Un ami hollywoodien à moi possède une cabine dans les collines au-dessus de Malibu, où je me retranche quand mon humeur m’incline à vivre loin du monde.

Cette fois, mon intention était de visionner un flot de dessins animés, et pour le reste, de dormir tout mon saoul, bien que ces deux envies se voient contrariées par l’immense surface vitrée de la fenêtre dans ma chambre, qui, avec la localisation de la Cabine dans ces collines hyper à la mode, constitue son principal attrait. Elle offrait, il y a une génération de cela, une vue à un million de dollars sur le panorama. Un chiffre aujourd’hui avec un zéro ou deux de plus, selon la fréquence des incendies de forêt et les coulées de boue dans la région. 

Cette mega-fenêtre donne sur l’Océan pacifique. Si vous tirez un pointillé depuis là où, tôt le matin, le soleil se lève sur la montagne, jusqu’à l’océan, le rayon lumineux vient frapper les paupières du dormeur d’un flux de lumière insupportable, mais d’une intensité divine. Imaginez l’un de ces blocages-éclairs qui flashent dans une scène de cinéma explosive, juste avant que Road Runner ne soit soufflé par un tir de bazooka. 

La Cabine – peut-être de sept cents pieds carrés –, comporte une cuisine-salon, le fourneau à quatre-brûleurs. Il se dégage des lieux une impression de compacité et de cherté, même si les dimensions de la fenêtre rendent impossible de dormir une fois le soleil levé, auriez-vous parfaitement tiré les rideaux. Le reflet de l’astre solaire sur l’océan est si brillant qu’il semble éclairer vos globes oculaires de l’intérieur. C’est comme si Dieu faisait chaque semestre une radiographie de mon âme aux rayons X. 

Me retrancher du monde m’est devenu une nécessité avec le temps, et je m’enchante de la vue, même si elle se paie d’un réveil anticipé. Les réveils annuels une ou deux heures encore plus tôt que me vaut chaque nuit, comme un shoot en urgence de cortisone, l’éruption de mon fils cadet, Elijah, qui ne peut dormir plus de trois ou quatre heures de suite, sont la rémanence quotidienne d’un AVC survenu à sa naissance. Ma femme, dévastée par son état – qui n’est ni définitif ni complètement explicable – s’est muée en un mélange inédit de neuroscientifique et de Docteur House. Comme soutiens, il y a moi, nos deux aînés et la ménagerie de nos animaux de compagnie, deux chats sibériens qui haïssent notre nouveau chiot, un chien de berger acquis en signe d’adhésion aux idées les plus admises sur les joies de l’enfance. 

L’état d’Élijah affecte nombre de ses capacités motrices, y compris aligner deux ou trois mots intelligibles. Parler, une des activités motrices les plus complexes sur lesquelles repose notre humanité de base, exige la coordination neuronale de plus de trente muscles différents dans la bouche et la langue. La réception langagière d’Élijah est en revanche celle d’un enfant de six ans voire plus selon divers tests plus ou moins sophistiqués, comme de lui dire « d’apporter du papier toilette à Maman à la cuisine. » (Promettez-lui un biscuit, et vos instructions seront exécutées plus ou moins promptement). En outre, il souffre d’attaques focales du côté droit du cerveau depuis l’âge de trois ans, surtout la nuit, moment où, plus poreux, le cerveau devrait, en théorie, emmagasiner les expériences du jour. Élijah reçoit quotidiennement plusieurs médications, responsables de fréquentes nausées matinales. 

A part cela, il est intelligent, drôle, aime ses chats et chiens. Il peut ou pas acquérir la faculté de parler, dormir normalement, prendre soin de lui-même, le temps seul nous dira s’il fait des progrès, combien et selon quelles voies. Chaque année il grandit, devient plus fort, plus difficile aussi physiquement à gérer, même s’il brille par ailleurs de curiosité et d’intelligence. La nuit, je tente de percer le sens de ses mots et de ses phrases, qui ont, à l’évidence, une signification pour lui, mais dont les syllabes se brouillent selon un ordre imprévisible. Parfois, je me dis que tout cela ne signifie rien, ou en tous cas moins que ce que j’espère. Dans quelque arborescence parmi le nombre infini des univers possibles, Elijah vivra avec moi pour toujours, farouchement vivant même si resté muet, à chercher ensemble cent soixante et une façons de communiquer par une trouée instable, telle une fenêtre ouverte, avant qu’elle ne se réduise à la minceur d’une paille. 

La part la plus égoïste de moi-même a trouvé ici son ancrage : 34 degrés Nord, 118 degrés Ouest. Je fuis là tous les six mois en vue d’écrire, loin de toute distraction venant du Gatsby qui m’offre l’hospitalité, un homme fabuleusement riche mais moins solitaire que son homonyme de fiction. Un être généreux, lassé des possessions matérielles mais non du commerce avec ses semblables. Il dit avoir gagné la Cabine au poker. La chose est plus ou moins vraie. L’abri qu’il m’offre, et où je me coupe de ceux que j’aime et qui m’aiment en retour, m’aide à restaurer mon moi interdépendant dans son état d’origine de splendide isolement, isolement dans lequel je tente de faire sens de tout. 

Bonjour Malibu ! Seul sur ces hauteurs, sous l’effet d’une invention atomisée de mon imagination avec rien entre la membrane de ma Moïté et le miroir immense du Pacifique, je peux habiter ma propre peau des heures durant, un jour entier. Je couche des notes sur nos souffrances familiales et les miennes propres, je lis du latin et du grec, je regarde des dessins animés, et pour le reste, je fais de mon mieux pour comprendre les choses du dehors. Mon mètre-étalon est la mesure classique de l’homme, qui est lui-même (ou elle-même) le reflet de quelque chose de reconnaissable seulement dans la relation à autrui, chacun de nous reflétant en retour une facette du divin. Ou alors le miracle de notre humanité partagée n’est qu’un mythe, et Élijah n’est qu’un ensemble de circuits mutilés. 

En été, la chaleur dans la Cabine monte tellement à midi qu’il est impossible de penser correctement à quoi que ce soit. Même avec les deux portes ouvertes, le ventilateur en marche et les fenêtres coudées au maximum pour une ventilation traversière maximale, un glaçon fond en quatre minutes dans un verre d’eau. Mais les avantages l’emportent sur les inconvénients. La vue est magnifique, pas un voisin à des kilomètres, sauf un célèbre producteur de musique, dont la villa blanche de style italien et la piscine de derrière sont situées à quarante degrés environ du centre de la ligne de vue de ma fenêtre sur l’océan. J’ai observé bien des choses en tournant ma tête vers cette maison, rien de plus, pour être honnête, que de jolies filles se prélassant au bord de la piscine avec peu ou pas de vêtements du tout sur elles, un spectacle dont je leur suis reconnaissant. Pour le reste, je trouve la Californie du Sud un lieu sinistre et puritain, dont l’hédonisme bien connu n’est qu’une distraction superficielle cachant un sous-jacent religieux centré sur la mort et entraînant mes propres modes de perversion, qui vont de la soumission et du déni de soi à la magie noire et d’autres rituels profanatoires des imago humains, telles les tortures sexuelles. La Californie du sud est un lieu où n’importe qui ferait presque n’importe quoi pour sentir quelque chose .
Ce que je suis ici n’a rien d’extrême. J’ai depuis longtemps fait mien le modèle d’après les Lumières d’une recherche des plaisirs de l’existence, enracinée par les coups de fouet que me procurent la musique, l’esthétique en prose et les drogues récréatives, plus une quête atavique de Dieu. J’aime aussi les sucreries et les fruits. Selon où le vent souffle, je peux utiliser mon énergie pour inventer des trucs, me vautrer dans mon être comme un hippopotame libertin, avec sa paire d’yeux et ses narines géantes émergeant de la boue. 

