En visitant l’exposition sur les livres d’Heures qui a débuté le 5 septembre 2020 au Musée Condé du château de Chantilly, je découvre un parchemin en hébreu extrait du livre d’Esther, collé sur la reliure intérieure d’un psautier du XIIème siècle.

Sur les conseils de Michaël Sebban, traducteur et spécialiste des textes de la Kabbale, je prends contact avec l’historienne Sonia Fellous, chargée de recherche au CNRS et enseignante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Elle est heureuse de cette découverte et souhaite faire inscrire le manuscrit dans le projet Books within books, dont la coordination scientifique est assurée par Emma Abate, chargée de recherche au sein de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT). Il s’agit d’un réseau de chercheurs européens qui travaillent sur des fragments de livres et des documents médiévaux en hébreu qui ont été récupérés dans des reliures de livres et des documents notariés se trouvant dans les archives et bibliothèques d’Europe.

La direction du Domaine de Chantilly me fait savoir que le manuscrit a été référencé par l’abbé Victor Leroquais (1875-1946) dans son ouvrage sur les Psautiers des bibliothèques publiques de France paru en 1940. Il apparaît dans le répertoire de Leroquais que les formules des prières liturgiques évoquent la ville de Trèves comme lieu originaire du manuscrit. Il signale la présence d’un feuillet en hébreu sur la reliure intérieure mais ne donne aucune précision sur la nature du texte, ni sur sa provenance.

Pour tenter d’en savoir plus sur ce fragment hébraïque, j’explore la totalité de l’ouvrage sur le portail Biblissima où le manuscrit numérisé est référencé sous la côte 8 du musée Condé. Il est difficile de dater le parchemin car l’écriture carrée des scribes juifs est assez stable depuis plusieurs siècles. Il faudra prévoir une datation sur base paléographique que se propose de réaliser l’équipe de Books within books.

Le parchemin en question est-il antérieur ou postérieur au XIIème siècle ? Est-il contemporain de la date de confection du manuscrit ? La reliure est-elle originelle ou a-t-elle était renforcée postérieurement ? Pour Justine Isserles, spécialiste de la liturgie au sein de l’équipe de recherche de la base de données Books within books, il est probable que le plat inférieur du volume contenant le fragment ait été remplacé au XVème siècle ou au XVIème siècle car le velours ne commence à être employé dans les reliures qu’à cette période. Le fragment hébreu en parchemin selon elle serait du XIVème ou XVème siècle. Leroquais note dans son répertoire que l’aspect de l’écriture, sa décoration et le type de reliure sont en faveur d’un manuscrit de la fin du XIIème siècle.

Quant au contenu du parchemin du Rouleau d’Esther, son analyse permet de constater qu’il est composé de 18 versets bibliques. Le fragment commence par le verset 12 du chapitre 1 qui évoque le refus de la reine Vashti de se présenter au banquet d’Assuérus, qui forme en quelque sorte, les derniers moments de la vie de cette reine déchue puisque ce geste sera perçu comme une offense à l’égard du roi. Le fragment se clôt sur le verset 7 du chapitre 2 qui raconte l’entrée en scène d’Esther, la future reine du royaume. Il semble étonnant de réaliser que ce fragment de parchemin collé sur la couverture intérieure du manuscrit évoque avec cohérence la fin d’une reine et le début de l’histoire d’une nouvelle reine alors qu’il semblait à première vue avoir été choisi de manière aléatoire pour restaurer une reliure. S’agit-il d’un acte prémédité du confectionneur ?

Il est vrai néanmoins que l’explication la plus plausible sur l’origine de ce fragment hébraïque est, comme me le suggère le rabbin Yeshaya Dalsace, celle de la destinée commune de multiples parchemins en hébreu confisqués ou récupérés auprès des communautés juives victimes de nombreuses exactions dans cette Europe médiévale. Il était courant selon Yeshaya Dalsace de réutiliser des parchemins à cette époque pour consolider les reliures sans que le contenu hébraïque ne soit d’un intérêt quelconque.

Mais, nous ne sommes pas au bout des surprises que va révéler ce fragment du Rouleau d’Esther, car il ne s’agit peut-être pas cette fois d’un parchemin utilisé comme une vulgaire matière à reliure mais bien d’une histoire volontairement voilée, allusion au nom d’Esther qui signifie « caché » en hébreu. Le nom de Méguilat Esther, qui est l’appellation du Rouleau d’Esther en hébreu, peut se traduire littéralement comme « la révélation de ce qui est caché ».

