Depuis le décès de Louis Althusser en 1990, ses archives personnelles entreposées à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) font l’objet de publications posthumes initiées par son directeur, Olivier Corpet. Le dernier volume, Des Rêves d’angoisse sans fin (Grasset), plonge le lecteur dans le troublant inconscient de cette figure intellectuelle majeure de son époque, qui souffrait de graves troubles mentaux et multipliait les séjours dans les hôpitaux psychiatriques. Ces Rêves d’angoisse sans fin, hantés par la peur d’être à nouveau en captivité, de devoir quitter la rue d’Ulm, ou par des pulsions érotiques, incestueuses ou morbides, dévoilent un nouveau visage du philosophe, qui transcrivait et conservait précieusement les récits de ses « épouvantables cauchemars » dans ses archives personnelles, comme pour tenter de mieux se comprendre et se préserver de la folie. Dans une lettre de 1958 à sa bien aimée Claire, il écrivait « Le rêve est toujours en avance sur la vie : c’est une vérité absolument acquise, une vérité comme 2 et 2 font 4. Ce qui veut dire que la vie vérifie toujours ce que le rêve a discerné et conclu avant elle ». Une affirmation qui se vérifia tragiquement lors du meurtre de son épouse, Hélène Rytmann, par le philosophe lui-même. Des Récits de rêve d’angoisse présente en épilogue l’explication d’Althusser sur ce geste fatal. Une note attribuée par Louis Althusser à son psychiatre traitant, développe alors l’idée d’un « meurtre à deux », mais il s’agirait là, en réalité, d’un dialogue du philosophe avec lui-même selon Olivier Corpet, qui voit en ce discours « un désir de s’auto-disculper ». Un voyage fascinant dans l’inconscient de Louis Althusser. F.W.


À partir des archives personnelles de Louis Althusser confiées à l’IMEC, vous avez publié L’Avenir dure longtemps, Journal de captivité, Ecrits sur la psychanalyse, Ecrits philosophiques et politiques I et II, Lettres à Franca et Lettres à Hélène, puis Des rêves d’angoisse sans fin. Comment avez-vous envisagé la publication posthume des écrits du philosophe?

Nous l’avons envisagée dès la découverte de L’Avenir dure longtemps, en 1991. En accord avec l’ayant droit et légataire universel de Louis Althusser, son neveu François Boddaert, nous avons décidé de commencer une série de publications posthumes avec cet ouvrage. Claude Durand, à cette époque Président de l’IMEC, qui avait été en contact avec Louis Althusser pour la publication éventuelle de cette autobiographie, était prêt à s’engager sur une série de publications à long terme de nombreux textes inédits. Nous avons donc programmé, en coédition avec les éditions Stock, que Claude Durand dirigeait alors, la publication d’un ensemble de textes inédits tirés des archives de Louis Althusser, de L’Avenir dure longtemps en 1992 jusqu’aux Lettres à Franca en 1998. Ce contrat passé avec l’éditeur a été on ne peut plus satisfaisant pour nous puisqu’il donnait l’assurance de publier des textes inédits en grand nombre. Lettres à Hélène et Des rêves d’angoisse sans fin – co-édités cette fois avec Grasset, viennent clore ce même projet de publication de textes inédits de Louis Althusser.

Ce dernier volet consacré aux songes du philosophe permet aux lecteurs de découvrir un autre visage de Louis Althusser. Pourquoi ces récits de rêves n’ont-ils pas été publiés de son vivant ? En avez-vous publié l’intégralité?

Louis Althusser ne les aurait certainement pas publiés de son vivant. Ce qui importait donc, c’était l’accord de son ayant droit qui nous a toujours soutenu dans ce projet. Nous avons publié l’intégralité des rêves disponibles, à l’exception de quelques-uns difficiles à transcrire à cause d’une graphie souvent illisible.

L’IMEC (Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine) conserve les archives de Louis Althusser, de quelle manière défendez-vous son œuvre?

Toute l’idée a été, dès le départ, de montrer que l’œuvre pouvait être à nouveau diffusée à partir de la publication de L’Avenir dure longtemps. Il y a eu un effet éditorial évident qui fait que la plupart des textes édités de son vivant ont été réédités, à l’exception de quelques-uns épuisés mais qui ne le seront bientôt plus. L’héritier de Louis Althusser m’a confié la gestion de ses archives et j’ai donc tenu à ce que l’on publie les textes les plus intéressants qui se trouvaient parmi celles-ci. J’avoue être plutôt fier d’avoir ainsi contribué à ce que l’oeuvre ne connaisse pas le purgatoire auquel elle était promise (un philosophe marxiste, de surcroît militant du PCF) et connaisse plutôt un épanouissement posthume qui est au coeur de notre stratégie vis-à-vis de tous les fonds dont nous recevons les archives. Cet épanouissement posthume prend dans le cas d’Althusser un évident caractère éditorial avec un volume d’oeuvres inédites publiées plus important que l’oeuvre anthume, mais il prend également un aspect plus scientifique avec le nombre sans cesse croissant, et à travers le monde entier, de toutes les recherches et publications sur Althusser.