Reste qu’être seul avec soi est un dur travail, et si vous voulez y arriver heure après heure, jour après jour, vous devez être en règle avec vous-même. Il y a une pépite de philosophie fort utile que j’ai prise avec moi dans la période de ma vie où je m’acharnais à ne pas user de drogues. S’en abstenir est une pure corvée mais génère sa propre sagesse. Vous devez vous regarder en permanence dans un miroir, même quand il y a plein de bonnes raisons de regarder ailleurs. Se mentir à soi-même ne fera pas de vous une personne meilleure ni du monde un meilleur endroit. Il n’est pas bon de donner son assentiment à des propositions que vous tenez pour fausses, cela vous rendrait-il impopulaire auprès de gens qui ne sont guère vos amis (sinon ils ne vous inviteraient pas à prendre de la drogue. Les théories conspirationnistes sont, elles aussi, une sorte de drogue. Si vous prêtez crédit aux contre-vérités qu’elles colportent, vous perdez le droit d’en appeler aux méthodes basées sur l’évidence, qui vous disent quel visage vous regarde par derrière. Une touche de cheveux blancs autour des tempes accompagnée d’un regard tolérant et riche de connaissances, une impression générale de santé et de bienséance, le tout combiné avec un exercice physique régulier, telle est la meilleure façon de s’orienter soi-même. 

En tant qu’écrivain, je suis fier de voir les choses non seulement plus clairement, mais aussi plus tôt. Et ce que je vis de ma Cabine d’emprunt en 2019 était la même chose qu’à mon retour une année plus tard, quand les connections entre mon désir de silence, l’isolement et la nature combustible de tout l’environnement sont devenues trop évidentes pour être ignorées. 

Les incendies de forêt ont éclaté, survint la pandémie, suivie d’un mouvement de protestation qui se focalisa au début sur les violences policières, s’élargit bientôt à la fin en un mouvement bouillonnant, presqu’un réveil national, pointant l’omniprésence du racisme et d’autres péchés remontant au passé lointain de l’Amérique. Les incendies, la pandémie, le tumulte dans les rues, les péchés de L’Amérique étaient tous bien réels. Mais l’urgence de ces problèmes, qu’on les prenne un par un ou ensemble, n’explique pas pourquoi le pays tout entier a connu un tilt comme au flipper. Le vrai message est la rapidité à laquelle des perceptions majoritairement acceptées et des habitudes sociales ancrées de longue date ont viré à 180 degrés d’une semaine à l’autre, pressées en avant à chaque fois par l’urgence de la demande de reconfigurer la réalité. 

Ce sentiment d’un changement fondamental n’a pas surgi organiquement, en réponse à des évènements déclencheurs concrètement identifiables. Il est plutôt une partie du fonctionnement d’une nouvelle machine, composée d’outils commandés par des batteries de données et de plateformes dont les boucles de rétroaction ont été façonnées selon la logique addictive des publicités d’entreprise. Cette machinerie rend aisé pour de petits groupes d’agents auto-avertis, qu’ils soient mus par l’idéologie, l’argent ou une appétence personnelle pour le chaos, de vider sans délai des abstractions socialement définies, comme, par exemple, « Amérique », de leur signification séculaire et d’inventer à leur place de nouveaux récits, orientés vers un nouveau futur, dans lequel le mot « justice » remplacerait le. mot « bonheur », tel le gros bonbon tout en sucre que serait cette nouvelle Amérique. L’échec de ces promesses fournirait en retour plus de carburant encore à cette machine folle vouée à fractionner et fracturer.

Un nouveau pays peut déjà être configuré à partir de ces opérations, mais il est improbable qu’il s’appelle l’Amérique. Parce que, pour les géniteurs du nouvel avenir américain, « l’Amérique » – qui est un mode particulier d’expérimentation humaine fondée, dans ses quatre ou cinq incarnations historiques, sur l’argot démocratique célébré par Walt Whitman, Louis Armstrong, Chuck Berry et d’autres grands poètes américains –, est précisément ce qui doit être défait. En ce sens, la naissance de cette non-Amérique est une tragédie pour qui souscrit à cette idée des Grecs anciens qu’on ne peut échapper au destin. Cette nouvelle Amérique en gésine se dope au même individualisme radical, à la même conviction d’habiter un présent futuriste sans fin qui fit jadis de ce pays un succès sans pareil.

Pour me rendre à la Cabine de mon ami, j’emprunte l’autoroute qui suit la côte pacifique depuis Los Angeles, engorgée par la circulation, puis je m’enfonce dans le troisième canyon après Topanga. Guidé par Google Maps, je franchis deux canyons au long de routes sinueuses, je passe par des maisons précaires vacillant sur la crête des collines comme des éclats de chocolat sur un gâteau brûlé. L’allée menant à la Cabine est en pente raide, de sorte que la maison est invisible depuis la route. J’abaisse ma vieille Mustang le nez vers le bas, à quarante-cinq degrés, jusqu’au plus bas niveau près du garage. Je suis presque libre. Onze pas titubants de plus, et je m’assoie sur un banc sous un arbre qui m’ombrage de sa bénédiction et je fixe l’océan tout en écoutant la musique qui me parvient de la piscine du nabab voisin. 

Les nouvelles sur mon téléphone et sur la télévision grand écran à l’intérieur sont toutes sur les incendies de forêt qui ravagent la Californie, et ici me semble être un bon endroit pour commencer. La Californie est en feu, le feu a démarré à trente miles d’ici et a gagné au nord jusqu’à Mendocino. Des forêts entières s’embrasent, inondant de rivières de flammes les collines et les vallées, où elles trouvent un nouvel aliment, surpassant les rares ressources et l’ingéniosité des pompiers qui résistent héroïquement à des températures de 120, 140, 150 degrés Fahrenheit. Quand le brasier est trop intense, les pompiers reculent jusqu’au prochain pare-feu, dans l’espoir que le vent tourne ou que les réserves de carburant soient suffisamment basses pour qu’un convoi de camions contre l’incendie secondés par des hélicoptères et peut-être, par miracle, par des Canadairs géants, s’abatte et inonde la crête du brasier, donnant ainsi aux combattants du feu une plage de répit pour respirer. 
Des panaches de fumée grise depuis le nord et l’ouest sont visibles d’où je suis assis. 

Le combat contre les incendies enrôle des jeunes qui risquent leur vie en sautant dans les flammes, quand, à l’inverse, l’instinct primaire commanderait de s’enfuir. Ce genre d’héroïsme n’intéresse plus les tenants en vogue du narratif « nous », de la même façon que nous ne sommes plus intéressés depuis des lustres par le Feu comme moyen d’apaiser la colère des Dieux ou d’aider aux rituels de purification. Ce qui nous intéresse de nos jours est la question de savoir qui est responsable des incendies – une question aussi vieille que les sorcières de Salem, mais réactualisée aujourd’hui pour se conformer aux dernières avancées en matière de surnaturel américain. Les incendies ne sont plus des punitions de Dieu ou le produit de la confrontation des hommes et de la nature : ils témoignent de l’urgence de changer nos modèles climatiques, symbolisent le côté diabolique des toutes-puissantes compagnies industrielles et autres, la détresse des migrants à la rue, la malfaisance des dévots de QAnon. 

En voici un exemple : le matin du 8 novembre 2018, un joaillier retraité de soixante-dix ans nommé Don Peck fut réveillé par de lourds bruits d’explosions au dehors de Paradis, en Californie. « C’était boum, boum, boum » confia-t-il plus tard à un journaliste. Ce qu’il avait entendu était les explosions de réservoirs de propane, tandis que sa ville prenait feu. « Il était tard le matin, mais il faisait sombre comme s’il était minuit. » Sautant dans son pick-up Chevrolet, il rallia par l’autoroute la ville de Chico, complètement embouteillée. « Il y avait une foule de minibus qui servent à balader les vieux. Quelques lumières brillaient à l’intérieur des véhicules, et ils étaient bondés. Tous étaient pétrifiés. Nul ne savait si l’on s’en sortirait vivant. » 

Le Feu Camp, le nom de l’incendie qui réduisit en cendres la ville de Paradis faisant 85 morts, fut le brasier le plus dévastateur qu’ait connu la Californie, occasionnant trois fois plus de victimes que le Feu Tubbs, qui avait consumé cinq mille constructions et tué 22 personnes l’année précédente. « Ces feux sont à une échelle astronomique » dit Scott Stephens, un professeur en science des feux à l’université de Berkeley et expert en incendies. « Vous perdiez une ville entière. » 

Dans sa très méticuleuse et minutieuse enquête sur le Feu Camp, le Département de sylviculture et protection du feu a clairement identifié un coupable : Pacific Gas & Electric, l’un des plus gros et plus haïs fournisseurs de services publics de Californie, qui déposa le bilan pour cause de banqueroute en janvier 2019, invoquant une responsabilité estimée à 30 milliards de dollars dans l’incendie. Le rapport fournissait une explication cohérente sur la façon dont le feu avait commencé et sa propagation. Les enquêteurs avaient produit des photos d’un crochet rouillé dont la rupture avait endommagé une ligne électrique de la compagnie PG&E et allumé l’incendie. La mise en cause était vraie, mais le rapport était trompeur en ce qu’il s’inscrivait dans une logique de bouc émissaire et de distributeur de blâmes à l’usage des medias, détournant l’attention et les énergies des solutions systémiques nécessaires à la prévention des grands incendies à venir. Le Rapport impliquait le crochet défaillant et d’autres détails méticuleusement documentés comme autant d’occurrences uniques ou parfaitement inhabituelles, alors que les défaillances des lignes de haute tension de PG&E avaient causé plus de 1,500 Incendies en Californie au cours des six années passées, dont récemment le Feu Dixie, qui avait éclaté en juillet à quelques miles d’où le Feu Camp commença. 

