Comment peut-on définir le bonheur ? C’est cette question qui me vient à l’esprit à la lecture de l’ouvrage de Edgar Cabanas et d’Eva Illouz Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, paru aux éditions Premier Parallèle. Selon les deux auteurs, notre société imposerait une forme d’injonction au bonheur, transformant les individus en créatures incitées à faire obstruction aux sentiments négatifs en maîtrisant leurs désirs improductifs et leurs pensées défaitistes pour tirer le meilleur parti d’elles-mêmes. Si durant des siècles l’idée de bonheur a été liée au destin, aujourd’hui, elle est désormais perçue comme un état de fait qui dépend de la seule volonté de tout un chacun et du contrôle qu’il entend exercer sur ses propres émotions. Le bonheur serait donc à la portée de tout le monde, il suffirait de le vouloir selon les adeptes de la psychologie positive. Pierre-Benjamin Lafaye, dans son dictionnaire des synonymes, paru en 1884, rattache le bonheur à la chance et propose la liste suivante de synonymes classée par ordre alphabétique : béatitude, bien-être, félicité, plaisir, prospérité, ataraxie, bien, consolation, contentement, délices, enchantement, euphorie, extase, joie, ravissement, satisfaction. Cette liste a de quoi faire rêver tous les spécialistes actuels de la psychologie positive. Elle fait prendre conscience que l’idée de bonheur est insaisissable tant elle est complexe car elle cristallise des notions liées à la foi, au corps, à l’esprit, aux biens matériels, à notre rapport à autrui, à l’appréciation du temps, de l’époque, de l’instant, de la nature objective ou subjective des choses.

Dans le texte biblique, la première occurrence du mot ocher – qui exprime le bonheur en hébreu – se trouve dans la Genèse 30-12 ; il y est décliné dans sa forme possessive à propos de Léa qui annonce la naissance d’un nouvel enfant qu’elle nomme Acher. Elle dit : « dans mon bonheur (ochri), car les filles m’appelleront heureuse (icherouni) et elle appela son nom Acher ». Le bonheur dans ce passage biblique est rattaché à la naissance, au don de la vie qui symbolise l’acte d’altérité par excellence ou encore le rapport à la transmission, à la collectivité. Il n’est nullement question d’envisager le bonheur comme un projet temporel infini empreint d’individualisme mais plutôt comme l’expression d’une démarche collective qui impose le souci d’autrui. C’est ce que dénoncent Cabanas et Illouz : « Si le bonheur est devenu capital dans nos sociétés néolibérales, c’est notamment nous semble-t-il, parce qu’il est inextricablement associé aux valeurs individualistes – valeurs à l’aune desquelles le moi individuel est envisagé comme une sorte d’instance suprême ». La pensée biblique rattache au contraire l’existence à une quête intérieure qui s’inscrit dans un concept générationnel. Elle trouve son origine dans l’expression du Deutéronome 30-19 : « Tu choisiras la vie afin que tu vives, toi et ta descendance ». Choisir la vie, c’est l’inscrire dans un processus d’individuation qui s’organise dans une démarche collective de transmission. Choisir la vie, c’est accepter tout ce qui la compose : ses moments de joie mais aussi de doute, de tristesse,  ou d’appréhension. Choisir la vie, c’est enfin, la conviction qu’il y a un chemin qui mène vers l’harmonie, une quête de sens qui aboutit à la sérénité, à la vérité. Cette injonction au bonheur n’est rien d’autre que le reflet d’une société qui refuse toute forme de limites, une époque où règne une confusion telle que l’on n’est plus en mesure de distinguer le faux du vrai, le bien du mal. Ben Zoma, l’un des maîtres du Talmud a dit : « Qui est riche ? Celui qui se réjouit de sa part, comme il est écrit dans les Psaumes (128-2) : lorsque tu te nourris du labeur de tes mains, c’est un bonheur et un bien pour toi ». Rabbi Hayyim de Volozhyn, auteur de L’âme de la vie, un ouvrage magistral d’introduction à la Kabbale, a cette belle formule pour interpréter ce passage : « Seul celui qui se réjouit de sa part, sans en désirer davantage, est riche par lui-même ». N’est-ce pas là, dans le contentement de sa part, qu’il faut voir la source du bonheur ? Mais il poursuit en expliquant que le fait de se réjouir de son sort est une tâche compliquée car il est dans la nature de l’homme de ne jamais se contenter de ce qu’il possède. Cette frustration se retrouve dans cette quête effrénée de bonheur. Serait-on en mesure d’appréhender la vie autrement ? « On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit » écrit Marcel Proust dans A la recherche du temps perdu. Prendre conscience des réalités positives de son quotidien est en soi une satisfaction qui suffirait à combler un esprit même tourmenté. Tout dépend où l’on place le curseur de la vie comme l’explique Maïmonide dans le Traité des Huit chapitres. La crise sanitaire aura révélé avec plus d’acuité que les principes fondamentaux qui régissent l’existence ne se révèlent réellement aux hommes que le jour où ils en sont privés.

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