On croit d’abord lire une sorte de fable — l’histoire, sur cent ans, de Lonsonier, un immigré français ruiné par le phylloxéra, venu faire fortune en Californie depuis son Jura natal, ce pays de « calcaire et de céréales, de morilles et de noix », débarqué malencontreusement au Chili, et y cultivant dès lors la vigne ; engendrant des boutures et des sarments qui donneront un poilu mélancolique, une aviatrice téméraire, un étudiant supplicié. 

On imagine assez bien dans ce roman-monde sur les traces du réalisme magique, un Macondo aux proportions d’une nation andine, une saga exubérante et baroque, remplie de spectres botaniques, d’animaux insensés et d’adultères bibliques, de maisons immobiles et vermoulues, d’automnes éternels et de fantômes truculents — et comme chez les grands maîtres sud-américains, l’art du conteur, qui nous promène à travers le temps, de prophéties pour rire en faux suspense, de pierres de touche en prolepses facétieuses car aussitôt démenties, se révèle trop rusé pour se prendre au sérieux : « Cet homme va mourir jeune » dit-on de Lazare, revenu des tranchées, quand il mettra cent dix-huit ans et deux cents pages à rejoindre morilles et calcaire dans leur humus. 

Le livre de Miguel Bonnefoy, « Héritage », se trouve certes redevable de ce noble legs — moins par un folklore qui serait superficiel, mais aussi et surtout par sa gourmandise de sensations — combien de mots, dans ce livre, pour relever les odeurs d’une cuisine rutilante et puante, entre laurier et venin ? Combien d’adjectifs pour décrire avec poésie et précision l’infime qualité de telle décoction ou tel bain au citron, le geste d’un artisan ou la carlingue d’un avion ?

Et ce n’est pas l’ampleur réjouissante des personnages venus du monde entier dans ce labyrinthe en forme de conte, depuis un marin sétois, un chamane mapuche, des Juifs exilés, une Communarde androgyne, qui fait immédiatement reconsidérer ce premier jugement.

Seulement, comme Lonsonier replante dans le sol chilien les cépages français, Miguel Bonnefoy, franco-vénézuélien, accommode à la fois le baroque et l’épure, une sécheresse de style à la luxuriance des décors, et distille un roman qui, soudain, ne se ressemble plus.

Car les cinquante dernières pages sont, avec la même cadence prudente, la même adresse retenue, une description — la plus atroce qu’on ait lue récemment — de ce qu’une dictature veut dire ; avec des scènes insoutenables de torture et de cruauté, entre Goya et Mengele ; la plus drôle, aussi, dans ses portraits des compagnons d’infortune du héros, détenu dans une geôle puisque communiste au temps de Pinochet, comme celui qui profite d’une enquête absurde pour se faire inviter au restaurant par ses tortionnaires, ou l’escroc qui, fataliste, sait que, d’une manière ou d’une autre, son destin se trouve derrière les barreaux. 

Et c’est là, dans ces pages graves et bouleversées, qu’imperceptiblement, derrière les grésillements des gégènes, on voit s’esquisser une ombre, celle d’un futur exilé chilien nommé Michel, qui donne tout son sens à ce beau titre d’« Héritage ».

Et on comprend alors que loin de l’exercice de style, il s’agit d’un roman familial, recomposé et tragique, et que la lettre de ces destins n’est pas, comme chez Marquez, un inceste ou un pacte secret noué avec les éléments, mais l’histoire des hommes et des royaumes de ce monde — et que le seul héritage, parfois une damnation, est celui de la loyauté, du courage et du crime. 

On distingue dès lors ce que dissimule l’art du récit flamboyant, comme cette mission aérienne dans laquelle Margot, née du vol d’un condor et d’une pelisse odoriférante, rejoint les rangs de la RAF et leurre les bombardiers nazis au plus terrible des prix, ou cette scène d’étreinte de la même Margot, sur la tôle d’un zinc, avec une ombre revenue des crayères de la Meuse et dont le visage est celui de la douleur. 

Ou ce que signifie cette idée de grand romancier, celle d’une volière, dans la rue Santo Domingo de Santiago, qui abrite des dizaines de moineaux et autres canaris ou palombes venus de tout le Chili, dans laquelle on enferme un soldat allemand ressuscité pour une nekuia scellée par la trahison ; une cage pour une conversation, non pas à la cathédrale, mais entre oiseaux, dont les ramages scandent, tout au long du livre, la voix des morts et des absents, un paradis de pépiement brusquement anéanti par un coup d’État au nom de sinistre rapace, l’Opération Condor, lorsque Pinochet, tel le conquistador du poète, s’abat sur le Chili comme un vol de gerfauts

Et on admire davantage la technique, pour le coup, magique, d’oiseleur, dans le maniement de tous ces destins, ces personnages aux migrations d’hirondelles qui vont et viennent d’un côté à l’autre de l’Atlantique, retournant sur ce continent et dans la plus limpide région. Et plutôt qu’à Carpentier ou Borges, c’est à l’ « Oiseau » de Michelet que l’on songe soudain : son génial et absurde éloge où il peignait la race à ailes et plumes en symbole de la liberté et de la fatalité, ces « vautours du Jardin des plantes » qui « perchés ensemble comme autant de pachas turcs » composent un « grave divan d’exilés » qui « semblent rouler en eux les vicissitudes qui les mirent hors de leur pays ».

Les personnages de Bonnefoy, bannis par la dictature ou la ruine, aimantés à l’Europe par l’appel des combats et de la liberté, tombés du nid et dans les bourrasques du temps, ressemblent à ces oiseaux aux voyages de métronome — mais au delà de l’analogie, c’est ainsi qu’ils apparaissent au lecteur, comme ce « petit faucon du Chili » de Michelet, ce rapace aimable dont l’historien faisait par excellence l’espèce à la fois proche et fascinante, inconnue et domptée, fier chasseur qui a pourtant besoin d’être caressé des enfants : la jeune fille aux rêves d’aviatrice téméraire dont le quartier attend l’envol ou le compositeur enterré en héros, tous nous deviennent sauvages et familiers à la fois.

Car dans cette figuration ornithologique de toute une famille, on aura compris que l’essentiel se joue dans un châtiment lancé au début du siècle, un mauvais présage, en somme, ce que les Romains appelaient une infortune d’« auspice », c’est-à-dire l’art de la divination dans le vol des oiseaux. L’héritage des Lonsonier et de leur volière sera éternellement décidé dans le tournoiement d’une bombe, d’un condor, d’un avion ou l’auspice de la chute. Et ce chant magnifique des prisonniers de la Villa Grimaldi pour distraire leurs tortionnaires doit beaucoup au volatile d’un autre poète, encore, ce pélican dont la Muse énonçait que « les plus désespérés sont les chants les plus beaux », dont les plus immortels « sont de purs sanglots ».

Loin d’être réaliste ou magique, « Héritage » se teinte d’une nécessité tragique. Accompli et prémédité, il est un sanglot d’autant plus beau qu’il est, faussement fantasque, timbré à la plus douloureuse des notes.