Quels rapports entreteniez-vous avec le philosophe?

Je ne l’ai jamais rencontré personnellement ; j’ai découvert ses ouvrages par les éditions Anthropos qui publiaient L’Homme et la société, une revue dont l’une des figures principales était Henri Lefebvre, opposant intellectuel farouche de Louis Althusser.

De prime abord, vous étiez en désaccord avec Louis Althusser, comme vous l’expliquez dans le texte Pourquoi et Comment (IMEC, 2014), où vous abordez votre compagnonnage avec Henri Lefebvre et le cercle des éditions Anthropos, ainsi que votre appartenance « dans ces années de domination par les althussériens du champ intellectuel », au camp de ses adversaires. Entrer dans le subconscient et l’inconscient de Louis Althusser à travers ses archives vous a-t-il permis de mieux appréhender le philosophe et changer d’avis?

Oui, bien sûr, j’ai beaucoup changé d’opinion au contact de ses archives sur la personne même d’Althusser à laquelle je suis extrêmement attaché désormais et cela même si je maintiens mes critiques contre son dogmatisme et ses aveuglements politiques, notamment vis-à-vis de ses relations de soumission avec le PCF. Comment ne pas éprouver de la sympathie rétrospective, voire de l’admiration, je dois même avouer, pour l’auteur de L’Avenir dure longtemps que je tiens pour un grand livre de philosophie. J’ai ainsi bien mieux compris les enjeux de ses positions, sans toutefois jamais les partager.

Fasciné par les rêves, le philosophe s’intéressait à ses songes, mais également à ceux de ses proches qu’il analysait dans des correspondances. Avait-il une connaissance particulière du sujet?

Non, il n’avait pas de connaissance particulière du sujet. Il exerçait son intelligence sur les rêves de sa maîtresse de l’époque, la dénommée Claire, et faisait preuve de suffisamment de perspicacité pour interpréter ses rêves. On en trouve d’ailleurs un exemple remarquable dans le livre. Althusser était conscient de l’importance des songes dans la formation d’un individu. Il avait lu L’Interprétation des rêves et La technique psychanalytique de Sigmund Freud, et un choix de rêves de l’auteur romantique allemand Jean Paul. Il était lui-même en analyse et ne pouvait ignorer la fécondité de ce type de matériau.

Quels ont été les temps forts de ses interrogations oniriques?

Louis Althusser a relu la transcription de l’un de ses rêves d’août 1964, retrouvée dans ses papiers par son amie mexicaine Fernanda Navarro. Un rêve “prémonitoire”, comme il l’a écrit lui-même, du meurtre de sa femme 16 ans plus tard. Là, il a constaté combien sa puissance de rêve avait anticipé la réalité. D’ailleurs, il l’a montré à son analyste d’alors, René Diatkine, tout en soulignant au feutre bleu les passages les plus étonnants. On imagine volontiers qu’il a voulu lui montrer qu’il était plus fort que lui, combien ce rêve prémonitoire était en avant-garde sur la réalité.

Les récits des rêves du philosophe conservés datent de 1941 à 1967. Peut-on déceler dans ces derniers l’évolution de son état à travers les motifs de ses angoisses?

Je ne le crois pas, si ce n’est qu’il y a des constantes qui reviennent dans ces récits de rêves, comme par exemple l’histoire du train que l’on prend en marche ou les histoires sexuelles. Mais franchement les récits sont trop décousus et épars pour qu’on puisse y déceler une évolution notoire de ses angoisses, à l’exception peut-être du rêve prémonitoire d’août 1964.

Dans l’ouvrage, vous publiez un cahier de photos reproduisant un certain nombre de récits de rêves d’Althusser, dans lequel l’évolution de l’écriture du philosophe est frappante. Pourquoi avez vous fait le choix de présenter ces archives manuscrites ? Permettent-elles au lecteur de plonger davantage dans l’intimité du philosophe?

Cela a été fait pour présenter la variété des matériaux dont on disposait, aussi bien écrits à la machine que dans des carnets. J’aurais pu en montrer plus. A l’extrême limite, il aurait été peut-être plus cohérent de les montrer tous sous forme de fac-similés, tant il est vrai que leur transcription leur donne typographiquement parlant un caractère faussement unifié d’un corpus homogène. C’est là la problématique de ce type de publication de documents d’archives. Néanmoins, je reste favorable à la publication de transcriptions et je préfère ne donner à voir des originaux qu’à titre illustratif et éviter ainsi le côté par trop fétichiste ou fétichisant de ce type d’édition.

