Je veux parler d’un livre vieux de trois ans. Une éternité ou presque, direz-vous, au train en ce siècle débordé où roule notre Présent sans freins, avec ses chocs et ses chaos toujours plus neufs et angoissants. Mais je m’y livre par plaisir pour l’esprit, tant ce texte de si vieille extraction – trois ans déjà ! –, cette archive presque, diraient nos minutistes de l’évènement-minute, nos actualistes du politique sur un clic et autres addicts du hic et nunc généralisé, semble avoir été écrit durant ce sombre automne en vue d’un lecteur de demain. Tant cet essai, en effet, qui garde à la relecture son poids de savoir, d’analyse et d’extrême contemporanéité, semble avoir eu un temps d’avance sur les bouleversements qui se succèdent aujourd’hui comme autant de vérifications a posteriori des vues de son auteur. Bref, voici un livre sur l’état du monde, L’Empire et les cinq Rois, de Bernard-Henri Lévy, écrit « à l’époque » avec cette once souveraine de recul que donne l’anticipation sur ce qui nous occupe, quand, faisant nourriture du plus ancien et le portant au cœur du plus nouveau, le scribe philosophe, inspiré d’une saine colère, vise juste et profond. Et c’est le cas, Annus horribilis 2020 à l’appui, de ce livre lanceur d’alerte quant à notre situation en mal des Lumières de l’Europe et de feu la grande et belle Amérique. Piètre situation, plus que jamais en cours.

Le futur, puisqu’il s’agit ici de lui et de nous, qui s’offre à nous à une allure jamais vue pour le meilleur et pour le pire, a inspiré au fil des temps plusieurs types d’officiants : prestataires autorisés ou pas, prédicateurs, vaticinateurs, visionnaires, voyants géniaux ou grinçants, de Rimbaud à Houellebecq.

Il y eut d’abord les propagandistes de la science, ses promesses et ses merveilles, en route vers des aubes sans fin, riches de révolutions technologiques inouïes, produits du génie humain pour la grande aventure et le progrès de l’humanité. Ce furent Jules Verne et le dix-neuvième siècle dans tous ses états face à cette nouvelle religion : la religion de la science. Au revers de cette médaille trop belle pour être vraie s’invita la science-fiction, inventant chaos, guerres au-delà des temps, catastrophes, royaumes de désolation ou de rédemption, zombies venus d’ailleurs ou sortis de notre propre sein. Ce furent en ouverture H.G. Wells et sa Guerre des mondes, Adlous Huxley et son Meilleur des mondes. Littérairement, ce fut Kafka et ses fictions hantées sur la barbarie bureaucratique qui allait dévaster la civilisation européenne, avec La colonie pénitentiaire en 1919, suivie, après sa mort, du Procès et du Château. Ce fut un peu plus tard, 1984 d’Orwell dans la même veine désespérée d’un monde passé sans retour sous la botte du Moloch totalitaire. Ou encore, plus près de nous, Philip Roth, dans La Tâche, sur le puritanisme qui gangrènerait sous peu l’intelligentsia américaine. Autant de prolepses (en grec ancien, action de prendre d’avance ; figure de style où sont mentionnés des faits qui se produiront plus tard) sur lesquelles le monde réel allait s’aligner comme à plaisir. L’œil de la littérature, une fois de plus, aura vu et dessiné, presqu’à la lettre, ce qui allait nous advenir, dont nul ne s’était en amont avisé.

Passons, aussi fascinantes soient-elles, sur les anticipations par collision du rêve, des chimères ou de l’imaginaire avec le réel, dont la plus fameuse illustration reste le roman Futility de Morgan Robertson, en 1898, quatorze ans avant le naufrage, quasiment « mot pour mot », du Titanic : « De la glace, hurlait la vigie, de la glace droit devant, un iceberg ! En cinq secondes, la proue du navire commença à se soulever et de tous côtés on pouvait voir à travers le brouillard un champ de glace qui se dressait à trente mètres de haut sur sa route. »

Dans un tout autre genre – l’historico-mondial, hérité de Gibbon, Tocqueville et Toynbee – mentionnons pour finir Quand la Chine s’éveillerale monde tremblera, d’Alain Peyrefitte. Publiée en 1973, au sortir de la Révolution culturelle qui avait laissé l’immense Empire du Milieu exsangue, la prophétie d’un des proches ministres du général de Gaulle ne manquait ni de sel ni d’intuition.

