sur l’horreur. En cinéaste il nous oblige désormais à la regarder en face. Bien lâche celui qui détournera le regard : ce sont les visages de ces femmes et de ces hommes oubliés qui espèrent une main tendue qui n’arrive pas. Les visages de ces enfants aussi, dans le camp de Lesbos. Ce gamin qui fixe à travers l’objectif de la caméra celui qui est venu jusqu’à lui pour nous rapporter la misère des siens, et qui prononce avec la voix de l’innocence un bouleversant : « Thank you ». Le film a ses personnages, leurs mots, une multitude de réalités qui, d’où nous sommes, nous échappent, et puis ses coups de théâtre : il y a la témérité des idées bien sûr, mais aussi le courage physique de Bernard-Henri Lévy et de son équipe qui force le respect, et suscite mon admiration, comme dans l’ouest libyen lorsque la colonne de picks-up de l’écrivain est prise en chasse par des hommes armés de kalachnikovs, ouvrant le feu pour châtier un « chien de juif », dans ces descentes en rappel au fond des grottes du Panshir, ou dans l’avancée kubrickienne au cœur des tranchées du Donbass. Une autre idée du monde c’est le triomphe, comme un claquement de fouet, de la vérité sur la fiction. 

En 1982, après les massacres de Sabra et de Chatila, Bernard-Henri Lévy écrit : « Il y a les morts, d’abord, bien sûr, dont la voix s’égare si vite et qui, dans le brouhaha de nos parisiennes polémiques, ont cessé depuis longtemps d’intéresser les belles âmes. Il y a les coupables ensuite, assassins sans nom ni visage, dont la trace s’efface elle aussi et qui continuent de courir, eux, dans une étrange indifférence. » Voilà, notre homme en est là aujourd’hui : partir en quête des visages, lutter contre l’indifférence, donner de la voix, exercer cette éthique de l’autre homme, comme un moteur, qui mobilise un corps dont je me dis, un peu honteusement, face à tous ces dangers, et comme se le demandait déjà dans Le Lys et la cendre Samir Landzo, ancien lieutenant-colonel au temps de la Bosnie assiégée : « Pourquoi ? Oui, pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi vous qui avez tout, qui jouissez de tous les conforts […] risquez votre peau, crapahutez dans la boue ? ».

Parce que c’est l’idée sartrienne de « responsabilité de l’écrivain ».

Parce que cette idée de la philosophie en actes.

Parce que Byron, le colonel Lawrence, André Malraux, son père André Lévy.

En découvrant des images d’archives qui ponctuent le film, de la Révolution des Œillets contre Salazar à l’Afghanistan où l’on aperçoit Bernard-Henri Lévy aux côtés des moudjahidines du commandant Massoud, pour le voir, à la fin du film, avec le fils de ce dernier, on se dit que tout est une longue histoire de mémoire, celle des grands hommes, et de transmission. Transmission encore, dans une classe de lycée. Transmission toujours, auprès des adolescents abandonnés par leurs parents au nom de Daech, sommés de devenir les pères de leurs pères.

Le film s’achève, je suis sonné.

La salle applaudit, bouleversée.

Les applaudissements redoublent lorsqu’apparaissent, au générique, les noms d’Olivier Royant et de Nicolas Ker – dont je me dis, encore plus après cette projection, que cet homme avait du génie.

Je suis dans un coin près de la scène. Bernard-Henri Lévy, d’instinct, lorsque nous nous croisons, me prend dans ses bras. Nous n’échangeons pas un mot. Il n’y a rien à dire. Le film parle de lui-même. Voit-il la sincérité des larmes douloureuses qui ont coulé sur mes joues ? Sent-il comme je tremble ? Sait-il les valeurs si dignes qu’il vient à son tour, d’homme à homme, le temps d’un film sidérant, de me transmettre pour toujours ? Maître et disciple.


« Une autre idée du monde » sera diffusé le 22 juin 2021 sur Canal+ à 21h06. On le reverra également, à la rentrée, sur France Télévision. Puis dans les salles à partir du mois d’octobre.