En mai 1941 à Paris, 3.700 Juifs étrangers reçoivent une convocation, un « billet vert » : ils sont « invités à se présenter » le 14 mai dans les commissariats de leur quartier « pour examen de situation ». Leur liste a été établie grâce au fichier du recensement effectué à partir de septembre 1940 par les autorités françaises, sur ordre de l’occupant nazi. Persuadés qu’il s’agit d’une simple formalité, ces 3.700 Juifs se rendent à cette convocation de la Police de Vichy. Ils doivent être accompagnés d’un membre de leur famille ou d’un ami à qui il est demandé dès leur arrivée au commissariat d’aller chercher des vêtements et des vivres pour la personne qu’ils accompagnent.
C’est ainsi que débute ce 14 mai 41 la rafle du « Billet vert », la première rafle de juifs organisée par le régime de Pétain. Une rafle oubliée encore 80 ans après.
Et pourtant, 14 mois avant la rafle du Vel d’Hiv, la rafle du Billet vert en est une sorte de préfiguration.
Comme la rafle du Vel d’Hiv, la rafle du Billet vert est une réponse de Pétain aux ordres de l’occupant allemand. Dès septembre 1940, les autorités françaises avaient recensé les Juifs étrangers sur ordre des Allemands. Le régime de Vichy promulgue ensuite la loi du 4 octobre 40 sur le statut des Juifs. Un décret signé par le maréchal Pétain, qui permet d’interner « les ressortissants étrangers de race juive » dans des camps spéciaux, sur simple décision préfectorale et sans motif. Le 29 mars 1941 est créé le commissariat aux Questions juives du sinistre Darquier de Pellepoix. C’est ainsi, comme le dira Jacques Chirac au Vel d’Hiv le 16 juillet 1995, que « la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français ». Theodor Dannecker, représentant d’Adolf Eichmann à Paris, demande à Pétain d’accélérer l’exclusion des Juifs, en les recensant, en les spoliant, mais également en les internant. Le 22 avril 41, sur ordre du même Dannecker, les camps de prisonniers de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande sont transformés en camps d’internement avec transfert de sa gestion aux autorités françaises. Deux lieux choisis du fait notamment qu’ils avaient déjà été sécurisés avec des barbelés et des miradors pour héberger des prisonniers de guerre français, transférés depuis par l’occupant allemand en Allemagne.
Dannecker exige dans le même temps l’application de la loi du 4 octobre 1940 qui permet l’internement des Juifs étrangers.
Et ce 14 mai 1941, comme ce sera la cas 14 mois plus tard lors de la rafle du Vel d’Hiv, c’est la Police de Vichy qui est à l’œuvre.
Comme pour le Vel d’Hiv, les 3.700 Juifs raflés sont transportés le 14 mai 1941, en bus de la STRCP (ancêtre de la RATP) jusqu’à la gare d’Austerlitz.
Gare à partir de laquelle ils seront transférés le jour-même en train vers le département du Loiret, à 80 kilomètres au sud de Paris. 1.700 d’entre eux sont internés dans le camp de Pithiviers (sur 1,7 ha), 2.000 dans celui de Beaune-la-Rolande (sur 3 ha).
Deux camps administrés par la préfecture du Loiret située à Orléans.
Ils vont y rester pendant plus d’un an. Une vie culturelle (conférences, cours, débats, théâtre, chorale, ateliers artistiques) est organisée par des artistes, des artisans et des intellectuels à l’intérieur des deux camps.
L’administration française laisse faire dans la mesure où ces activités lui garantit un certain calme.
Jusqu’au printemps 42, les internés auront droit à une visite hebdomadaire d’un membre de leur famille. Des photos sont même prises qui apparaissent aujourd’hui comme des témoignages pour l’Histoire.
Sur l’une d’entre elles, figure mon grand-père Majloch Lancner, à côté d’un camarade d’internement. Au-delà de la valeur émotionnelle de cette photo, la présence d’un gendarme les surveillant depuis le mirador derrière eux est aussi une preuve, s’il en était besoin, de la contribution de la police française à l’extermination des Juifs… [Voir photo illustrant cet article].
La « surveillance » des camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande est assurée par des gendarmes venus de la banlieue parisienne, des douaniers originaires du sud-ouest et des fonctionnaires de police locaux. Le chef de camp est un capitaine de gendarmerie à la retraite.
À partir d’avril 42, et à la demande des allemands, la situation à l’intérieur des camps se durcit.
Pithiviers et Beaune-la-Rolande seront, comme Drancy, les anti-chambres de la mort, les anti-chambres de la Shoah pour les raflés de la rafle du « Billet vert », pour les 5.000 Juifs apatrides de la région parisienne qui les rejoindront au début du printemps 42, puis pour une partie des victimes de la rafle du Vel d’Hiv.
