L’épaisseur d’une existence se mesure-t-elle aux chemins de traverse inattendus que l’on emprunte et qui, soudainement, révèlent un autre soi ? Derrière l’apparente cohérence d’une vie, se dessinent parfois des événements parallèles ou des rencontres latérales, qui manifestent des tensions intérieures, au sein d’une personnalité pourtant bien fixée.

Pour l’écrivain génial qu’est Sartre, son image semble en effet déterminée, à la fois pour lui et son époque : théoricien et praticien de l’engagement, il incarne le modèle de la littérature engagée au vingtième siècle. Guerres de Corée, d’Algérie et du Vietnam, révolution cubaine ou insurrection de Budapest, mai 68 ou mouvement maoïste, « tout le regarde et le concerne », rappelle François Noudelmann, en ouverture de son essai novateur et à contre-courant, Un tout autre Sartre.

Philosophe qui fut proche d’Edouard Glissant, penseur de la musique dans Le toucher des philosophes et de l’écologie sonore dans Penser avec les oreilles, à l’écoute des moi multiples, François Noudelmann est aussi spécialiste des écrits sartriens. Il assure aujourd’hui l’actuelle réédition augmentée des Situations de Sartre, à la suite d’Arlette Elkaïm-Sartre, qui avait revu l’appareillage critique des premiers volumes.

Son nouveau livre, Un tout autre Sartre, interroge : que dissimule l’image célèbre de Sartre sur un tonneau en 1970, face aux ouvriers des usines Renault à Boulogne-Billancourt ? Alors que Sartre offre lui-même le récit rétrospectif de ses engagements, à travers autobiographie et entretiens, Noudelmann va plus loin et enquête sur les vies parallèles et masquées de Sartre. Loin de la linéarité transparente, la vie de Sartre est faite de déroutes et d’échappées, explique l’auteur. Derrière la légende de l’écrivain engagé, Sartre croit-il vraiment à ses combats, ou joue-t-il un rôle de composition ? « Vive la littérature dégagée », lance-t-il en 1952, en pleine guerre de Corée : boutade ou provocation ? Faille ou personnalité multiple ?

Noudelmann révèle une existence sartrienne écartelée, constituée d’une multitude de contretemps, appelés superbement « feuilletés d’affects » : « Plusieurs Sartre cohabitent en un seul, hors de soi et avec soi. »

Pour nous donner le portrait inédit d’un Sartre « léger, rêveur, rieur », « en contrariété avec la grande Histoire », l’essayiste s’appuie sur une riche documentation inédite : des milliers de pages de correspondances, des dizaines d’heures de films personnels. Ces confidences nouvelles, véritables découvertes, dévoilent un Sartre inattendu : tantôt combattif, tantôt résigné, Sartre avance à reculons. Il confie ses doutes à ses amantes. Sartre n’adhère pas toujours pleinement à ses prises de position politiques. « Il faudra bien continuer mais c’est un bien triste sort » (Lettre à Michelle Vian, août 1952). « Je voudrais redevenir troubadour », lui dit-il.

En voyage en Chine, sur la place Tiananmen, sous un immense portrait de Mao, Sartre assiste à un défilé officiel. Loin de l’analyse politique, ce qui le frappe est l’impression de ballet nautique et de spectacle d’opéra : « Chacun faisait un vrai petit bond de carpe en levant son bouquet artificiel. C’était curieux. » (Lettre à Michelle Vian, septembre 1955).

Lors d’une autre correspondance amoureuse, neuf cents pages de lettres intimes à sa traductrice russe Lena Zonina, Sartre se dévoile amoureux sentimental, proche d’un personnage du théâtre de boulevard : « Je t’aime, ô mon bel Orient, mon soleil levant. » (Lettre à Lena Zonina, décembre 1963). Transformé en figure publique pour soutenir les plus grandes causes, Sartre accepte à contrecœur d’incarner la rage anti-impérialiste : « Et si je n’ai pas envie de crier ? » (Lettre à Michelle Vian, août 1953). Mû par un sentiment moral d’obligation, Sartre joue en réalité un rôle de théâtre, comme ceux qu’il aimait dans son enfance, le personnage de Pardaillan, héros romanesque de Michel Zévaco. « Le militant et le troubadour cohabitent dans la personnalité de Sartre », explique François Noudelmann. Ce qui fait la personnalité multiple de Sartre, sa psychologie complexe, c’est le dilemme entre le devoir et le désir. On le voit notamment à propos de ses articles sur l’économie collectiviste ou les kolkhozes, lorsqu’il écrit « Je faisais ça par conscience. » (à Michelle Vian, juin 1966).

Que désire profondément Sartre, à contre-courant de ses obligations ? Ce que Sartre aime par-dessus tout, c’est écrire avec style et avec plaisir, dans une prose littéraire qu’il chérit : « Flaubert me tient à cœur aujourd’hui […]. J’en crève d’envie mais je n’ai pas le temps. » (à Lena Zonina, octobre 1962). Sartre se sent divisé entre, d’un côté écrire L’idiot de la familleet, de l’autre, vendre La Cause du peuple.