A chaque feu destructeur, les medias cherchent un nouveau coupable, oscillant entre incriminer des sociétés et pointer des responsabilités individuelles. Le Feu Saint qui consuma 23 acres près du lac Elsinore fut apparemment la faute d’un homme, Forrest Gordon Clark, un quidam du comté d’Orange qui avait exprimé sur ses pages Facebook son soutien à ce que la Presse qualifia de théories conspirationnistes chères à l’extrême-droite. Ses messages, découverts par J.J. MacNab, chroniqueur au magazine Forbes, qui écrit sur les extrémistes de l’ultra-droite, impliquaient un couple adepte de l’Action 21, une théorie à la marge la plus extrême qui soutient que les politiciens pourris et autres défenseurs de l’environnement sont derrière les grands Feux. D’autres soutenaient les théories conspirationnistes de QAnon à travers un jeu de rôles à multi-joueurs, dont les prémisses étaient que le Président Donald Trump orchestrait secrètement un Jour du Jugement pour les élites pédophiles, sous couvert d’une enquête du Conseil Spécial de la Maison Blanche, conduite par l’ex directeur du FBI Robert MueIler. Il n’est pas établi que les messages que postait Clark sur la Toile l’incriminaient, mais il n’en est pas moins demeuré en prison jusqu’à ce jour, en attente de son procès, incapable de payer sa caution d’un million de dollars, et même si l’enquêteur en chef, questionné par l’avocat de Clark, a fini par reconnaître qu’il y avait au moins deux autres causes possibles du Feu et qu’il avait fait une erreur dans son rapport initial en identifiant à tort le lieu d’origine de l’incendie. Clark prétend n’avoir pas une mémoire très nette du jour où le Feu a commencé, blâme à la fois ses voisins – l’un d’eux était un pompier volontaire – et les « Mexicains » pour avoir allumé l’incendie. 

L’élément dans le système de pensée de QAnon le plus souvent cité comme conspirationniste par excellence, à savoir la croyance en une élite pédophile, s’avéra à la fois dûment fondé et mis sous le boisseau dans cette affaire, à l’image de ce qu’il en fut dans le cas du financier new-yorkais Jeffrey Epstein, qui évita d’être poursuivi sur des charges scabreuses impliquant des mineures en vue du sexe, et dont les amis et associés comptaient parmi eux le milliardaire Leslie Wexner et Léon Black ainsi que l’ex-Président Bill Clinton. QAnon, en fait, a accompli un meilleur travail en rapportant l’histoire de l’élite pédophile, que Forbes, le New York Times et autres organes de la mouvance dominante, qui nous vendent sans cesse les liens de Trump avec la Russie. Certes QAnon relevait en l’espèce d’une théorie conspirationniste, non pas parce que l’élite pédophile ne serait pas une réalité, mais parce qu’habité par cette prémisse que Donald Trump aurait eu intérêt à voir la justice s’abattre sur des gens qui étaient dans plus d’un cas ses pairs en affaires et faisaient partie de ses connaissances proches. 

Se focaliser sur les particularités de chaque foyer d’incendie avait l’avantage de permettre aux enquêteurs de se consacrer aux causes cachées qui, en toute hypothèse, pourraient être résorbées en adoptant une meilleure programmation, de meilleures règles ou, comme dans le cas de Clark, grâce à la surveillance active des citoyens américains et des résidents eux-mêmes, basée sur leurs systèmes de croyance et leur état de santé mentale. Certes, les coûts de ces solutions étaient rarement pris en compte. En vue d’empêcher les lignes électriques de céder sous l’effet de la sécheresse ou du vent, PG&E se mit à couper le courant à des millions de Californiens qui depuis des lustres tenaient pour sain de louer des maisons dans des zones peu peuplées ou sauvages, toutes dûment connectées au réseau électrique et au réseau routier de l’État californien de si bonne qualité. Après que l’incendie Kincade eut détruit 78.000 acres de vignobles californiens et forcé 180.000 personnes à évacuer, les coupures de courant affectèrent des millions de Californiens en sus, dont beaucoup de vieilles personnes ou de gens vulnérables, forcés de vivre sans électricité en pleine canicule. 

Tandis que la recherche des coupables pour les incendies de saison continuait, la Presse se retournait contre Donald Trump, pour son refus de reconnaître publiquement ce qu’Associated Press présentait comme le « consensus scientifique, à savoir que le changement climatique joue un rôle central dans cet enfer historique qu’est devenue la Côte Ouest. » Si Trump et ses partisans timbrés n’avaient pas allumé les incendies eux-mêmes, un déluge de commentaires suggéra qu’ils étaient responsables, par défaut de payer obéissance aux dieux de la science. 

La suggestion que Trump fut personnellement à blâmer pour les feux de forêt déclencha un très compréhensible chœur des officiels californiens, qui, autrement, eussent été forcés de répondre à propos de l’incapacité de l’État californien à appliquer les données scientifiques concernant le feu, pour aménager les forêts en conséquence, et qui auraient dû non moins répondre au sujet des décennies d’approche libertarienne des lois sur les zones constructibles, lois qui avaient permis l’installation de millions de gens dans des zones incendiables. « Quelque chose est arrivé à la plomberie du monde. Nous devons nous soumettre à la science. Le changement climatique est une réalité, et c’est ce qui exacerbe cela. » se risqua humblement le gouverneur Gavin Newsom, comme si reconnaître la réalité du changement climatique était la seule chose qui tienne entre les incendies de forêt et les centaines de milliers d’acres de terre boisée où les Californiens avaient décidé de bâtir leurs maisons, souvent avec le soutien de l’État californien. 

La recherche des coupables continua tout l’automne et l’année suivante, à chaque fois que les incendies refleurissaient. « Nos répartiteurs téléphoniques au 9-1-1 et le personnel professionnel sont submergés de demandes d’information et d’enquêtes sur une fausse rumeur selon laquelle six membres de la mouvance Antifa auraient été arrêtés pour avoir allumé des feux dans le comté de Douglas, en Oregon », écrivit le shérif de ce comté à l’été 2020 dans un post sur Facebook au beau milieu des protestations de masse qui suivirent la mort de Georges Floyd entre les mains de la police. Ses homologues du comté de Jackson dans l’Oregon, du comté de Mason, dans l’État de Washington, postèrent des avertissements semblables sur la Toile. Le bureau du FBI de Portland, occupé à contenir les protestataires jetant des cocktails Molotov de nuit devant le tribunal fédéral de la ville, tweeta que les bruits sur des extrémistes allumant des incendies étaient faux. Le manque de preuve pour démontrer la réalité ou la fausseté de ces rumeurs était d’ores et déjà devenu une normalité dans une société où la « vérité » n’est plus corrélée aux méthodes de rassemblement des preuves et à la pondération respective des causes et des effets. 