La préparation des grandes rafles de l’été 42, notamment celle du Vel d’Hiv, avaient préalablement conduit les autorités de Vichy à accéder aux demandes de Dannecker de « vider » les deux camps de leurs occupants.
Le 8 mai 1942, 289 d’entre eux sont transférés à Compiègne, d’où ils sont déportés vers Auschwitz le 5 juin 1942, par le convoi 2. Les autres raflés du 14 mai 41 subiront le même sort. À partir de juin 42, six convois transportant 6.079 Juifs partent de Pithiviers et Beaune-la-Rolande vers Auschwitz pour y être exterminés (le 25 juin, le 28 juin, le 17 juillet, le 31 juillet, le 3 août et le 21 septembre). Il n’y eut que 115 survivants, soit 1,8 % des déportés.
L’histoire de ces 3.700 Juifs apatrides de la rafle oubliée du 14 mai 1941 est d’autant plus bouleversante que tous ces hommes avaient choisi la France comme nouvelle patrie, souvent dès le début des années 20, se souvenant de ce qui leur avait été enseigné sur le pays des droits de l’Homme. Mon grand-père Majloch Lancner était né le 5 mars 1900 à Varsovie, en Pologne. L’expression yiddish « Wie Gott in Frankreich leben » (« Vivre heureux comme Dieu en France », comprendre comme un Juif en France), la définition même de la laïcité, ayant bercé sa jeunesse, enchanté ses rêves, façonné son être. Il a choisi la France, en avril 1922, pour fuir l’antisémitisme de Pologne.
La douce France sera ainsi la nouvelle patrie de cet apatride jusqu’à sa déportation à Auschwitz par le convoi numéro 5 du 28 juin 1942.
En arrivant à Paris par la gare de l’Est en ce printemps 1922, avec Fajga, sa femme, il s’agenouilla, comme beaucoup de ces 3.700 Juifs raflés le 14 mai 1941, pour embrasser le sol de son nouveau pays, la France : la France idéale, la France de la liberté, la France de l’égalité et de la fraternité.
Comme à ces 3.700 Juifs compagnons de cette rafle oubliée du 14 mai 41 on lui refusera la nationalité française.
Et pourtant, lors de la mobilisation générale du 1er septembre 1939, il décidera, là aussi comme beaucoup de victimes de la Rafle du « Billet vert », de s’engager dans une brigade de la Légion étrangère de l’armée française. Il voulait sauver sa patrie de cœur. Il voulait se battre pour la France.
Il se passera ensuite moins d’une année entre sa démobilisation, à la fin du mois de juin 1940 à Septfonds (Tarn-et-Garonne), et sa convocation, le 14 mai 1941, en tant que Juif apatride, au commissariat du 13ème arrondissement de Paris, situé passage Ricaut, après avoir fait un baiser – il ne savait pas que ce serait son dernier baiser d’homme libre – à ma grand-mère Fajga, ma mère Huguette et ma tante Marguerite.
Comme mon grand-père, ces 3.700 Juifs apatrides raflés le 14 mai 1941 allaient subir le même sort… Ils ont pour la plupart été gazés à Auschwitz.
80 ans après, l’histoire de la rafle oubliée du « Billet vert » mérite d’être rappelée. On peut se demander pourquoi elle a été oubliée, pourquoi le mécanisme qui y a conduit ne figure pas en bonne place dans les livres d’histoire. Car l’histoire de la collaboration n’a pas commencé avec la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17 juillet 42. Tout avait été planifié, préparé et décidé avant. Après le statut des Juifs d’octobre 40, la rafle oubliée du Billet vert est la seconde étape qui va conduire à l’extermination de 76.000 juifs de France. Son récit dévoile, de façon précise, le mécanisme bien huilé de la collaboration entre le régime de Vichy et le 3ème Reich. Et qu’on ne vienne pas nous dire comme le fait Eric Zemmour de plateau télé en plateau télé qu’il ne s’agissait que de Juifs étrangers.
Reste que si je ne peux oublier la France collabo de cette époque, je n’oublie pas non plus celle des Justes : les Dubouloz Lucien et Marguerite, ce couple qui a caché ma mère à Yerres (Essonne) et Albertine Rouxel, qui a permis à ma grand-mère et à sa deuxième fille trisomique de survivre à la Shoah dans un grenier de l’avenue de Choisy à Paris. Nous leur devons, la France leur doit honneur, respect et reconnaissance. Ils sont le visage de cette France républicaine qui a résisté et dont on a encore cruellement besoin aujourd’hui.
Sans eux, je ne serais pas là. Sans eux, beaucoup d’entre nous ne seraient pas là. Sans eux, la France ne serait pas la France.