Pendant que ses rivaux démocrates se chamaillent, et que la plupart d’entre eux essaient en vain d’arrêter l’irrésistible ascension de Bernie Sanders, Donald Trump, en plus de regarder tout cela avec gourmandise, prend du bon temps au Taj Mahal, flatte son électorat, et rosit de plaisir aux compliments de Narendra Modi, le Premier ministre indien. En visite à Delhi, Trump et Modi ont offert au monde entier une comédie à la Marivaux, pleine de quiproquos et de jeux de dupes. Car malgré les apparences, la relation entre l’Inde et les États-Unis, momentanément florissante, n’est ni si évidente, ni si durable.

Côté pile, Trump et Modi ont tout pour s’entendre. Il y a d’abord la relation personnelle des deux dirigeants. Modi est ce dirigeant nationaliste, brillamment réélu l’année dernière, à la fois populaire, populiste, nationaliste et controversé – ce qui fait beaucoup de points communs avec Trump. Ce sont deux «hommes forts», hétérodoxes, qui prônent la verticale du pouvoir, le karma personnel, la puissance des foules contre les élites anti-patriotiques (les démocrates de la côte Est, intellectuels et mondialisés, dans le cas de Trump, et l’intelligentsia alliée à la dynastie Nehru-Gandhi dans le cas de Modi). Ils ne respectent ni les codes, ni les règles, et ont des tendances autoritaires. Ils n’aiment pas beaucoup non plus les immigrés et les musulmans. Ils ont décidé de s’aider, politiquement. Trump, en visitant l’Inde, se rend dans le pays étranger où il est le plus populaire, en raison d’une certaine américanophilie de la population, et offre des images avantageuses aux médias américains. Il n’est pas non plus sans savoir que 4 millions d’Indiens vivent aux États-Unis, et que nous sommes en année électorale. Symétriquement, Modi, lors de sa dernière campagne, avait tenu un meeting aux États-Unis, où il avait été reçu avec largesse et attention par Trump. Voilà pour l’échange de bons procédés entre les deux populistes mégalomanes. Il y a ensuite une alliance indo-américaine : à rebours de la guerre froide, où l’Inde, non-alignée, était courtisée par Moscou, le pays s’est beaucoup rapproché des États-Unis, ces vingt dernières années. Clinton avait offert, en 2000, l’assistance de son pays pour permettre à l’Inde d’acquérir du nucléaire civil, alors que l’Inde s’est dotée de l’arme nucléaire et n’a pas signé le Traité de non-prolifération, ce qui est contraire au droit international. Bush avait mis en œuvre l’accord, en 2008, et depuis, l’Inde regarde les États-Unis avec les yeux de Chimène.

Et puis, il y a la Chine. C’est l’adversaire traditionnel de l’Inde dans la région : deux mastodontes, frontaliers, qui, d’ailleurs se disputent certains territoires le long de la chaîne de l’Himalaya, parfois au travers de brèves guerres, comme dans les années 1960. Mais, avec ses «Routes de la soie», le dirigeant chinois Xi a ravivé l’antagonisme. La Chine investit massivement en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, au Bouthan et au Népal, cherchant à multiplier les infrastructures, les réseaux d’obligés, les ports accessibles, les alliés et affidés. Tous ces pays sont riverains de l’Inde, qui n’avait sans doute pas besoin de cela pour se sentir encerclée par la Chine. Comme le disait Woody Allen : «Même les paranoïaques ont vraiment des ennemis», et la Chine avance à gros sabots dans l’arrière-cour indienne. Sans oublier le Pakistan, l’ennemi traditionnel de l’Inde, sur son flanc ouest, où, là encore, la Chine déverse des milliards. L’Inde a de bonnes raisons de se méfier de la Pékin, or, Trump a été élu, quasiment, sur sa capacité à contrer la menace chinoise, accusée de voler emplois et richesses aux États-Unis, ce qui n’est pas tout à fait faux. Voilà donc Trump et Modi réunis dans leur opposition à Xi – un combat de titans, entre trois super-puissance. Trump et Modi enrobent tout cela d’un discours sur l’alliance des deux plus grandes démocraties du monde contre un régime autoritaire, la Chine. Notons que l’alliance avec l’Inde pour contrer la Chine n’est pas non plus l’apanage de Trump. Le Japon s’est rapproché de New Delhi, et Emmanuel Macron parle lui, un peu pompeusement, d’un axe «indo-pacifique», qui verrait une alliance de la France, l’Inde, le Japon et l’Australie, pays plus soucieux des règles internationales, de la démocratie, de la lutte contre le changement climatique, des droits de l’homme, contre la Chine autoritaire.

