Après Colored (2019), le roman polyphonique qui rendait hommage au métissage et à la beauté de ses nuances, à travers le dialogue entre une ancêtre imaginaire, née en Afrique en 1685 et vendue comme esclave, avec la propre fille de l’écrivain, prénommées toutes les deux Elsa, Pierre Sainte-Luce poursuit le développement de son univers romanesque. Il publie aujourd’hui un roman sur la conscience guadeloupéenne. Récit archéologique, Transfiguration plonge dans les mémoires de la condition humaine antillaise. Entrelaçant les époques, le roman, à forte teneur autobiographique, exprime une sensibilité créole dans une langue limpide et authentique, qui recrée et déploie les générations familiales, portée par le sens du mot, du paysage, de l’atmosphère.
Théo est aimé, apprécié de tous. Désormais grand-père, l’ancien instituteur, directeur d’école, président du club sportif La Gerbe, adjoint au maire et chanteur de la chorale à l’Eglise, est un repère pour tous ceux qui l’entourent, en Guadeloupe, dans cette « terre de blessures et de cicatrices, cette terre qu’il aime et qui lui ressemble. » L’homme a pourtant une santé fragile. Il souffre d’une maladie grave : Théo est bipolaire, maniaco-dépressif.
À ses côtés, son petit-fils Jérôme, stagiaire et interne en psychiatrie, venu de Paris, mais aussi Paul, médecin, l’aîné de ses huit enfants, son complice, passionné de courses à vélo qu’il mène avec Fred le syndicaliste ou Michel le policier, toujours prêts à arpenter les « routes étroites et serpentées, dessinées dans les champs de canne à sucre ». Ancien diplômé de maladie vasculaire de la faculté de Montpellier, Paul fréquente les cardiologues, toujours un stéthoscope autour du cou. Un matin, après une nuit de fraicheur tropicale, voici qu’on l’appelle en urgence : « Il est arrivé quelque chose à papa, il faut que tu viennes. »
Sur place, Paul trouve le corps inanimé de son père, dans sa maison ventée par les alizés. Près de lui, la cordelette avec laquelle il s’est pendu. Le fils orphelin s’interroge sur cette tragédie : « Par quel aveuglement n’a-t-il pas vu, n’a-t-il pas senti la détresse d’un homme seul, son père qui réclamait du secours ? » Rapidement, Paul découvre dans la maison familiale un sac en cuir, déchiré, en mauvais état, avec un « trésor caché dedans ». Assis dans la bibliothèque paternelle, il ouvre le sac avec délicatesse et en tire un cahier d’écolier rouge dans lequel il reconnaît immédiatement l’écriture de son père, au long des pages numérotées de 1 à 137. Que va découvrir Paul ? Que contient ce cahier mystérieux, qui affiche, pour titre, « Résumé de ma vie avec quelques détails très précis » ? Habité par une intense émotion et figé dans son corps, Paul plonge dans les mots de son père, happé par le texte rédigé à la plume noire. A la veille de quitter le monde des vivants, au bord de la folie, Théo retrace sa longue histoire, à la fois sur les origines de sa maladie mentale et sur le passé des archives familiales.
Hanté par ce qui demeure et ce qui disparaît, entre les souvenirs de l’enfance et la violence de l’histoire, le roman de Pierre Sainte-Luce bouleverse. Il nous transporte à côté des pélicans gris, avec l’oiseau marin-pêcheur pipirit ou près des chutes de la rivière du Grand Carbet, qui prend sa source sur le flanc est de la montagne Soufrière. De Clodius, haïtien clandestin, à Eusèbe, coupeur et arrangeur de gommier, Transfiguration partage des expériences de vie et des existences croisées. S’opèrent alors des mutations, qui « transfigurent » les personnages, au-delà des générations qui se croisent, s’échangent, se renouvellent en miroir les unes des autres. À chaque fois, par la nouveauté de la présence, la communauté est recréée, l’humanité devient présente à elle-même.
A travers l’enfance et le rêve, l’amour et la famille, le roman de Pierre Sainte-Luce, médecin et homme de culture, offre une déambulation intime et sensible. Dans Transfiguration, il est aussi question de Frantz Fanon et de Louis Delgrès, de Rabelais et de Corneille, de Simone Schwarz-Bart et de Toni Morrison, d’Edouard Glissant et de Saint-John Perse, d’André Breton et d’Aimé Césaire. On y entend des musiques, aussi diverses que celles de Scarlatti, de Leonard Cohen, du groupe Kassav ou de la musique kompa, venue d’Haïti.
Depuis les « nuits embrumées de songes », remontent dans le texte les odeurs d’épice et de rhum, le goût du lait de vache et du pain rassis, et les couleurs des bananiers en fleur, de la houle aux écumes étoilées ou du bleu de la mer des Caraïbes. Dans ce voyage en terre tropicale, Transfigurationnous ouvre à la beauté du mouvement incessant du flux et du ressac. Cette poétique du temps et du transport est également celle de l’histoire des hommes et de leur destin.
Pierre Sainte-Luce, Transfiguration, Editions Jets d’Encre, 270 p., 21,90 euros.