Ma réponse à la prolifération de ces rumeurs, au nouveau sport national du bouc-émissaire et à la fabrication des Memes sur les réseaux sociaux, prit le biais d’une résistance déterminée quoique pas toujours couronnée de succès, à les lire et les commenter. En tant que journaliste, une passion à laquelle j’ai succombé très jeune en raison de mon enthousiasme pour des thuriféraires de Walt Whitman et de mon incapacité à me réguler en fonction d’horaires fixes, je me suis longuement entrainé à évaluer si telles ou telles déclarations étaient vraies ou fausses, et l’on m’a appris à rejeter celles-ci, seraient-elles hautement signifiantes. Le terme que j’ai appris pour qualifier de fausses informations proférées par un gouvernement, un groupe ou une entité en vue de promouvoir le « Bien commun », était « propagande ». C’était un point d’honneur de tout journaliste que de ne pas tomber dans les filets de la propagande. Diffuser de la propagande constituait un abus de confiance à l’égard de ses lecteurs comme de ses pairs. Qui accepterait de boire un verre au bar du coin avec vous ? 

L’abandon de l’objectivité journalistique, qui supposait un ensemble de qualités diamétralement opposées, ne pouvait échapper à tout lecteur honnête. Les informations, quelles que soient leur origine, sont désormais structurées par une narration sous l’emprise actuelle de la culpabilité collective, où les héros et les méchants sont connus d’avance et où l’empressement à endosser des mensonges flagrants passe pour une preuve de vertu. Ceci est à mes yeux une tragédie particulière à l’Amérique. Les valeurs dans lesquelles j’ai été élevé et qui m’ont été enseignées comme des fondements, ont été sacrifiées au profit d’un futur qui n’est toujours pas advenu. La croyance au progrès qui donne à ce nouvel non-Américain sa légitimité est d’ores et déjà reconnue comme américaine. Peut-être suis-je moi-même un non-Américain. 

Vu d’un autre point de vue, le sens d’un destin incontournable n’était guère étranger à la culture qui m’a façonné. Durant ce qu’on pourrait appeler les décades grecques de l’Amérique qui commencèrent avec la présidence de Kennedy et s’achevèrent avec le triomphe inespéré de la Guerre froide, l’idée que les êtres humains sont sans pouvoir sur leur destin, sont impropres à réaliser des programmes majestueux visant à instituer le paradis de la justice sur terre, était communément admise par les gens éduqués. John Kennedy et son frère Bob qui étaient des lecteurs assidus des essais d’Édith Hamilton sur les Grecs anciens, furent tous deux assassinés. Dans son fameux discours où il parlait de gravir la montagne à l’instar de Moïse au Sinaï, discours qu’il prononça quelques jours avant son assassinat, Martin Luther King avait prévu sa mort. Stanley Kubrick, en 2001, dans L’Odyssée de l’espace, nous montrait les résultats de la tentative d’établir une utopie dans l’espace par le biais d’une technologie en avance sur son temps. Ces rêves de transformation personnelle et sociétale ont fini dans un bain de sang et le désappointement qui s’ensuivit fut à peine une surprise pour les écrivains qui firent des années 60 et la suite leur matière de prédilection, de Joan Didion à Robert Stone. Le Vietnam fut une tragédie grecque, de même que les mouvements contre la guerre. 

Même dans les années 70 et 80, le fantôme du passé grec de l’Amérique hantait les halls de mon école primaire et secondaire. Des plaques en fer fixées aux murs s’assuraient que nous avions bien en tête l’emplacement des abris en cas de retombées radioactives. Si une guerre nucléaire devait détruire la vie telle que nous la connaissions sur notre planète, nous enseignait-on en classe, c’était probablement qu’elle avait été déclenchée suite à une erreur humaine ou peut-être par ces machines avancées que nous avions inventées nous-mêmes, en jouant avec elles à des jeux-catastrophe. Que le résultat fût la fin de toute vie sur terre ne nous surprenait nullement. Lire de bons livres, écouter de la musique, goûter une nourriture décente et se livrer sans retenue aux joies du sexe, faire de longues promenades dans les cimetières de Cambridge, Massachusetts, où vous pouviez communier avec des tombes délavées et les divinités puritaines en fonction des drogues disponibles sur le moment, étaient des occupations pourvoyeuses de plaisir, à tout le moins acceptables, tandis que nous attendions la fin inéluctable de l’espèce humaine. Plus les capacités humaines augmentaient, fruits de notre maîtrise des nouvelles technologies, plus cette fin arriverait vite. Heureusement, le privilège nous était donné de passer autant de temps que nous le pouvions, en compagnie d’ainés partageant nos penchants esthétiques et qui ne se montraient pas gratuitement cruels. 

Voici quelques assertions du type de celles que j’ai été amené, de par mon éducation, à penser utiles :Les incendies de forêt sont le fait de la nature elle-même, ils précèdent de toute éternité la venue des hommes sur terre. Même si les conditions climatiques de sécheresse et de hausse des températures ont sans conteste aggravé la durée et l’intensité des grands incendies de forêt, ceux-ci peuvent difficilement être instrumentalisés pour prouver ou infirmer les généralisations sur le niveau et les causes du changement climatique, qui peut difficilement être tenu pour responsable du phénomène immémorial des incendies de forêt. Si l’on consent à voir un phénomène naturel dans les incendies de forêt, il n’y a aucune différence, que l’étincelle initiale vienne d’un migrant, d’un vagabond, d’un électeur de Trump, d’une compagnie d’électricité ou d’un éclair de foudre à la mi-octobre. Les incendies ne croissent ni ne disparaissent en fonction du locataire de la Maison Blanche, une croyance plus conforme aux croyances du temps de Shakespeare que de notre époque. Il y a cependant un phénomène qui, comme bien d’autres, est redevable d’une investigation historique et empirique, aussi bien qu’à des formes avancées de modèle physique et mathématique, qui mettent en évidence le pouvoir d’évaluation des ordinateurs, aussi puissants que mille soleils, et ses limites inhérentes.

Depuis mes collines au-dessus du Pacifique, regardant tous les matins des dessins animés en mangeant des croustillants au coca-cola à pleines poignées, je joue avec l’idée que la science est une bonne chose et, en même temps, que nos ancêtres faisaient preuve d’une sagesse qui nous fait défaut. Le processus qui vit la science moderne maîtriser la physique des incendies s’est révélé sans aucun impact sur la façon dont nous les combattons. Cela n’en reste pas moins une histoire édifiante, qui ne doit pas servir d’aiguillon à notre hubris. Plus nos outils deviennent puissants, plus nos explications se font primitives. 

La première tentative significative de bâtir un modèle pour analyser la multiplication des incendies, je l’ai trouvée dans un recueil d’articles scientifiques de 1946 que j’emportais à la Cabine dans les collines, écrits par un ingénieur du nom de W.L. Fons, qui travaillait pour les services forestiers de Californie dans une station expérimentale de sylviculture. Dans un article intitulé Analyse de l’extension du feu par des combustibles forestiers légers paru dans le Journal de recherches du Ministère de l’Agriculture, Fons se focalisait sur la tête du feu, où il y a abondance d’oxygène pour soutenir la combustion. Parce qu’une chaleur suffisante est nécessaire pour que le combustible arrive à sa température d’allumage, Fons établissait que l’éclatement du feu dans un lit de combustible peut être visualisé non comme un évènement soudain mais comme une série d’allumages successifs dont le rythme est déterminé par le temps d’allumage et la distance entre les particules. 

Les idées précoces de Fons, qui ont été confirmées par les travaux théoriques sur la propagation des flammes, établissent que le réchauffement du combustible à proximité de la flamme tandis qu’elle progresse constitue le processus essentiel du mécanisme de propagation du feu. La connexion entre la science fondamentale des feux de forêt et les phénomènes de société relatés d’un même souffle sur les mêmes plateformes d’information et les mêmes programmes radiophoniques n’est pas particulièrement dure à comprendre. Le terrain est déjà prêt ou pas, à être la proie des flammes. S’il n’est pas mûr, peu importe l’étincelle, le feu ne prendra pas. Même chose si le terrain est favorable, peu importe également l’étincelle. 

Comme bien des modèles théoriques, le modèle de Fons a l’avantage et le désavantage de mettre à nu tout un ensemble d’interactions complexes et de les ramener à de puissantes équations de facteur simple, sur fond soi-disant d’informations non-déterminantes ou éliminées par filtrage. En matière d’incendies de forêt, Fons appliqua l’équation de la conservation de l’énergie à un volume uniforme de particules solides exposées à une ligne de feu idéale, sur un sol plat et en l’absence de vent, éliminant toute autre variable. En dépit de ces mises à l’écart, son approche s’est révélée étonnamment robuste et continue à irriguer l’ADN du logiciel du Service américain des Forêts le plus utilisé, FARSITE, qui, en outre, se sert du principe de Huyghens de propagation par vagues pour prédire la forme et la direction du front de l’incendie. 