Quel intérêt a eu l’étude des rêves d’Althusser dans sa psychanalyse ? Et dans la rédaction de son autobiographie par laquelle il cherche à comprendre et expliquer ce qui l’a conduit à étrangler, en 1980, son épouse Hélène Rytmann?

Disons d’abord qu’on ignore tout de ce qui s’est dit au cours de ses rapports avec ses analystes. Il est certain que les rêves ont tenu une place dans sa psychanalyse mais de quels rêves s’agissait-il, de ceux qu’il a transcrit ou d’autres qu’il n’a pas consigné ? Difficile de le savoir, impossible même. Ce que l’on sait c’est qu’il a conservé des récits de rêves et qu’on a jugé que c’était un matériau important. On ne connaît pas leur rôle, mais on sait qu’il en a relu certains au moment de l’écriture de son autobiographie.

L’épilogue de ce volume est « Un meurtre à deux » – une note de 1985 attribuée par Althusser à son psychiatre traitant après le meurtre de son épouse. En présentation de l’ouvrage, vous expliquez qu’il s’agirait selon vous d’un dialogue de Louis Althusser avec lui-même. Quelles motivations conduiraient le philosophe à s’exprimer au nom de son psychanalyste?

…Au nom de son psychiatre, ce qui n’est pas tout à fait la même chose ! Louis Althusser a consigné dans ses archives ses entretiens avec ses proches en 1985, au moment où il entame la rédaction de L’Avenir dure longtemps. Ce texte, intitulé par nous Un meurtre à deux, est le plus abouti qu’il ait laissé, que l’on publie et dans lequel il parle de lui à la troisième personne. Il s’agit quand même, comme je l’explique dans la préface, d’un texte qu’il a écrit lui-même et qui est facilement reconnaissable ou identifiable comme tel…

Pourquoi cette note trouve-t-elle sa place en conclusion d’un ouvrage consacré aux rêves d’angoisse du philosophe?

Au début de cette note, il est beaucoup question de son activité onirique. Et cela nous semblait un document extrêmement lucide sur ce qui lui était arrivé. Publier ce texte, c’était également boucler cette série de publications d’inédits sur ce qui avait fondé cette série justement, L’Avenir dure longtemps, en y ajoutant ce texte qui décrit au mieux sa position sur ce qui demeure le point focal de son existence, le moment crucial où le philosophe devient un meurtrier.

À ce jour, reste-t-il des documents de Louis Althusser que vous prévoyez de publier?

Non, pas de documents de cette nature ni de cette importance. En revanche il existe de nombreuses correspondances qu’il importe de mettre à jour, comme par exemple celle avec Jacques Derrida qui témoigne de son influence sur ses contemporains et qui éclairera d’une
lumière tout à fait originale le lien très fort qui existait entre ces deux philosophes. Mais, franchement, je crois que la publication de ces correspondances ne relève pas directement du travail d’épanouissement posthume que nous avons réalisé avec cette série de co-éditions de textes inédits, mais y contribuera.

Dans les cas de textes inédits d’auteurs disparus, quels sont les critères qui font qu’une partie des archives est publiée et l’autre non ? Est-ce la qualité ? La volonté de donner de la matière pour étude?

L’IMEC commence toujours par un inventaire des fonds d’archive, qui constitue le premier stade de la valorisation d’un fonds quel qu’il soit. Et le plus souvent avec l’aide d’un spécialiste de l’oeuvre, on repère les manuscrits ou les documents qui méritent d’être édités. Il en va différemment lorsqu’on tombe sur un manuscrit comme celui de L’Avenir dure longtemps dont l’édition s’impose d’emblée ou bien dans le cas des Cahiers de la guerre de Marguerite Duras, qui incitent à faire le choix délibéré d’une publication spécifique qui va venir s’ajouter à la liste des ouvrages “Du même auteur” – ou encore dans le cas d’oeuvres non publiées de Irène Némirovski qui ont été retrouvées dans le fonds de son éditeur et qui viennent contribuer à l’épanouissement posthume d’une oeuvre remise en mouvement et en circulation à partir de la publication de l’ouvrage inédit Suite française, conservé pendant cinquante ans dans une malle, et de son phénoménal succès aussi imprévisible qu’inattendu. Il y a des situations tout à fait différentes d’un fonds à l’autre ; de ce fait la publication d’une archive reste très liée à une appréciation qualitative de celle-ci. Et encore n’ai-je évoqué ici que des cas où l’IMEC a tenu à s’impliquer plus ou moins directement dans le processus de publication d’oeuvres ; or, il y a beaucoup d’exemples où ce sont les chercheurs eux-mêmes ou des ayants droit qui, sur la base de nos inventaires, ont choisi de publier tel ou tel manuscrit.