Bref : le milliardaire new-yorkais et le self-made man hindou sont faits pour s’entendre. Sauf que, derrière les embrassades et les congratulations, le partenariat entre l’Inde et les États-Unis a tout d’un jeu de dupes.

D’abord, les deux pays ont mille bonnes raisons de se disputer. Trump n’aime pas les pays qui gagnent contre les États-Unis au jeu du commerce international, et l’Inde fait d’excellentes affaires en vendant aux États-Unis. Les points de contentieux commerciaux sont donc nombreux. Et puis, il y a la politique migratoire de Trump, qui rend très difficile la venue sur le sol américain d’immigrés indiens, qui font pourtant la fortune réciproque des deux pays : prenez le PDG de Google, Sundar Pichai, 48 ans, né à Chennai, en Inde. Enfin, les États-Unis ont un problème : ils ont deux alliés qui se détestent l’un l’autre. D’un côté, l’Inde, donc, mais aussi, depuis la guerre froide, le Pakistan. Washington soutenait le Pakistan pour faire contrepoids à l’Inde, puis a soutenu Islamabad dans sa lutte contre les Soviétiques en Afghanistan, à partir de 1980. Or Trump a momentanément besoin du Pakistan, justement pour faire la paix à Kaboul, puisque retirer les troupes américaines d’Afghanistan est l’une de ses promesses de campagne. Il doit donc trancher, ou, en tout cas, ménager New Delhi et Islamabad.

Et puis, l’alliance des «deux plus grandes démocraties de la planète» est un conte pour enfant. Car si, politiquement, l’Inde de Modi devait ressembler à un pays, ce serait sans doute, à cause de son populisme autoritaire, au Brésil de Bolsonaro, ou à la Hongrie de Orban. Modi vient de faire passer une loi discriminatoire : les demandeurs d’asile en provenance des voisins de l’Inde pourront demander la nationalité indienne, sauf s’ils sont musulmans. Cela ressemble à du Trump, avec son «muslim ban». Sauf que Modi est pire que Trump. Au moment où le Président américain visite le sous-continent, le BJP, le parti de Modi, a attisé des émeutes ethniques contre les musulmans à New-Delhi, qui ont déjà fait des morts, et où la police fédérale prend bien soin de ne pas intervenir. Beaucoup de spécialistes, en constatant ce mélange de xénophobie légale et officielle et de colère raciste et populaire, évoquent la montée au fascisme des années 1930, et à voir les émeutes ethniques et les ratonnades des grandes villes d’Inde, en effet, le parallèle est tentant. En réalité Modi est en train de rapprocher, sur le plan politique intérieur, son pays de la Chine. C’est l’évolution convergente d’une démocratie autoritaire, ou «illibérale», et d’une dictature «disciplinaire» comme l’explique Christophe Jaffrelot, spécialiste de l’Inde. Modi, et son sinistre ministre de l’Intérieur, un suprématiste hindou, ont envoyé l’armée dans les universités mater la révolte étudiante contre la loi discriminatoire envers les musulmans. Modi et son ministre, Amit Shah, ont mis en coupe réglée une région entière, le Cachemire, où les opposants sont arrêtés depuis l’été 2020. Entre d’un côté, Tiananmen, les Ouïghours placés dans des camps de redressement, Hong-Kong mis sous le boisseau, et de l’autre, les nationalistes racistes que Modi laisse agir contre les musulmans, le Cachemire bâillonné, et la verticale du pouvoir qu’il est train de construire, les différences sont de plus en plus minces. L’Inde reste une démocratie (le BJP de Modi a par exemple perdu toutes les élections locales, très importantes) – mais elle l’est de moins en moins. Ne nous laissons pas avoir par les gargarismes de Trump, ou les rodomontades de Modi. S’il y a une fraternité des peuples, elle est entre les opprimés, les démocrates, les intellectuels et la société civile, pas entre les geôliers de Pékin, les bouffons de Washington, ou les chefaillons de New Delhi.

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