En revanche, ce dont l’équation simple et puissante de Fons ne peut rendre compte est cette faculté qu’ont les incendies de produire leur propre temps météorologique, ce qui nourrit en retour le système en temps réel. Cela a conduit à incorporer toutes les variables d’un environnement en feu, diablement dur à conceptualiser. Ce problème fut affronté au niveau théorique lors de la grande avancée qui suivit l’après-guerre, en matière de modélisation des incendies, due à un homme nommé Richard C. Rothermel. De même que Fons, Rothermel était ingénieur au Service des Forêts. L’incendie Camp, en 2018, filmé par Joshua Stevens, observé par les satellites de la NASA, plus les données du Geological Survey américain, permirent à Rothermel d’envisager les incendies de forêt comme partie prenante de forces de destruction bien plus larges, à l’œuvre dans le monde entier. Après avoir reçu son diplôme d’ingénieur aéronautique de l’Université de Washington, Rothermel servit comme développeur d’armes spéciales dans l’U.S. Air Force, puis participa à un programme de General Electric de développement d’un missile à propulsion nucléaire, au centre de test des réacteurs nucléaires de l’Idaho. 

Son expérience et sa maîtrise des outils les plus sophistiqués en matière d’ingénierie, acquises auprès du complexe nucléaire militaire américain, lui permirent d’imaginer et de prédire plus à fond la rapidité des dévastations que peuvent causer des incendies. Son article de 1972, Modèle mathématique pour prévoir la vitesse d’expansion d’un feu à Wildland Fuels, était la somme de dix années d’observation empirique et de recherches, en vue de produire « une méthode quantitative qui permette d’évaluer le rythme d’expansion et l’intensité d’un incendie donné, en fonction des combustibles retenus par les hypothèses faites sur le modèle. » Celui-ci fut conçu pour simuler un incendie parvenu à un état quasi-stable, supposé de forme elliptique et dont les axes majeurs allaient dans la direction la plus favorable à une prochaine expansion. Quand l’incendie est à ce point large que ses voies d’expansion sont indépendantes des offensives venues du côté opposé et de toutes autres influences, on peut faire l’hypothèse qu’il s’est stabilisé derrière une ligne de feu. 

De manière décisive, Rothermel observait que la grosseur initiale d’un feu de forêt se nourrit d’abord des combustibles de surface de moins de six pieds de hauteur. Si une chaleur suffisante est générée, le feu peut alors gagner verticalement jusqu’au sommet des troncs, créant ainsi une couronne de feu en développement. La difficulté des modèles de plus en plus sophistiqués que Rothermel tenta d’établir, est que feux de sol et feux-couronne se comportent différemment, et que leurs interactions sont, du coup, hautement imprédictibles, en particulier en cas de vent ou d’un autre facteur physique (Rothermel publia un article en 1991 qui pose la question de l’interaction entre le front d’incendie et les feux-couronne). Pour analyser la vitesse probable d’extension d’un incendie, on doit modéliser ces interactions et identifier comment et quand elles deviennent opérantes. 

Le degré de chaleur requis pour l’allumage dépend de trois facteurs : la température de combustion du combustible, l’humidité du combustible et la masse de ce même combustible impliquée dans le processus inflammable. Un stock optimal de combustible produira le meilleur équilibre entre l’air, le combustible et le transfert de chaleur, pour à la fois le maximum d’intensité de la mise à feu et sa rapidité, une situation que les responsables des forêts souhaitent à tout prix éviter. 

En appliquant le modèle de Rothermel, le Service des Forêts, les autorités de l’État et les autorités locales devraient en théorie pouvoir prévoir où et à quelle vitesse un feu de forêt se développe, et appliquer systématiquement les techniques adéquates pour éviter ou en diminuer l’impact. « Une méthode pour anticiper le comportement d’un feu sera développée », prédit Rothermel. « Très probablement, il prendra modèle sur des bases semblables à celles dont on use pour établir les prévisions météorologiques. » 

Aujourd’hui, de fait, nous avons des modélisations d’incendie hautement sophistiquées à notre disposition, tels que le couple Atmosphère-feux sauvages-environnement (CAWFE) plus le modèle FIRETEC, développé par le Laboratoire national de Los Alamos, sans compter le modèle FIRESTAR bidimensionnel. Nombre de ces systèmes avancés utilisent les fluides dynamiques des ordinateurs et les réseaux nerveux pour simuler en temps réel les effets en retour des incendies dans l’atmosphère. On ne les utilise guère, cependant, sur le terrain, car ces modélisations sont bien trop lentes pour être opératoires face à un incendie en pleine progression. L’espoir de Rothermel que son modèle inspirerait des applications à succès à des systèmes techniques de direction des opérations pour la prévention des incendies reste à devenir réalité. 

La raison de cet échec semble évidente. Le problème n’était pas qu’on avait à faire là avec ce genre de choses que nous n’avons jamais été capables de résoudre par la technologie. Non, les incendies de forêt, après tout, sont une part constitutive des écosystèmes californiens, des forêts du nord aux déserts du sud. Les incendies nettoient la végétation parasite, restaurent les nutriments du sol, encouragent les jeunes plantations à renaître et les fleurs sauvages à refleurir. Bien longtemps avant l’arrivée des premiers colons européens, le ciel de Californie était couvert des fumées que dégageaient les incendies déclenchés par la foudre ou les cultures sur brûlis des indigènes ou encore par les chasseurs pour faire sortir le gibier des bois. Selon certaines estimations, 4,5 millions d’acres brûlaient par an. 

Accepter cet état de fait signifierait qu’on se focalise moins sur comment empêcher les incendies de forêt de se déclencher et s’étendre, et davantage sur comment atténuer les dommages qu’ils créent. « Quand je travaillais pour le Service des Forêts, a écrit dans un magazine Glen Martin, un ancien employé du Service, l’agence se focalisait sur comment maximaliser les coupes de bois. Les équipes de lutte contre les incendies passaient l’automne à brûler des masses de bois impeccablement coupés qui avaient été débités durant le printemps et l’été. Les arbres en question étaient des pins pondéreux à croissance lente et des sapins Douglas, des conifères qui avaient mis des siècles à devenir matures. Après quoi, les parcelles étaient aussitôt replantées en pins Douglas, en semis, en vue d’une croissance rapide. « Via ces pratiques de destruction, expliquait Martin, le Service des forêts transformait des forêts saines en de gigantesques réservoirs de combustible au profit d’incendies de forêt comme le Feu Rim, qui commença en août 2013, et brûla plus d’une année dans la Forêt Nationale Stanislaus, et pour partie dans le parc national du Yosemite, donnant le coup d’envoi à la vague de reportages sur les incendies de la Côte Oues »t. Le combustible naturel abondamment fourni par les immenses plantations de jeunes arbres dans la Forêt de Stanislaus, fut encore augmenté par de vastes réunions d’arbres morts qui ne furent jamais nettoyés. Le Yosemite s’y prit un peu mieux, s’efforça de réduire le combustible végétal, à l’encontre du négationnisme anti-scientifique d’un Trump. 

Une décennie d’incendies mortels reçut d’abondantes bouffées d’oxygène de l’avidité de certains, du fait de la mauvaise gestion, de l’ignorance et de l’idéalisme nostalgique des autres, toutes choses qu’aucune modélisation n’eut été assez sophistiquée pour empêcher. Comme d’habitude, le problème, c’est nous, pas la nature. 

Les équations qui gouvernent l’extension des incendies sont des métaphores utiles de la complexité avec laquelle les sociétés humaines se mettent elles-mêmes en pièces. Tels sont les effets des coupes de masse, de l’uniformité, de la fracture sociale, de la destruction des liens économiques et sociaux, remplacés par les détritus des identités fracturées qui subsistent grâce à cet oxygène virtuel. Tous ces développements sont inhérents à l’ordre capitaliste dont les effets désintégrateurs sont mis sous stéroïde par les technologies digitales introduites dans une société qui a embrassé la vision cauchemardesque d’atomes solitaires interagissant avec d’autres atomes tout aussi solitaires, et tous circulant dans un espace vide. Une fois détruites les bases religieuses et socio-économiques de la solidarité entre les hommes, les humains restés seuls en arrière sont facilement magnétisés par n’importe quel ersatz et par des définitions du Moi malléables à l’infini, telles qu’en produisent les machines cybernétiques et leurs opérateurs. Ces identités fracturées fonctionnent comme une drogue : parce qu’elles ne peuvent jamais compenser la perte des liens entre les vivants ni fournir le moindre ancrage suffisamment stable dans un ensemble de dispositions existentielles, une fois écartée la promesse d’une vie après la mort. Elles créent une réserve inépuisable d’anxiété à l’air libre, qui peut facilement être manipulée sous la forme que souhaitent les opérateurs en question. 

