Il était une fois un professeur de philosophie qui détestait la démocratie libérale, la religion et la morale. Il souhaitait dynamiter, ou brûler, c’était selon les jours et l’humeur, la Bourse ou les urnes. C’était par ailleurs le plus doux et le plus aimable des hommes. Il s’appelait Louis Althusser. Il enseignait alors à l’École normale supérieure. Je suis tombé immédiatement sous le charme de ce grand mélancolique, qui parlait avec beaucoup de douceur, comme Lucky Luke, dont il avait le look, y compris le mégot éteint à la commissure des lèvres. J’étais alors chrétien, vous vous rendez compte, et même mystique, mais plus vraiment catholique. Cela mérite une explication.

Mon père était protestant, descendant de paysans cévenols dont l’un, devenu prédicateur, avait été le dernier pasteur envoyé aux galères sous Louis XV. Ma mère était catholique et bretonne. Elle se signait ostensiblement quand le pape prononçait sa bénédiction urbi et orbi à la télé, qui était encore en noir et blanc. Il y avait alors chaîne unique pour tous, comme celle qui reliait entre eux les forçats condamnés aux galères. Pour l’épouser, mon père avait dû renoncer à la « religion prétendue reformée » et dénoncer Satan, ses pompes et ses œuvres. J’avais choisi, pour ne fâcher ni ma mère papiste ni mon père huguenot, d’être simplement chrétien.

Dans le secret de mon cœur, je n’avais nullement renoncé à Satan. Encore moins à ses pompes, Clarks, Church et Weston. À ses œuvres non plus, surtout quand elles étaient jeunes, élégantes, et aristocratiques. Ces enchanteresses fréquentaient l’École. C’était juste avant mai 1968. 

Qu’est-ce qu’elles nous ont fait cavaler ! Il y avait alors un lieu commun chez les marxistes- léninistes (prononcer « aime elle »), sur la différence entre la valeur d’usage (noble, belle, unique) et la valeur d’échange (vulgaire, laide, répétitive).

Je lisais alors la Bible, Marx, Leibniz et Spinoza. A l’occasion, le théologien protestant Rudolf Bultmann. La déconstruction de l’Évangile comme mythe par ce dernier me paraissait une belle aventure intellectuelle. J’avais découvert Maître Eckart et sa théologie négative, laquelle me fascinait par son goût d’absolu. On ne pouvait rien dire de Dieu qui ne soit aussitôt faux, parce que partiel. Même dire qu’il est éternel aboutit à le limiter. Et s’il lui plaisait d’être mortel ? Cette pensée me donnait le vertige.

Mes deux années de prépa à Louis Le Grand n’avaient pas arrangé les choses. Mon destin était tout scellé : j’étais le nouvel Eckart, celui qui allait obliger Dieu à entrer en lui en faisant table rase de toute pensée, de tout sentiment, de tout concept. Dans le vide ainsi créé, Dieu était obligé de s’engouffrer ! Bref, il fallait tout casser, dans la pensée, pour tout reconstruire à chaux et à sable. Mes camarades chantaient : « Nous sommes la jeune France/ C’est nous les gars de l’avenir/ Élèves dans la souffrance/ OM, nous saurons vaincre ou mourir !/ Nous sommes les enfants de Lénine/ Du grand Staline et de Mao/ Et nous bâtirons sur vos ruines/ Le communisme en renouveau ! ».

Je chantais avec entrain, comme j’avais jadis entonné les cantiques (catholiques) et les hymnes (protestants). J’aimais passionnément la musique. Je me souciais peu des paroles. Je pensais faire partie d’un groupe, alors qu’en réalité j’étais parfaitement seul. Le chef de l’organisation à laquelle je croyais appartenir m’a rappelé avec colère, bien des années plus tard, que j’avais refusé d’entrer dans son groupuscule, que je trouvais trop modéré. J’avais oublié cet épisode. Pour résumer, j’étais grave. C’est donc un élève très à l’ouest qui a rencontré, à l’automne 1967, un maître qui ne l’était pas moins. Simplement, nous ne le savions ni l’un, ni l’autre. 

J’ai gardé le souvenir de cette première rencontre. C’était dans le bureau de Louis, une grande pièce d’angle, qui donnait sur un jardin. C’était immense, rempli de fauteuils en cuir fatigué, avec des piles de livres posés dessus. Louis fumait sans discontinuer. Il allumait sa cigarette à la précédente. II n’avait jamais de feu, lui qui voulait le mettre partout.

Il était alors le prince de la jeunesse. Il ne le savait pas ou n’en avait cure. Il n’était jamais allé sur un plateau télé. On le distinguait à peine au milieu de toute cette fumée. Il écoutait plus qu’il ne parlait. Mais quand il parlait, c’était pendant des heures, une sorte de soliloque splendide et bouleversant. Il y avait, dans ce bureau où il recevait les élèves, une porte matelassée qui menait à l’appartement privé qu’il partageait avec sa compagne de longue date, Hélène, qu’il devait épouser l’année suivante et étrangler bien des années plus tard.

Comme les enfants et les alcooliques, nous nous sommes immédiatement trouvés. J’avais enfin quelqu’un à qui confier mes folies. Il écoutait, amusé. Je ne savais pas, alors, qu’il était encore plus grave que moi. II pensait sincèrement que le marxisme était une science aussi dure que les mathématiques ou la physique. II incombait aux philosophes contemporains, et d’abord à lui, Louis, d’inventer la philosophie qui allait avec.

J’allais bientôt abandonner mon délire philosophique et religieux pour devenir journaliste. Je regrette parfois de ne pas être resté fou comme lui. Ce jour-là, lors de notre première rencontre, j’ai dû rester plusieurs heures avec lui, mais je ne m’en suis pas rendu compte. Il faisait soleil quand je suis arrivé. Quand je suis parti, il faisait nuit.

Un commentaire

  1. pourriez-vous dire ce qu’il reste de sa lecture de Marx pour les non marxistes ?