Venons-en à L’Empire et les cinq Rois, et aux morceaux consacrés par Lévy à l’une de ces autocraties – Russie, Chine, Iran, Turquie, pétro-monarchies arabes – qui, toutes le vent en poupe, mettent à profit l’isolationnisme trumpiste et la fin de l’exceptionnalisme virgilien des Pères fondateurs férus d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, pour défier l’Occident, et rêvent tout haut de rebâtir les empires défunts dont leurs modernes épigones vénèrent les lambeaux et les tombeaux éteints comme autant de droits historiques miraculeusement ressuscités sur telles terres allogènes, telles minorités ethniques ou religieuses à soumettre une fois pour toutes. Autant de traites à tirer sur l’Histoire sans plus attendre ni barguigner. Choisissons, mise à nu par Lévy, la Turquie néo-ottomane du néo-sultan Erdogan mimant Mehmet II le tombeur de Byzance. On était donc il y a trois ans. L’heure tant attendue de la revanche et de la reconquête sonnerait bientôt pour l’homme fort du Bosphore, de la Syrie à la Libye, de la mer Egée au Haut-Karabakh, de Sainte-Sophie redevenue mosquée à la restauration à terme du Califat. Nous y sommes désormais de plein fouet. Mais tout, là, d’ores et déjà était dit, à l’aune de la philosophie de l’histoire, d’épisodes guerriers tirés de la Bible et d’invocations lyriques de l’universalité du genre humain : a contrario étaient listés les hommes, les idées historicistes en théâtre d’ombres du touranisme pan-turc métastasant partout en Asie centrale, la mégalomanie islamofasciste d’Erdogan peint en portier de l’enfer, le décor de carton-pâte de ses palais, le peuple d’Anatolie rendu aveugle et somnambule. La charge était implacable. N’est pas l’émule de Soliman le Magnifique qui veut. Il suffira au nouveau lecteur de ce livre salvateur d’en dérouler le fil jusqu’à l’actualité en cours, les derniers faits et méfaits, la dernière injure en date d’Erdogan. Il verra qu’il n’y a pas un mot, une analyse, un théorème de géopolitique à retrancher du tableau général, de la visée d’ensemble. Il en va non moins de même pour les quatre autres Rois mis à nu par Lévy.

Le projet, écrit Lévy, est là. Il s’affirme, en Syrie, à travers le soutien militaire aux groupes islamistes du Front Al-Nosra ou même, au début, aux djihadistes apparentés à Daech ; en Azerbaïdjan, à travers la solidarité surjouée avec les « frères » azéris en guerre, dans le haut-Karabakh contre une Arménie vue, plus que jamais, comme la patrie refuge d’un peuple en trop. 

J’ajouterai ceci. Les Ottomans prirent Constantinople il y aura bientôt six siècles. Siècle après siècle, renversant l’empire perse et d’autres peuples sur leur passage, ils progressèrent depuis l’Asie centrale, à plusieurs milliers de kilomètres, jusqu’aux rives du Bosphore, finissant par vaincre Byzance en 1453 et s’imposer à demeure sur ses terres et d’autres en Europe, sans autre titre que la force des armes. Reste qu’ils venaient d’ailleurs, étrangers à des terres et un espace qui n’étaient en rien les leurs et qui ne le sont, historiquement, toujours pas complètement. A preuve s’il en était besoin cette constante dans l’ADN historique de la Turquie d’hier comme d’aujourd’hui quel que soit le régime au pouvoir : n’avoir cesse – jusqu’en ce moment-même, de nouveau, au Haut-Karabakh – d’éliminer les unes après les autres les populations millénaires autochtones, Grecs d’Asie mineure, Arméniens, Kurdes. Refoulé, dénie, le péché originel d’avoir été un envahisseur étranger et un prédateur de terres est toujours agissant en sous-main. Il porte mécaniquement au négationnisme du génocide des Arméniens comme à la re-islamisation ces jours derniers de Sainte-Sophie, appropriation symbolique s’il en est, d’une basilique chrétienne datant d’avant la venue ottomane. Et le centenaire en 2024 de l’abolition du Califat et de la laïcisation de l’État par Mustafa Kemal promet d’intenses cérémonies expiatoires. Éternel retour du même…

Nous n’en avons pas fini, Européens, au Proche-Orient, au Caucase et en Méditerranée et jusque dans nos banlieues, avec tous les Erdogan petits et grands qui forment un peuple soudé ensemble sur le déni et les passions antiquaires.

Un commentaire

  1. La conclusion  » Nous n’ en avons pas fini  » prete à sourire ; Nous n’ avons jamais commencé et nous ( Mme Merkel en tete ) avons déroulé LE TAPIS pour accueillir 1,500,000 syriens-afghans-pakistanais- sous la menace d’ Erdogan d’en déverser tout autant si la stupide entité multicèphale de Bruxelles ne lui graissait pas la pate de 3 milliards d’euros . Erdogan a pu constater l’inconsistance des soi-disants grands puissances européennes . Et depuis le précédent de 2015, il en rajoute ( Chypre- Lybie -Arménie ) . Par consèquent avant de se hausser du menton , il faudrait taper tres fort du poing sur la table ; mais Macron n’a pas le moindre réfléxe quand un navire de la marine nationale est ciblé par un radar d’attaque turc …