La perception de ces phénomènes et du paysage émotionnel distinct qu’ils produisent est partagée dans tout le spectre politique, même si le vocabulaire à disposition pour l’articuler correctement est le plus souvent inapte à cette tâche. « Je pense qu’une part de ces phénomènes relève du phénomène des générations et que les Milleniaux de la génération Z et tous ces types qui viendront après nous, vont lever les yeux et nous de même ; le monde va finir dans douze ans si nous n’affrontons pas le changement climatique », explique la Représentante au Congrès Alexandra Ocasio-Cortez. « Comment pouvons-nous dire aux gens “take it easy” alors que l’Amérique d’aujourd’hui est si dystopique, que des gens dorment dans leur voiture pour pouvoir faire un second job, qu’ils n’ont pas accès aux soins médicaux, et qu’on nous dit de nous calmer… J’aurais aimé ne pas avoir à faire tous ces posts, mais je sens que c’est comme si les gens n’étaient pas tenus pour des êtres responsables. » 

Ce diagnostic est juste. Il est en miroir du diagnostic de la Droite populiste, qui proteste qu’une élite non démocratique se sert de l’État-entreprise comme d’un instrument de censure et de répression – opinion que je partage –, reprenant à son compte l’esprit des Sixties et de la liberté de parole de la Gauche à l’époque. Ces distinctions si fines sont d’un intérêt purement sociologique voire archéologique. Gauche ou Droite, c’est le même câblage sous le capot. La dysphorie de la jeunesse, dont les vies sont directement menacées par les forces de désintégration déboulant à toute allure, et par le nouveau système oligarchique en place, prend tout son sens. Le côté un peu fou de cette dysphorie est qu’elle débouche sur une quête paradoxale de certitude et d’absolu, tandis qu’une poignée de monopoles, Amazone, Microsoft, Apple, Google, Facebook et consorts, s’emploient à créer une nouvelle oligarchie américaine qui rivalise voire dépasse en termes de pouvoir la régence à la fin du dix-neuvième siècle des Morgan, Rockefeller, Carnegie et Gould. 

De mon perchoir dans les collines, regardant Lilo et Stitch à la télévision, écoutant Rodéo au cœur doux des Byrd’s, cela relève à peine du prophétisme que de voir que le paysage illimité de l’Amérique, tel qu’il fut esquissé par Melville, Emerson, Walt Whitman puis Mark Twain, et qui trouva une seconde naissance dans les œuvres de Scott Fitzgerald, Charlie Parker, Janis Joplin, Jimi Hendrix et des douzaines de pionniers et d’argonautes de l’esprit, de toutes races et de toutes croyances, ce paysage est en train de brûler. Le pouvoir d’une culture partagée et tournée vers le futur aura été la grande innovation des Américains jadis. Ce fut le carburant qui permit à un pays de passer de trou perdu colonial à la première puissance mondiale. C’en est fini de ce pays-là, il a sombré dans les vagues titanesques de la destruction créative qui se déchaîne sur la planète entière. (Parmi les grands prophètes et les visionnaires, c’est sans surprise qu’on observe toute une lignée de femmes artistes, qui va d’Emily Dickinson à Willa Cather et Joan Didion. Très tôt, elles pointèrent où la vague s’écraserait, et en savaient suffisamment elles-mêmes pour se retirer à temps de son passage.) 

Quand le pays commença à se déliter à l’été de mon second séjour dans les collines, j’eus le sentiment que le moment de la désintégration finale n’était pas loin, qu’un retour en arrière n’était plus possible. Les signes d’une schizophrénie générale étaient partout, depuis les villes en ruine jusqu’aux forêts en feu, des Antifa à QAnon. Le Grand Effondrement américain n’était en rien le produit ou la propriété d’un courant politique particulier. Tous étaientloufoques. Qu’il s’agisse des partisans du confinement anti-Covid, des anti-vaccins ou des Gardiens du Serment s’en prenant aux bâtiments publics sur ordre du FBI, il était impossible de les discriminer en termes de Droitisationmania ou de progressisme hystérique. Définir en un clin d’œil les polarités idéologiques se renverse de la même façon, la droite dénigrant le capitalisme parvenu à son stade ultime, les libéraux passant au goudron leurs opposants politiques en tant qu’agents russes ou espions. La binarisation sur laquelle le système discursif reposait a échoué à générer les moindres significations stables, parce qu’impuissantes à rendre compte de l’Amérique telle qu’elle est aujourd’hui : une forêt morte, en attente de l’allumette finale.

Parmi les nombreux récits sur le front des flammes l’été dernier, je retiens en premier celui d’un ancien Marine devenu journaliste, Julio Rosas, qui chroniqua sur Twitter la naissance et la désintégration en moins d’une semaine de la Zone autonome sur la colline du Capitole de Seattle, le CHAZ. Le CHAZ semblait surgir de la nuit tel le messager de nouvelles doctrines et de nouvelles formes pour la société américaine, rejouant le moment fondateur des Puritains d’autrefois. En même temps, il était difficile de se défaire de l’impression que tout cela était une imposture, que c’était une sorte de nouveau media  à grand spectacle, infantile et en costume, à la Max Riché. 

Une piscine marquait l’emplacement d’une maison détruite par le feu, sur Sawmill Road, tirée de la série Paradis,série qui se proposait de générer une imagerie virale, qui, à son tour, manquait du moindre sens. 

Le 9 juin, Rosas notait l’avènement d’une police d’un nouveau genre dans le centre de Seattle, la ville qui vit naître Boeing et Microsoft. « Les protestataires ont écrit sur les barricades que qui pénètre dans la Zone “quitte maintenant les USA” et entre dans “la Zone libre du Capitole” ». « Sur ordre du maire, la police ne fit aucun effort pour rétablir l’autorité. » Le service des rues de Seattle fit mouvement dans la zone pour enlever quelques-unes des barricades, observa Rosas. « Il fut négocié avec les protestataires qu’on laisserait en place la plupart des barricades, afin, dirent-ils, d’interdire la Zone aux suprémacistes blancs. » Les mêmes investirent le rez-de-chaussée de la mairie de Seattle, comme le nota Rosas quelques heures plus tard. « De nouveau, la police ne se montra pas. » Rosas illustra son compte-rendu des évènements de la nuit d’une photo d’un feu de benne à ordure. 

Trois jours plus tard, Rosas photographia une coopérative dans le CHAZ créée pour répondre aux besoins des résidents de la zone autonome. Cette coopérative refusait l’argent liquide et les donations, et fonctionnait sur de nouvelles bases. Comme un placard l’affichait haut et fort, « La tendresse est notre monnaie ». Très vite, toute une population de sans-abris, de drogués et de malades mentaux rallia le CHAZ, cherchant querelle aux jeunes idéalistes, aux abonnés des medias sociaux et aux LARPers.

« Des gens se disputent sans savoir pourquoi, remarque Rosas. On m’a demandé de ne pas faire état de ces incidents. » Même depuis ma colline au-dessus de Malibu, les soubresauts de la vie dans le CHAZ devinrent bizarrement prédictibles. « Une controverse éclata au sein de la Zone autonome, certains voulaient mettre à bas le panneau qui signalait la rue CHAZ, d’autres le laisser en place. » Une mise à jour s’ensuivit. « Il semble que la signalisation va rester. Alors qu’un homme se préparait à monter à l’échelle pour l’enlever, une bagarre éclata pour le contrôle de l’échelle. Une femme demanda : “Y a-t-il un responsable ? ”» 

Microsoft est sagement situé dans des campus en toute sécurité à la périphérie. Le centre-ville de Seattle pourrait être considéré par des adultes responsables comme une scène de théâtre plutôt que comme le cœur de quelque chose d’essentiel à venir. Aussi, pourquoi ne pas faire du pays tout entier le lieu d’une gigantesque pièce éducative ? Rosas enregistra une conversation de café, dans le CHAZ. « Voici quelques-unes de nos règles : dites votre vérité, célébrez les différences et les similarités, centrez-vous sur les gens de couleur. » Absolument. Pourquoi pas, après tout ? La grande expérimentation sociale que se voulait le CHAZ reposait, au fond, sur le fait qu’il ne reflétait aucune réalité propre, pas plus qu’une appartenance quelconque à un groupe-donné de gens ou de pensée, mais, au contraire, que cette expérimentation était basée sur la négation de toutes les réalités existantes. Le CHAZ était un théâtre de rue sans véritable intrigue, d’où une tendance mécanique à la plus grande radicalisation, jusqu’à se consumer soi-même. 

