Le Talmud est un processus de pensée en mouvement qui, comme le souligne Elie Wiesel, n’a pas de fin, chaque génération apportant sa puissance enrichissante. Dans son nouvel essai « Ce virus qui rend fou », paru chez Grasset, le philosophe Bernard-Henri Lévy s’interroge sur la formule talmudique qui vise à affirmer que le meilleur des médecins ira en enfer. En tant que soignant, cet adage m’a toujours beaucoup interpellé. Comment peut-on envisager une telle issue pour le meilleur des médecins ? La sagesse hassidique y voit une interprétation  positive imaginant le médecin comme volontaire dans un lieu où sa présence devient plus que nécessaire. Mais revenons-en au contexte dans lequel l’affirmation apparaît dans le Talmud : on la trouve dans la dernière page du traité talmudique Kiddouchin. Rabbi Yéhouda l’énonce au nom de Abba Gourya dans le cadre d’une discussion sur les métiers. Elle est initiée par Rabbi Meïr qui s’exprime ainsi : « Un homme doit enseigner un métier honnête à son enfant. Il doit prier Dieu qui est le véritable détenteur de ses richesses car il n’y a pas de métier qui soit lié à la pauvreté ou à la richesse mais que tout dépend du mérite de tout un chacun. » Rabbi Shimon ben Elazar poursuit cette discussion en s’interrogeant sur la nécessité pour l’homme de travailler durement pour subvenir à ses besoins : « As-tu déjà vu une bête ou une volaille avoir un métier ? Et pourtant ces espèces se nourrissent sans peine alors qu’elles ont été créées pour servir l’homme ». Selon ce même raisonnement, Rabbi Shimon poursuit : « J’ai été créé pour servir mon Créateur, et je devrais être nourri moi aussi sans peine, mais à cause de mes mauvaises actions, j’ai mis en difficulté mon gagne-pain ». Abba Goryan, intervient alors au nom de Abba Gourya : « Un homme ne doit pas enseigner à son fils le métier d’ânier, ni de chamelier, ni de vendeur de cruches, ni de navigateur, ni de berger, ni de commerçant car ce sont des métiers de brigands. » Rabbi Yéhouda poursuit au nom du même Abba Gourya : « La majorité des âniers sont des pervers, la majorité des chameliers sont des gens honnêtes, la majorité des marins sont des gens pieux, le meilleur (tov en hébreu)  des médecins ira en enfer ». Ces avis catégoriques sur les métiers sont véritablement choquants. Comme l’écrit Bernard-Henri Lévy : « Comment un maître du Talmud peut énoncer pareille bizarrerie ? Etait-ce de l’ironie ? De la provocation ? » Rachi, le grand commentateur du Talmud, se sent obligé de donner trois raisons pour tenter d’interpréter les propos de Rabbi Yéhouda sur les médecins. Rachi commence par expliquer que le  médecin ne craint pas la maladie parce qu’il croit que sa bonne hygiène de vie contribue à le maintenir en bonne santé et n’épanche pas alors son cœur auprès de la Providence. La deuxième raison selon Rachi est que le médecin peut parfois être négligent dans ses soins, et comme le précise avec justesse Bernard-Henri Lévy : « le fait qu’il soit meilleur le rend d’autant plus inexcusable, d’où l’enfer ». La troisième raison évoquée par Rachi est en lien avec l’attitude de certains médecins qui refusent de donner des soins à des nécessiteux parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer leurs honoraires. Mais il est clair que les trois cas évoqués par Rachi relèvent plus de circonstances exceptionnelles que d’une attitude générale d’une profession. On a le sentiment à la lecture du commentaire de Rachi que chaque explication qu’il tente d’apporter lui paraît insuffisante pour étayer les propos de Rabbi Yéhouda. Que sous-entend cette formule énoncée au nom de Abba Gourya ? Elle est le reflet d’une controverse au sein des rabbins du Talmud. Doit-on s’en remettre exclusivement à Dieu pour sa santé ou peut-on faire intervenir un  médecin ? Ce même Rachi, dans un autre traité talmudique, Baba Kama 84b, optera pour la seconde hypothèse en dépit de son interprétation des propos de Rabbi Yéhouda dans le traité Kiddouchin. Pour étayer cette opinion, il commente la formule de l’Exode « et guérir, il guérira » retrouvée dans un  verset qui évoque une rixe entre deux individus et la nécessité pour l’auteur des coups de prendre en charge les frais liés à la guérison du blessé. Cette formule est considérée comme la source scripturaire de la légitimité du médecin à prodiguer des soins dans la tradition talmudique. Il approuve la parole de Rabbi Yishmaël sur la légitimité du médecin, adoptée par la majorité des rabbins du Talmud et qui s’oppose justement à Rabbi Yéhouda dans une autre discussion sur l’indemnisation du préjudice corporel. Rachi énonce cette fois clairement sa pensée dans un commentaire très court : « Tu ne dois absolument pas dire que Dieu envoie la maladie, et seul Dieu répare ». L’école de pensée de Rabbi Yishmaël part du principe que la répétition du mot guérir dans cette expression biblique signifie que la guérison est le résultat de l’alliance entre la prière et les soins du médecin. L’homme a le devoir d’aller consulter un médecin mais il ne doit pas oublier de prier pour sa guérison s’il est malade. Comme le souligne Bernard-Henri Lévy, l’opinion du Maharal de Prague issue de son ouvrage « netsah Israel » reste la plus édifiante. Il insiste sur l’importance de prendre en considération l’esprit qui anime les corps que l’on soigne. L’enfer serait un soin qui se résumerait à une approche exclusive du corps – ce corps « dont on oublie que c’est l’esprit qui l’a éclairé de son trait de foudre et qui l’a mis en forme ». Maïmonide aurait été parfaitement en phase avec cette interprétation du Maharal, lui qui considérait qu’il fallait s’enquérir avec autant d’intérêt de l’état d’esprit des malades que de leurs problèmes organiques. Le Rabbin Josy Eisenberg m’a apporté une autre interprétation, au cours d’une émission consacrée aux médecins du Talmud et diffusée sur France 2 en 2015. Il y expliquait que la prière silencieuse, récitée trois fois par jour, était composée de dix-huit bénédictions dont l’une d’entre-elles correspond à la demande formulée à Dieu pour la guérison des malades : « Béni Soit Dieu qui guérit les malades ». Les médecins seraient tentés, selon Josy Eisenberg, de supprimer cette bénédiction comme s’ils rivalisaient avec Dieu dans l’exercice de leur profession. La prière silencieuse ne serait alors composée que de dix-sept bénédictions, faisant le lien entre tov, qui ne doit être interprété comme une allusion au nombre 17 dont il en est la correspondance numérique.  En effet, le mot tov s’écrit avec les lettres tet-9, vav-6 et veth-2, soit le nombre 17. Ce procédé d’herméneutique qui s’appelle la Guématria, très utilisé par les kabbalistes, permet à cette allégation talmudique de révéler un sens caché. Mais peut être qu’il ne faut y voir qu’un simple avertissement au soignant afin qu’il soit conscient que le malade reste malgré tout entre les mains de la Providence ou peut-être, une fois encore, un rappel toujours nécessaire du devoir d’humilité qu’impose l’exercice de la médecine.