Les terribles incendies qui ravagent l’Australie ont sidéré le monde entier. La proportion des feux, l’intensité des destructions, la surface du sinistre, le poids biologique et économique des ravages sont, en effet, inouïs. On peut rappeler le bilan : vingt-huit morts, un milliard d’animaux tués, 80 000 kilomètres carrés de terres carbonisées, et plus de deux mille maisons détruites… Mais, ce qui est apparu comme insensé, c’est la phase de désarroi absolu dans laquelle s’est retrouvée ce pays, le «Lucky Country». À la fois, à cause de l’ampleur dantesque des incendies, mais aussi par le choc entre la cause de ces feux – une conjonction de phénomènes météorologiques probablement aggravés par le changement climatique – et les racines de l’insouciante prospérité du pays, l’industrie du charbon, qui fomente depuis longtemps un puissant lobby auprès du pouvoir politique australien.
Lucky Country ? L’Australie n’est pas traversée par la crise de la démocratie libérale telle qu’on la retrouve au Canada, aux Etats-Unis, en Europe, et dans les pays occidentaux. D’abord, grâce à ses résultats économiques exceptionnels : une croissance ininterrompue depuis trente ans, un taux de chômage très bas, des finances publiques miraculeuses. Ensuite, par sa façon musclée (si ce n’est xénophobe) de traiter les problèmes d’immigration, les rendant invisibles à l’électorat, par le moyen de la «solution australienne» (tous les réfugiés sont placés en centre de rétention situés dans des îles mélanésiennes). Enfin, par une identité mondiale façonnée autour des valeurs du sport et des loisirs, ayant modelé l’image d’un pays parfaitement «cool».
Mais, cette prospérité repose sur le charbon. L’Australie est le premier exportateur de charbon mondial, une source d’énergie qui représente 40% des émissions de gaz à effet de serre. Le charbon est au cœur de la vie publique australienne. Sans vouloir tomber dans la paranoïa, la presse est entre les mains du lobby du charbon et des mines. Rupert Murdoch, le magnat mondial bien connu, fondateur de Fox, qui possède les principaux quotidiens du pays, est climato-sceptique. Gina Rinehart, la femme la plus riche d’Australie, héritière d’un groupe minier, est elle-même propriétaire du second groupe de presse du pays, est aussi climato-sceptique. En mai 2018, les Australiens devaient choisir un nouveau Premier ministre – alors que le pays était d’une remarquable stabilité politique jadis, il est depuis quelques années sujet à de fréquents changements de gouvernements. Tous les sondages prédisaient une victoire des travaillistes, qui avaient un programme très écologiste. Face à eux, les conservateurs de Scott Morrison, un second couteau peu charismatique et climato-sceptique, étaient mal en point, puis, grâce à l’aide d’un gourou électoral (recruté depuis par Boris Johnson pour son triomphe aux législatives), Morrison a remporté une victoire inattendue, en promettant des baisses massives d’impôt. En Australie, les électeurs ont choisi la fin du mois plutôt que la fin du monde. Et, cerise sur le gâteau, Morrison a constitué sa majorité grâce à l’aide d’un autre parti, l’UAP, créé par Clive Palmer, autre magnat de l’industrie minière…
Or, quand les incendies se sont déclarés, et alors que des pompiers volontaires avaient péri, Scott Morrison a eu la pire des attitudes possibles pour un leader politique. Il était en vacances – il n’a pas voulu préciser où, ni faire mine de vouloir revenir. Puis des photos ont révélé qu’il était littéralement à la plage, à Hawaï. Ensuite, même de retour en Australie, il a répondu avec une vigueur quasi nulle aux évènements dantesques – refusant l’aide de l’Etat fédéral aux Etats locaux pour lutter contre les flammes. Si l’on devait, à l’avenir, illustrer «irresponsabilité politique» dans un dictionnaire australien, la photo de Scott Morrison y figurerait sans doute.
Mais, plus profondément, et même si Morrison avait parfaitement répondu, il y a un choc entre les incendies et le message sur l’écologie du Premier ministre- qui dit «croir» au changement climatique, mais ne pas voir le lien avec les incendies, alors qu’il faut rappeler que 2019 a été l’année la plus chaude (1,5 °C au-dessus de la moyenne sur 1961-1990) et la plus sèche (déficit de précipitations de 40%) observée depuis le début des relevés en Australie, et qu’à leur tour, les feux australiens ont déjà généré environ 0,4 milliard de tonnes (Gt) de dioxyde de carbone, soit environ 1% des émissions totales annuelles liées aux émissions humaines. Mais Morrison a ré-itéré son engagement pro-charbon, et a signifié sa volonté de poursuivre l’exploitation de la mine géante Carmichael, et l’ouverture de nouvelles mines de charbon.
L’Australie illustre la situation de tout l’Occident, de manière éminemment tragique. L’électorat doit, quelque fois, prioriser ses choix – baisses d’impôts ou politique écologique ? Prospérité insouciante de jadis ou choix parfois douloureux de transition énergétique ? Et les gouvernements, aussi, doivent se transformer – soutien aux industries pourvoyeuses d’emplois ou changement de modèle économique ? Derrière les larmes et la cendre australienne, ce pays est le visage d’un Occident à l’avenir redoutable.