« Il y a un consensus croissant pour rebaptiser la zone autonome sur la colline du Capitole en Manifestation pour l’occupation du Capitole. Une échauffourée éclata dans la Zone après qu’un homme eut hurlé à la cantonade que c’était la Zone du Christ. Un type masqué tenta de m’empêcher d’enregistrer la scène. » 

La recherche d’une consistance idéologique minimale ou de toute autre cohérence au sein des impulsions éphémères qui secouaient le CHAZ/CHOP d’une minute à l’autre, était vouée à la déception, de même que la précipitation à accuser QAnon d’être à l’origine de l’incendie du Jour saint, ou un crochet rouillé de PG&E de l’incendie de Camp, ont l’apparence d’une explication empirique mais ne le sont en rien. Les forêts d’arbres morts, les espèces idéologiques invasives, le découpage en mille morceaux des communautés et des institutions en unités toujours plus petites, sont des effets d’un processus d’atomisation initié par la logique du capitalisme, par le pouvoir des technologies digitales et par le désenchantement qui rend ce même capitalisme et cette même technologie possibles. Atomisation, mise à mal de toute forme de discipline, interdiction des rassemblements publics, plateforme de censure automatisée de toute parole publique et des opinions sur ordre de la Maison Blanche, stigmatisation de dizaines de millions de gens comme « racistes », « suprémacistes blancs et « terroristes domestiques » en se basant sur leurs habitudes de vote et leurs préférences, les mutations du travail, de l’école, de la vie sociale et du commerce en autant d’expériences passives qui impliquent d’accepter toujours plus d’explications scientifiques alambiquées, cherchées au loin tandis qu’on attend la livraison d’Amazon sur le seuil de notre porte : tout ce qui précède forme les constituants d’une réalité hautement inflammable, qui n’est pas plus réelle quand elle se présente à ses participants, à son public, comme un jeu de rôles à multiples intervenants. Une étincelle quelconque eut suffi à mettre en feu tout un massif forestier.

« Comme les partisans du drapeau américain tentaient de quitter le CHAZ, on leur jeta toutes sortes de liquides » tweeta Rosas. Assis, en sous-vêtements, ma vue donnant sur la piscine du mogul de la musique au-dessus du Pacifique, je continuais à lire Rosas. « La foule les taxait de suprémacistes blancs. Un partisan de la Zone demanda comment un Noir brandissant un drapeau américain pouvait être un suprémaciste blanc. »

« Je confirme la réalité de ce passage. Le CHAZ soutenait que c’était un complot contre les indigènes noirs et leurs acolytes de jardinage. » 

Mon ami qui me prête la Cabine au-dessus de Malibu faisait jadis la fête avec Basquiat. Ils avaient été de jeunes peintres ensemble. Son ami, qui était une des figures de proue de la scène et des clubs new-yorkais des années 80 et qui mourut d’overdose à 27 ans après avoir pratiquement quitté notre planète terre en recourant tant et plus à la cocaïne, se serait moqué d’être utilisé comme un jeton dans les arnaques aux taxes des multinationales, pas moins que d’être utilisé comme un totem racial par les guerriers culturels qui n’ont pas la moindre idée de la part d’humour et de folie inhérente à l’Art. Les artistes sont fous, ce sont de belles personnes qui font quelque chose à partir de rien, ce qui est la forme la plus réelle de la magie. Plus sensibles que ce qu’autorisent généralement les Américains, les artistes sont particulièrement exposés au risque de se laisser abuser par les gens riches qui patronnent leur travail tout en se protégeant eux-mêmes des conséquences qu’encourt le fait de défier les conventions, ce qui implique généralement qu’on meure seul et abandonné. Telle est bien l’histoire et le destin de Basquiat. 

« Salut, mon pote ! » s’exclama lors de notre dernière rencontre avant la pandémie mon ami. Je l’avais rencontré par l’entremise de mon agent, après qu’il lui eut acheté un article que j’avais écrit pour le New Yorker sur un arnaqueur du XIXe siècle se faisant passer pour un Lord anglais, du nom de Lord Gordon-Gordon, et qui s’empara brièvement du chemin de fer de l’Erié des mains de Jay Gould, le baron voleur le plus affuté de l’époque. Quand nous nous rencontrons pour boire un verre au Beverly Hills Hôtel, à Los Angeles, mon ami porte généralement un nœud papillon avec une veste pull-over ou un autre accoutrement tout aussi archaïque, cheveux lissés en arrière comme Rudolf Valentino dans les années 20 et revenus au goût du jour dans les années 90, ces années de pleine prospérité qui furent la dernière époque où l’Amérique sembla normale à tous. En dépit de la richesse des soins dentaires et cosmétiques que dévoile son sourire éclatant, celui-ci n’en semble pas moins sincère. 

« Bienvenue » me dit-il, comme s’il était le maître des lieux. Après quarante-cinq minutes où nous parlons boutique, il me donne les clés de la Cabine, me presse vigoureusement des deux mains comme si je lui faisais une faveur rare en acceptant. Il ne doute pas une seconde que je créerai là-haut quelque chose d’étonnant et de nouveau tout en vivant de beurre de cacahouète et de haricots en boîte. Nous sommes tous deux les enfants des dernières années de la Guerre froide et de la dissuasion mutuelle assurée, qui rendit nos vies sans rime ni raison, privées de tout sens au regard du spectre de l’apocalypse, même si, d’une manière ou d’une autre, elle ne se produirait jamais. Au lieu de quoi, nos existences mutèrent en une vie récurrente à la Matrix, ainsi que nous la vivons tous désormais.

Ma théorie personnelle à propos de Gatsby est que le mystère du roman, qui est la source de son éternelle séduction non moins que de sa place dans le Canon américain, a toujours été parfaitement clair. Gatsby est une histoire brillamment codée d’assimilation des Juifs dans l’Amérique protestante et le double en plus sophistiqué et aux multiples épaisseurs du Soleil se lève aussi de Hemingway. L’évidence de ce que j’avance saute aux yeux à chaque page. Jay Gatsby fut d’abord Jacob Gatz ou Getz, un homme aux origines mystérieuses et plein d’une nostalgie pour quelque chose de plus grand que lui, qu’il pouvait seulement entrevoir à distance dans les ténèbres chatoyantes enveloppant son manoir de East Egg. Cet homme commande par douzaines des chemises de coton de toutes les couleurs à un tailleur de Londres qui, sans aucun doute, ne porte pas le nom de Lipschitz. 

Gatsby est un grand roman juif américain sur les limites de la grâce que l’Amérique accorde à ses enfants, écrit par un catholique de Saint-Paul, Minnesota, qui, formé à Princeton, ne se vécut pas moins comme un outsider à vie de l’Amérique Wasp. Fitzgerald écrivit le dernier livre judéo-américain en date d’aujourd’hui parce qu’il était un artiste, parce qu’il manquait d’une certaine forme d’anxiété juive, anxiété qui se manifesterait les décennies suivantes sous la forme d’une croyance compulsive dans le destin futur de l’Amérique. Entendez par là ce désir de réduire au silence les voix intérieures vous disant d’arrêter. Une part de la beauté et de la terreur qu’inspire l’Amérique de Fitzgerald vient de ce que même les outsiders les plus avisés deviennent les ultimes victimes de cette mystification par la richesse et l’argent.

