Voilà une idée éditoriale formidable : consacrer une collection à un thème donné, circonscrit, et publier tous les ouvrages en un seul office. Les sept péchés capitaux se prêtent parfaitement à ce genre d’entreprise. Le péché est par nature romanesque. La vertu, en revanche… Et puis, il y a la magie du chiffre 7. Les péchés capitaux sont au nombre de sept. Les vertus, elles, doivent se scinder en deux groupes – trois vertus théologales et quatre vertus cardinales – pour atteindre ce chiffre magique. Bon, tout cela a évolué au fil des siècles, ça ne s’est pas fait en un jour, mais dans la culture chrétienne c’est fixé depuis le XIIIème siècle : sept. On notera que l’acédie, cette espèce de découragement de l’âme qui rappelle notre burn out contemporain, a disparu de la nomenclature officielle. 

Les sept péchés capitaux, donc. Un peu comme les sept nains de Blanche-Neige, il nous en manque toujours un quand on nous demande, au débotté, de les citer sans reprendre souffle. La paresse, la gourmandise, l’avarice, la colère, la luxure, l’orgueil, l’envie. Laurent Nunez a choisi de traiter l’orgueil, et il remarque, alors qu’il est déjà bien engagé dans la rédaction de son opus, que ce péché-là est le seul à être du genre masculin, en français. Rappelons que pour les vertus, théologales et cardinales – foi-espérance-charité, et prudence-tempérance-force-justice – tout est féminin en français. N’en tirons aucune loi, constatons, simplement. Ce ne sont là que des considérations linguistiques qui, au fond, nous éloignent de l’essentiel : comment sept écrivains contemporains, de la même génération, se sont-ils confrontés aux vertus littéraires du péché ?

La collection, lue d’une traite dans son ensemble, met en lumière une cohérence de fond et quelques divergences de forme. Heureusement. Quel ennui s’il en était allé autrement ! Si chaque auteur avait dû se conformer à un carcan préétabli : tant de feuillets, une novella et rien d’autre, rester dans la ligne fixée… Cela n’aurait eu aucun sens. Parce que se pencher sur la notion de péché c’est, par définition, s’écarter de la ligne. Louis-Henri de La Rochefoucauld nous livre les Mémoires d’un avare nommé François Cassette, patronyme qui renvoie par la bande au moliéreque Harpagon et à sa… cassette. Le personnage est critique gastronomique, et sa vie nous est contée sous la forme d’un texte enlevé, aux références multiples. Cécile Ladjali, qui traite la gourmandise, nous emmène avec Chère dans le bordelais, pour une cérémonie à la Jérôme Bosch. Céline Curiol, via son personnage de Lise, se demande quel est l’antonyme de paresse. Il faut dire que l’amie de Lise, Karen, est une femme active, mais pour son fils Pacôme « la moitié des trucs qu’elle fait, peut-être même les trois-quarts, c’est pour se donner bonne conscience. » Sa Posture du pêcheur – l’accent circonflexe du dernier mot du titre est un joli clin d’œil – est placée sous le signe du Bartebly de Melville. La luxure, on le sait, est le deuxième cercle de l’enfer selon Dante, après les limbes. Petit péché capital, peut-être… Laurence Nobécourt s’empare du thème pour embrasser le féminin. Dans Post Tenebras Lux, elle explore l’amour et la sexualité pour culminer sur la spiritualité, dans une langue habitée, d’une sincérité rare. 

Deux ouvrages de la collection se distinguent par leur côté non romanesque, ceux de Linda Lê et de Mathieu Terence. La première, dans Toutes les colères du monde, nous offre un panorama des réflexions sur l’ire dans l’histoire littéraire et philosophique. L’Alceste de Molière ouvre presque la liste, après la description d’un tableau de Ferdinand Hodler. Les Furies, les âmes du Purgatoire de Dante, les héros d’Allan Sillitoe, Ajax et Penthésilée, entre autres, étayent la progression de l’enquête de Linda Lê sur la colère. En très courts chapitres, l’autrice parvient à captiver son lecteur. Le dernier versant de cet ouvrage minutieux et très documenté retourne l’idée du péché : Zola est en colère lorsqu’il rédige J’accuse, les colères des peuples sont saines lorsqu’il s’agit de s’insurger contre la rudesse d’un régime en place, la colère peut donc apparaître comme une planche de salut. Le second, Mathieu Térence, s’empare de l’envie : « L’envie est, avec l’orgueil, l’un des péchés du diable » lit-on en quatrième de couverture de sa contribution intitulée Du ressentiment. « Le ressentiment est la forme sociale de l’envie », affirme-t-il. Térence revient sur la notion de « technosmose » qu’il avait développée ailleurs, renvoie à René Girard et au bouc émissaire, évoque la série Le Prisonnier… L’enquête menée ici sur ce mal qu’est l’envie est vertigineuse, haletante, précise. 

