Imaginez… Imaginez de jolies petites peluches toutes douces. Elles ont la forme de lapins, de pandas, de corbeaux, de dragons… Elles se déplacent sans la volonté de celui qui les a acquises, mais ne sont pas mues par une intelligence artificielle. C’est un humain qui est aux commandes, qui décide d’aller et venir, qui se dirige de lui-même vers sa base pour se recharger, et qui, même, peut se déconnecter et laisser son « maître » tout seul. Mais le maître de la peluche peut tout aussi bien décider de passer son petit dragon, ou son petit panda, sous la douche, ou de le fracasser à coups de marteau, et donc de s’en débarrasser. Ces petites peluches s’appellent des Kentukis, elles sont nées de l’imagination de Samanta Schweblin qui les promène dans de courts chapitres saisissants, tout autour du monde. Le roman qu’elle nous propose est glaçant et poétique, d’une poésie ultra-contemporaine qui pousse à ses limites le jeu du voyeurisme et de l’exhibitionnisme. 

Ces Kentukis tout mignons ont, en quelque sorte, deux propriétaires : celui qui achète la peluche, et celui qui a acheté le droit d’habiter la peluche. On est là, en creux, dans une démarche marketing impeccable, qui a envisagé deux cibles potentielles et totalement distinctes : il y a ceux qui veulent être vus, et ceux qui veulent voir. Il y a ceux qui déballent une sorte de jouet, le connectent, et étalent devant lui leur vie intime, et ceux qui ont acheté un simple code et attendent patiemment qu’un tiers les mette en route. Les deux parties, l’acheteur et l’acheté, disons-le ainsi, ignorent tout l’une de l’autre. C’est la grande roue de la fortune, du hasard. L’acheteur a un petit avantage : il peut choisir l’apparence de son Kentuki. L’acheté, lui, ignore sous quelle forme il va s’incarner. 

Samanta Schweblin bâtit un ensemble fictionnel exemplaire, en envisageant tout un éventail de possibilités. La ronde des Kentukis se joue à l’échelle mondiale, une vieille péruvienne se retrouve dans un appartement allemand, par exemple. Un traducteur permet de comprendre ce qu’il se passe dans l’intimité de l’acheteur, mais l’acheté ne peut communiquer que par petits cris ou ronronnements avec son maître. Drôle de communication. Et drôle n’est pas le mot, bien entendu. Le monde que nous décrit Samanta Schweblin est une amplification affolante de l’ultra moderne solitude. Les différents personnages du roman ont tous une faille ou un espoir – ce qui revient au même, au fond – : un père divorcé, une mémé attentive et prévenante, un gamin qui veut voir la neige alors qu’il habite dans un pays où jamais elle ne tombe…  L’entreprise fictionnelle devient abyssale lorsque les Kentukis – manœuvrés par les achetés – s’organisent entre eux, par delà les frontières, pour se partager bases de rechargements et plans d’évacuation. 

Les petites peluches ne sont qu’une illustration, une incarnation, des rapports humains et sociaux. Au hasard des acquisitions, des liens se créent, parfois indéfectibles, souvent terrifiants d’intrusion. Schweblin envisage diverses combinaisons, parmi lesquelles le fait d’être à la fois propriétaire d’un Kentuki et « habitant » d’un autre ; de pouvoir choisir le Kentuki dans lequel on s’incarnera en ayant recours à des circuits parallèles de vente et ainsi échapper au hasard ; etc. Le roman est un puzzle plus qu’un ouvrage choral. Chaque situation individuelle et duelle est envisagée du point de vue d’un narrateur omniscient, et c’est là un point essentiel du dispositif romanesque. Le lecteur voit s’agiter tout un (petit) monde dispersé sur la planète entière, relié par une transaction commerciale – on achète, ou on est acheté. Répétons-le : c’est glaçant. Et ultra-sensible à la fois.

Samanta Schweblin est argentine, a vécu dans d’autres sphères que le Cono sur. Elle a, entre autres, séjourné en Italie et en Chine, et réside actuellement à Berlin. Mais la littérature qu’elle nous propose est résolument argentine. Il y a, dans ce petit coin du monde, au sud de l’Amérique du sud, une manière particulière d’envisager la fiction. Une manière qui touche au fantastique quotidien et au réalisme poétique, qui privilégie la forme brève à la saga, qui interroge la condition humaine par le biais de la surprise et du contre-pied. Bien sûr, le premier nom qui vient à l’esprit est Borges, cependant Schweblin semble appartenir plutôt à la famille littéraire de Julio Cortázar ou d’Eduardo Berti. Mais Samanta Schweblin trace aussi un sillon très singulier dans la littérature contemporaine, sa voix est unique, remarquable, dérangeante et signifiante. Kentukis – roman publié en espagnol en 2018 mais proposé au lecteur francophone en 2021 – est un des jalons essentiels de son œuvre. Samanta Schweblin est une autrice à découvrir absolument, et à suivre. 


Samanta Schweblin, Kentukis, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle Gugnon, éd. Gallimard, coll. Du monde entier, 14 janvier 2021, 272 pages.