Ce n’est probablement pas un hasard si le parchemin utilisé pour la reliure intérieure est un extrait du livre d’Esther. La tradition juive considère qu’une lecture littérale de ce texte ne laisse pas transparaître sa profondeur. Le Rouleau d’Esther ne mentionne d’ailleurs jamais de manière explicite le nom de Dieu sous la forme du Tétragramme qui est représenté par quatre lettres hébraïques : youd, hé, vav, hé dont la composition forme une appellation qui constitue l’essence même de tous les noms de Dieu dans la tradition juive. C’est cette absence effective qui singularise le texte d’Esther vis à vis de tous les autres livres de la Bible. Emmanuel Levinas expliquait que dans ce rouleau, la présence de Dieu s’exprime par son absence, par-delà toute nomination.

Ce voilement du divin est au centre de la pensée des kabbalistes, qui évoquent l’idée d’une présence sous une forme allusive. Le Tétragramme divin peut alors se retrouver dans le Rouleau d’Esther sous la forme de complexes acrostiches en hébreu qui s’organisent autour des lettres initiales ou finales de quatre mots consécutifs, soit en avant ou en arrière du texte. Ces lettres peuvent se distinguer par leurs formes dans certains manuscrits bibliques du livre d’Esther, mais cette retranscription ne constitue pas celle de l’usage classique de la tradition massorétique. On peut constater que ce type de retranscription d’inspiration kabbalistique se retrouve en partie dans le fragment du Manuscrit 8 où l’on distingue trois lettres initiales dont la forme est plus grande que le reste des lettres dans la retranscription du verset 20 du chapitre 1. Il s’agit de trois des lettres du tétragramme à savoir, , vav et – cette dernière ayant été découpée sur la marge supérieure du manuscrit. Ces trois lettres donnent l’impression d’avoir été surlignées avec une encre plus noire. On constate que sur une partie de la lettre qui précède les trois mots, ce même procédé qui vise à surligner la lettre tend à mettre en évidence ce qui peut ressembler à un youd. Il s’agit des quatre mots suivants : rabbah hi vekhol hanashim. Quel est le sens de ce verset dans lequel les lettres ont été inscrites différemment ? S’agit-il d’une action réalisée par le scribe originel ? Ces lettres ont-elles été surlignées lors de la confection du manuscrit ?

Ce verset est communément traduit ainsi : « L’ordonnance que rendra le roi sera connue dans tout son royaume, qui est si vaste, et alors toutes les femmes témoigneront du respect à leurs maris, du plus grand au plus petit. » Il est donc question d’une ordonnance royale ; le scribe du parchemin souhaite-t-il faire allusion à un décret pris à l’encontre des juifs de son époque ? Est-ce un message codé qui vise à redonner une espérance en des jours meilleurs à ces communautés juives européennes de l’époque médiévale et notamment celle de Trèves, maltraitée et accusée à tort de tous les maux ? S’agit-il d’un procédé qui vise à sous-entendre que les persécutions finiront par prendre fin à l’image du Rouleau d’Esther qui rappelle qu’une situation de détresse peut toujours s’inverser pour se transformer en moments de joie et d’allégresse ?

On peut s’interroger sur le fait que ce fragment d’Esther qui a été inséré dans un livre d’éloge à la prière, à la lecture des psaumes serait d’une certaine manière une allusion à l’introspection, au repentir comme moyen d’annuler toutes formes de décrets même les plus irrévocables. Le choix de ce parchemin dans lequel se trouvent les lettres surlignées du Tétragramme ne peut être anodin car le verset choisi évoque l’histoire d’un décret. Il y a en effet bien d’autres passages du livre d’Esther qui auraient pu être insérés dans ce manuscrit 8 dans lesquels le Tétragramme se trouve en filigrane. C’est le cas du verset 4 du chapitre 5 dans lequel les quatre mots « yavo hamelekh vehaman hayom » sont les initiales du tétragramme ou encore à propos du verset 7 du chapitre 7, « ki khaleta elav haraa » : ici, le tétragramme se retrouve en acrostiche dans les lettres finales.

Il y a bien un sens caché sous les mots de ce fragment d’Esther du manuscrit 8 du Château de Chantilly, l’essence linguistique se concevant, selon les théories de Gershom Scholem, comme une forme révélatrice de l’absolu.