Penchons-nous enfin sur Regardez-moi jongler de Laurent Nunez. Cet ouvrage-là s’intéresse à l’orgueil, sur le mode modeste, et c’est un tour de force. Si l’on envisage les publications antérieures de Nunez, on se rend compte qu’il s’est toujours ingénié à parler des écrivains, ou de la langue française, mais jamais de lui. Ici, il amorce un tournant dans un œuvre encore en élaboration. Sa contribution à la collection des péchés capitaux est un ensemble de textes de réflexions, de notes intimes et d’anecdotes littéraires. Surprise de taille : les poèmes. Nunez nous ouvre la porte d’une partie intitulée « Le Domaine interdit ». Donner ses poèmes à lire, est-ce un geste d’orgueil ? Ou le premier pas vers l’acceptation de sa propre écriture ? Le dernier versant de l’ouvrage se compose d’un journal de confinement et d’un élargissement à Madrid, tout en émotion. Le COVID emporte le grand-père, que l’on doit enterrer presque en catimini. Un autre Laurent Nuñez – avec tilde, ce caractère hispanique unique qui le rend si mal commode pour les claviers français, et force à l’homonymie – envahit le quotidien de l’auteur sans tilde, qui se fait copieusement insulter sur les réseaux sociaux. Voilà qui relativise, pour le moins, la notion d’orgueil : qui suis-je, moi qui ai au moins un homonyme ? Il vaut mieux préférer rire d’avoir un double encombrant, et ne pas la ramener. « Comment peut-on ressentir une telle fierté, alors qu’on a juste placé quelques mots les uns à la suite des autres ! » s’exclame l’auteur au presque début de son livre. Et pourtant, les écrivains sont orgueilleux, et les exemples que Nunez nous propose sont savoureux. N’en citons qu’un seul ici : Marguerite Duras, après l’adaptation de son roman L’Amant par Jean-Jacques Annaud, assez remontée parce qu’elle pense que son texte et son écriture ont été trahis par le réalisateur, ne tarit pas, non pas d’éloge, mais de persiflage, sur son propre ouvrage : je l’ai écrit alors que j’étais soûle, mon texte c’est de la merde, etc. Suprême orgueil que de retourner ainsi la situation : dire du mal de son propre livre pour ne pas baver sur le film. Regardez-moi jongler est une petite merveille de surprises à chaque page, on y trouve même la liste des prochains astéroïdes qui frôleront la Terre… De quoi en rabattre sur l’orgueil des écrivains, et de leurs œuvres qui disparaîtront quand tout disparaîtra. Ce qui épouvantait les frères Goncourt… Regardez-moi jongler est, dans la collection, l’opus qui joue le plus sur le contrepied, sur fond d’ironie tendre et sincère. A lire et à relire, pour le plaisir et l’érudition partagée.

Les ouvrages qui constituent cette collection unique envisagent les péchés capitaux sous des angles distincts, pas forcément convergents. La notion de péché est un des fondamentaux de notre civilisation occidentale, même hors du cadre religieux. La paresse, par exemple, est un scandale aujourd’hui dans l’environnement managérial, et la gourmandise une atteinte aux diktats du healthymood. S’ils sont tous différents, et empruntent des voies divergentes, les sept ouvrages de cette collection sont à lire sans modération.


Les sept péchés capitaux, collection de sept ouvrages.

Céline Curiol, La Posture du pêcheur ; Cécile Ladjali, Chère ; Louis Henri de La Rochefoucauld, Mémoires d’un avare ; Linda Lê, Toutes les colères du monde ; Laurence Nobécourt, Post Tenebra Lux ; Laurent Nunez, Regardez-moi jongler ; Mathieu Terence, Du Ressentiment, Ed. du Cerf, coll. Les sept péchés capitaux, 4 février 2021.