Un événement vient bousculer la contingence des engagements nécessaires : lorsque l’occasion s’en présente, les voyages vont dépayser Sartre de lui-même.  Son amour pour l’Italie en est un bon exemple, comme l’illustre son projet inachevé La Reine Albemarle ou le dernier touriste. Son âme de flâneur s’y déploie et lui ouvre un espace de liberté. Grâce aux films en Super 8 réalisés par Arlette Elkaïm et visionnés par François Noudelmann, Sartre vagabonde en Grèce ou en Yougoslavie, déambule en Espagne ou aux Pays-Bas, se fait touriste amusé ou promeneur stendhalien. D’un portrait en gros plan ou lors d’un visuel en panorama, Sartre s’amuse devant la caméra, dans les jardins de l’Alhambra ou sur les canaux de Venise. Il fait également le récit de ses voyages dans un journal de bord, où il raconte qu’il aime contempler le foulard d’une passante ou ressentir la beauté fugitive d’un paysage sensible. Loin de l’activisme militant ou du théoricisme engagé, Sartre retrouve le plaisir de la rêverie ou l’enchantement poétique des images. Sartre change de peau ou se métamorphose, dans une errance imaginative et sublime.

En flottements ou en dérives, Sartre retrouve l’imaginaire littéraire et la joie de l’invention. Passion et plaisir se manifestent dès qu’il retrouve le bonheur de la littérature. Lorsqu’il prépare ses biographies existentielles, le génial écrivain retrouve la communauté des rêveurs dont il fait partie : Baudelaire, Flaubert, Mallarmé, Freud et Jean Genet. Sartre se met dans la peau des autres, explique Noudelmann : « Proche de personnages romanesques, ces auteurs apportent une chair déjà constituée à partir de laquelle Sartre peut se réincarner. » A travers ses vies rêvées, la plongée dans les aventures biographiques est une échappée romanesque dont Sartre est l’un des héros.

Ecoutant les textes, lettres et discours de Sartre avec une troisième oreille, Noudelmann découvre les tensions clandestines qui constituent un tout autre Sartre : inactuel, à contre-courant, surprenant et insaisissable. Une autre politique de l’existence se fait jour, à travers les tensions entre l’engagé et le désengagé, entre les désirs personnels et les obligations sociales. Grâce à Noudelmann, « les chemins de traverse empruntés par Sartre n’ont pas fini de nous surprendre ». Au final, à travers ce portrait inédit, Sartre n’en est pas pour autant antipolitique, au contraire : certes, il ne mène plus une existence politique classique, mais il déploie une politique de l’existence. Sartre n’a jamais cessé de déplacer, de dérégler et de transformer les normes sociales et culturelles, politiques et philosophiques.

Par cette belle image renouvelée d’un Sartre réinventant ses propres rythmes, Noudelmann nous offre le portrait d’une véritable « liberté en situation ».

Désormais, à partir de ces vies parallèles révélées, il nous reste à relire les écrits de Sartre d’une autre manière, pour le revoir et le comprendre maintenant différemment.


Jean-Paul Sartre, Situations VI. Mai 1958–octobre 1964, édition revue et augmentée, éd. Gallimard, 456 p., 20 euros.

François Noudelmann, Un tout autre Sartre, éd. Gallimard, 208 p., 18 euros.

Un commentaire

  1. D’accord avec vous, Monsieur de ministre de l’Éducation de la nation.
    Samuel Paty, comme tous ses collègues profs de morale historique et de géographie civique, était en droit de montrer des caricatures de Mahomet à ses élèves.
    Non seulement il était dans son bon droit lorsqu’il tentait de joindre l’acrobatique à l’immuable, mais il accomplissait son devoir de citoyen des mondes en défendant la raison contre tous les incultes qui en ont fait l’ennemie de la religion.
    Cette obligation envers la kyrielle de martyrs d’une liberté sans laquelle nous autres, enfants de réchappés des totalitarismes, ne serions rien, nul prétexte ne saurait être invoqué par le corps enseignant pour justifier qu’on en épargne la moindre parcelle du corps étudiant.
    Or, les partisans de l’islamisation planétaire ont leurs entrées dans chacun des cercles sociétaux de la Terre de mission que leur Prophète d’un autre temps projeta d’inséminer.
    La foi, en République, doit s’armer de vivacité intellectuelle, de souplesse doctrinale et, si nous le permettons, d’une certaine dose d’humour sans laquelle il serait impossible d’établir une relation honnête avec les exigences d’une loi divine, surhumaine par essence.
    Oui, Monsieur le président de la République like.
    Si nous voulons avoir une chance d’écraser la Larve immonde du totalitarisme, l’unité sera notre ingrédient de base.
    La pâte unitaire n’aurait, en l’occurrence, aucune chance de lever dès lors que le bon grain rationaliste serait enjoint à sceller l’union sacrée autour de la Nation antinationaliste avec, — roulement dans la farine : l’ivraie cryptofasciste.
    La Shoah est un fait démontrable, irrécusable, contrairement à Dieu.
    Pour cette raison, la première ne laissera personne l’effacer des programmes scolaires, quand le second, fût-Il antérieur aux premiers principes de toute doctrine religieuse ou philosophique, doit pouvoir être contesté à travers l’intégralité des attributs qu’on Lui prête.
    C’est du reste ce qu’Il attend de nous, afin que, face à la mise en échec de nos ultimes réfutations, nous finissions par admettre Son existence par élimination ; alors… pourquoi s’en priver ?