Spécialiste du fait littéraire, Alexandre Gefen analysait la dimension thérapeutique de l’écriture du XXIème siècle dans son précédent livre, Réparer le monde (2017). Dans les démocraties inquiètes, la littérature aide à mieux vivre les existences, qu’elles soient « minuscules » (Michon) ou « infâmes » (Foucault), et fait surgir un sens, à partir du chaos social et politique : « La littérature guérit, soigne, aide ou “fait du bien” », écrivait-il alors, car la fiction permet de resocialiser le réel, de mettre des mots sur le perdu, d’approcher l’indicible et de se faire adresse émancipatrice. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Poursuivant cette réflexion dans son nouvel essai L’Idée de littérature, Gefen plonge au cœur des débats contemporains. L’enjeu principal en est le renouvellement de la définition de la littérature, son champ et ses valeurs : « Nous assistons à une crise théorique majeure, écrit Alexandre Gefen, si ce n’est à un changement de paradigme. » Quelles en sont les incarnations ? Repolitisation de la littérature, dénonciation des violences faites aux femmes, à l’heure de MeToo, écriture relationnelle face à la crise environnementale, parmi d’autres… « Notre idée de littérature s’éloigne d’un modèle de pureté formelle, de retrait éthique du monde, précise l’essayiste, également critique littéraire et directeur de recherche au CNRS, et semble s’ouvrir à d’autres champs. Après l’échappée esthétique tentée par la modernité, l’heure est à une littérature d’intervention. »

Sur la scène culturelle, cette littérature d’intervention semble en effet émerger comme instrument d’action sociale et politique. L’écriture contemporaine se penche sur le présent, dans un rapport renouvelé avec lui, attentive à la diversité des vies et des existences dans la difficulté de les appréhender.

Aujourd’hui, la littérature se combine à l’histoire (Philippe Artières), à la géographie (Philippe Vasset), à l’anthropologie (Eric Chauvier), au journalisme (Florence Aubenas) ; elle mêle récits documentaires et témoignages personnels face à la violence (Philippe Lançon) ; se veut enquête sociologique et ethnologique (Edouard Louis) ; s’aventure du côté des arts et de la musique, comme l’illustre l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan en 2016. Pour certains critiques, cette mutation va de pair avec la nostalgie d’une littérature puissante, qui a perdu son aura, son magistère. Perte, déclin, épuisement ou dissolution, peut-on lire ici ou là, parmi les discours les plus « pessimistes ».

L’une des grandes forces de l’essai d’Alexandre Gefen est de sortir de toute idéologie. Sa position n’est ni de promouvoir ni de condamner, mais de décrire les mutations de l’idée de littérature, dans ses théories comme dans ses pratiques. La notion qui le guide est celle d’« extension » – et comment ne pas songer ici à l’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq ?

À leur façon, les œuvres actuelles participent d’une idée étendue de la littérature. C’est le passage d’une fiction conçue comme sphère autonome visant l’absolu – qu’elle soit ou non, plus ou moins, détachée du réel –, à une littérature-monde, ouverte à de nouveaux horizons, mêlée à des objets ordinaires et touchée par des questions concrètes. Ecritures collaboratives ou collectives, récits de reconstruction personnelle, projets amateurs, ateliers participatifs, storytelling ou e-literature émergeant sur les réseaux sociaux, redécouvertes de l’oralité et volontés d’autoédition. « On ne saurait sous-estimer l’extraordinaire extension du champ littéraire qui caractérise le monde contemporain. »

Durant le confinement du printemps 2020, 10% de la population française s’est lancé dans un projet d’écriture, signe de l’émergence de nouvelles formes de vie littéraires élargies. Qu’il s’agisse de la question des publics, de la géographie sociologique de la littérature, ou de l’interdisciplinarité, L’Idée de littérature explore tous les domaines de réinvention et d’extension de l’écrit. Décentrement et réaménagement des voix, avec, par exemple, l’apparition de nouvelles figures des littératures francophones ; ouverture et circulation globale, offrant Un monde à portée de main, pour prendre le titre de l’écrivaine Maylis de Kerangal de 2018 ; démocratisation vers un souci éthique ou une prise de conscience écologique.

D’Emmanuel Carrère à Michel Houellebecq, d’Annie Ernaux à Christine Angot, de François Bon à Aurélien Bellanger, de Pascal Quignard à Karine Tuil, le livre d’Alexandre Gefen s’ouvre aux vibrations intenses du romanesque aujourd’hui.


Alexandre Gefen, L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention, éd. Corti, 385 p., 26 €.