Venir, dans un think tank de Riyad, plaider la cause des Kurdes.
Je le dis, d’emblée, aux intellectuels et chercheurs qui m’accueillent au King Faisal Center : je n’aurais, même pour les Kurdes, pas répondu à l’invitation il y a dix ou même cinq ans.
Mais là…
Le vent de réformes qui, c’est vrai, souffle sur le pays…
Dans les lieux publics comme ici, ce matin, dans la salle de conférences, ces femmes nombreuses et dévoilées…
Et puis mon judaïsme, mon lien avec Israël, mon nom, qui ne posent apparemment de problème à personne et que j’évoque d’ailleurs, très clairement, dans mon propos introductif : «même si beaucoup reste à faire, même si la liberté d’expression et le droit sont encore bafoués à Riyad, même si vos dirigeants commencent juste d’arbitrer la lutte à mort qui se joue, dans l’Islam, entre les deux islams, celui des extrémistes et celui des Lumières, et même si, enfin, la société saoudienne n’a pas rompu en profondeur avec ce qu’un grand Français appela «l’enseignement du mépris» et qui était un autre nom de l’antisémitisme, je suis attentif au rôle joué par votre pays dans le commencement de dialogue entre Israël et le monde arabe ; j’observe la retenue de votre diplomatie face au (mauvais) plan de paix que vient de présenter l’administration Trump ; et je ne peux que saluer le geste accompli par l’un de vos théologiens, cheikh Mohammed al-Issa, quand, à l’occasion du 75 e anniversaire de la libération du camp, il conduit une délégation d’imams à Auschwitz.»
J’insiste, une fois encore, comme je l’ai si souvent fait, face à la foule libyenne ou égyptienne, au Pakistan lors de mon enquête sur la mort de Daniel Pearl ou face à la choura improvisée dans la passe de Khyber où le commandant Massoud m’avait invité à prendre la parole, sur mon appartenance sans mystère à l’une des plus anciennes tribus d’Israël.
J’essaie, à plusieurs reprises, peut-être un peu lourdement, de savoir s’il est déjà arrivé que soient invités, à cette tribune, des intellectuels juifs aussi affirmés que moi.
Et, au moment du débat, entre un rappel musclé (par moi) de l’affaire Khashoggi et une évocation (par eux) de telle page d’un de mes livres jugée outragreusement antisaoudienne, j’ai à ferrailler sur la question palestinienne et son supposé parallélisme avec la question kurde.
Mais je suis là, à Riyad, pour défendre la cause, non des juifs, mais des Kurdes.
Et c’est la question de savoir s’ils n’ont vraiment, comme dit le dicton, pas d’autres amis que les montagnes que je veux publiquement poser.
Je commence par les Kurdes d’Irak car c’est eux que j’ai accompagnés, lors du tournage de Peshmerga – et ce sont eux que les Occidentaux, dès septembre 2017, au moment du référendum d’autodétermination voulu et lancé par le président Barzani, ont trahis les premiers en les abandonnant aux supplétifs de l’Iran.
Mais j’enchaîne avec les Kurdes de Syrie dont le monde découvrira, deux ans plus tard, stupéfait, qu’ils sont victimes de la même trahison de la part d’une Amérique qui, l’histoire se répétant, non en farce, mais, hélas, en tragédie, les livre à la soldatesque, non iranienne, mais turque.
L’Iran, puis la Turquie. Les deux anciennes puissances, perse et ottomane, en train de s’ébrouer et de réaffirmer leurs ambitions à la faveur du retrait américain et aux dépens, chaque fois, du malheureux peuple kurde.
Est-ce que ce ne sont pas, aussi, les deux ennemis jurés de l’Arabie ?
Les ennemis de vos ennemis étant toujours un peu vos amis, n’y a-t-il pas là, dis-je, le principe d’une possible alliance ?
Et ne peut-on soutenir que les Saoudiens, dans cette guerre d’influence qu’ils ont à mener, dans le rapport de forces qu’ils cherchent à améliorer, bref, dans le remake de la guerre des anciens empires qui revient à l’ordre du jour, auront besoin des Kurdes comme les Kurdes ont, aujourd’hui, besoin d’eux ?
S’ajoute à cela que Saladin était kurde.
S’ajoutent les liens historiques entre la famille des Saoud et les familles les plus emblématiques de la guerre de libération séculaire du peuple kurde.
Et s’ajoute encore le fait que les réformateurs véritables, ceux qui savent de quoi ils parlent quand ils disent, comme leurs amis émiratis, faire désormais la chasse aux djihadistes, ceux qui veulent mener à son terme une émancipation des femmes qui ne peut se limiter au permis de conduire, ont beaucoup à apprendre de ce grand petit peuple, musulman lui aussi – mais laïque, tolérant, protecteur des minorités et mettant en pratique l’égalité des sexes jusque sur les champs de bataille.
L’argument, il me semble, porte.
Je verrai, quelques heures plus tard, deux hauts diplomates, brillants et libéraux, acquis à l’idée de ce rapprochement.
Et j’amènerai même quelques technos, jeunes et moins jeunes, à rejoindre Justice For Kurds, JFK, l’association américaine que nous avons créée, avec Thomas Kaplan, pour défendre et illustrer, partout où nous le pouvons, cette cause des Kurdes martyrs.
Je suis peut-être naïf.
Ou pris, une fois de plus, dans mes rêves de Lawrence sans mandat.
Mais ce rapprochement d’opportunité et dicté par une realpolitik que je me surprends à plaider avec autant de flamme que s’il y allait d’un principe, il me semble qu’il progresse dans les esprits.
Étrange moment.
On verra.