Franc-tireur de l’histoire juive de l’Amérique et comme il en va dans toutes les vraies histoires, Fitzgerald admirait la générosité de Gatsby, son inventivité et son aptitude à rêver de grands rêves, sans se sentir obligé de faire partager son optimisme ou, à l’inverse, de le démystifier. Fitzgerald fit retour au thème tragico-optimiste de l’auto-invention de Gatsby par lui-même, à la fin de sa vie, à travers le portrait finement déguisé qu’il dressa du producteur juif américain Irving Thalberg, le dernier vrai Tycoon. La perception, très tôt, par Fitzgerald de la promesse inhérente au devenir américain et de son non-accomplissement perpétuel, à l’œuvre moitié dans le futur moitié au présent, aida à définir le siècle de culture incroyablement vivant qui allait suivre et qui, de façon très compréhensible, est aujourd’hui défait. 

Les obsèques de Gatsby sont suivies par un seul des principaux personnages du livre, Nick Carraway, double de Fitzgerald lui-même. Le matin des funérailles, Nick voyage jusqu’à New York pour voir le joueur Meyer Wolfsheim – dont les boutons de manchette sont des molaires humaines, parfait emprunt à des propos de bar fitzgéraldiens –, et le prie d’accompagner le convoi mortuaire. Le jeune entremetteur voit sa prière rejetée. « Je ne peux être mêlé à cela. » 

Alors que le personnage de Wolfsheim est aisément reconnaissable par les lecteurs pour être inspiré d’Arnold « le Cerveau » Rothstein, un gangster juif de bonne famille qui acheta le championnat de base-ball en 1919, le mystère de la relation entre Wolfsheim et Gatsby n’est jamais éclairci dans le livre. C’est, en tous cas, très clairement une figure paternelle. Wolfsheim représente le vieux monde, il aspire à manipuler les fantasmes des Américains, pas à s’y assimiler. Gatsby est sa progéniture, il s’est porté lui-même avec succès au-devant d’un futur qui s’éloigne à vue d’œil. 

« Prenez garde aux incendies de forêt » m’avertit mon généreux ami en me tendant une breloque de cuir rouge avec les clés de la Cabine. « Et s’ils se produisent, décampez sur le champ de cet enfer des montagnes. » 

Bientôt, quelque part dans un futur proche, c’est-à-dire maintenant, des millions de gens ne trouveront plus intéressant du tout ni constituant une quelconque source de plaisir, de se penser eux-mêmes Américains. Déjà quelques-uns projettent d’aller sur Mars. En vérité, l’idée de coloniser Mars n’est pas plus folle que celle, jadis, de quitter le Vieux monde sur des bateaux qui faisaient eau de toutes parts. Mais, en revanche, la course entre Elon Musk et ses confrères milliardaires dont l’Espace est le nouveau dada, Jeff Bezos et Richard Branson, marque belle et bien la fin de cette histoire américaine qui commença avec les Pèlerins du Mayflower puis la fondation de la République et se continua par la ruée vers l’Ouest et la Californie et qui vit la fin de l’ère des Gatsby. Tout cela emprunte un processus logique dont le tragique crève les yeux, et qu’il nous est en même temps, nous Américains, impossible de jamais admettre. 

Dehors, de larges colonnes de fumée que j’avais aperçues hier au loin se sont rapprochés bien plus près. L’heure est venue de s’en inquiéter ? 

Outre son entreprise de coloniser Mars, Elon Musk possède une compagnie pour ses autres passe-temps, baptisée la Compagnie de l’Ennui. Cela a commencé comme une plaisanterie, puis Elon Musk a décidé de la rendre effective et il a commencé à creuser un tunnel sous Los Angelès, où la circulation est proprement dantesque. Il a prévu de creuser des tunnels à de multiples profondeurs. « Nous pouvons avoir cent niveaux différents, aucun problème » a-t-il déclaré au podcasteur Joe Rogan, tombé en pamoison devant une pareille vision. « Vous pouvez descendre jusqu’à dix mille pieds sous la terre, si vous le voulez. » 

Une grande compagnie, explique Musk, est un collectif cybernétique de gens et de machines. Google et tous ses utilisateurs font partie d’un gigantesque collectif cybernétique. A travers votre usage de Google, Facebook, Instagram, Twitter et autres interfaces en ligne partageant tous divers types d’information entre eux, nous sommes en train de programmer un A.l. géant, qui s’assurera que les humains ne représentent qu’une minuscule fraction de l’intelligence fonctionnelle de notre planète. Elon Musk était un fervent adepte de réguler étroitement le développement de Al, mais personne ne l’a écouté.
« Vous me faites flipper » lui a dit Rogan. 
Musk a répété que personne ne l’avait écouté.

Je regarde de nouveau dehors. Le ciel est devenu tout sombre. 

« Des années vont passer » psalmodie Musk. « Il y aura une sorte de comité prospectif. On établira des règles. Il y aura des omissions, éventuellement des régulations. » 

Entretemps, Elon Musk propose de modifier les êtres humains en connectant le cerveau à un ordinateur appelé Neuralink qui permettra à chacun d’acquérir un savoir superhumain, ce qui semble quelque peu monstrueux mais qui est déjà plus ou moins en cours. « Votre téléphone est déjà une extension de vous-même » pointe-il avec raison. « Vous êtes d’ores et déjà un cyborg, même si peu de gens s’en avisent. » L’information circule entre notre être biologique et notre être digital, c’est comme une mini-paille, et Neuralink vise à faire de cette paille une rivière géante. « C’est un problème d’interface, de mesure des données » dit Musk. 

Les êtres humains vivent dans le langage, et non hors du langage. Il se peut qu’un jour, une technologie telle que Neuralink permette à mon fils Elie de parler et de rendre effective l’humanité qu’il porte en lui, qui, pour l’heure, peine à s’en sortir par à-coups. Je lui parlerai, il me répondra avec de vraies phrases médiées par une machinerie bienveillante. Au lieu que ses paroles soient gâchées par des connections défectueuses, qui changent, par exemple, « come » (venir) en « chum » (copain), et ne peuvent agencer plus de deux ou trois mots à la suite, Elijah construira des cathédrales de langage montant en flèche, de la même façon qu’il construit des tours à partir de jeux de construction. Plus il sera capable de s’exprimer, moins je me sentirai isolé de mon épouse et elle de moi, et nous embrasserons le futur-présent ensemble, comme une histoire pleine de promesses. Avec peut-être Elon Musk à la barre, l’Amérique peut rester l’Amérique un peu plus longtemps, et je n’aurai plus à me réfugier dans ces montagnes.

« Je sais que c’est probablement quelque chose que le gouvernement est supposé gérer, suggère Rogan, mais je ne veux pas qu’il s’en mêle. »
« Qui voulez-vous qu’il s’en charge ? » demande Musk.
« Je veux que ce soit vous », s’enthousiasme Rogan. « Oh, mon Dieu » fait Musk avec une modestie feinte. Il croit que le monde où nous vivons et que nous tenons pour réel est une simulation parmi d’autres, qui toutes fonctionnent en même temps. La vie sans ces simulations serait aussi ennuyeuse qu’un décor de film. Non que cela compte. « L’univers tel que nous le connaissons se dissipera dans une fine brume de néant » conclut-il. « Pourquoi, en attendant, ne pas acheter une Tesla ? »
Rogan se demande ce que c’est que d’être dans la tête d’Elon Musk.
« C’est comme une explosion sans fin » répète Musk.
« Essayez d’expliquer cela à un muet comme moi » plaide Rogan.
Musk accepte un joint de Rogan, bien qu’il s’abstienne en général de consommer de l’herbe parce que c’est mauvais pour la productivité, que c’est « comme une tasse de café à l’envers. » Un geste improvisé et insolent qui provoquera presque le naufrage de Tesla en bourse.

Il devient impossible de continuer à ignorer le changement du temps à l’extérieur. La fenêtre panoramique de la Cabine est presque noire. Toujours branché sur les rediffusions de mon Iphone, je me hasarde au dehors pour voir exactement au milieu de quoi je me trouve. Deux colonnes de fumée surgissent au-dessus de la crête au nord de la Cabine, dans ce qui ressemble à une scène de la Bible. A l’évidence, il n’y a pas une seconde à perdre. 

Je me rue à l’intérieur, jette mes affaires et mes enregistrements dans un sac, saute dans ma Mustang et appelle l’Hôtel Marquis sur Sunset Boulevard, qui est un autre endroit où j’aime m’échapper, en espérant qu’ils aient une chambre de libre. Il leur en reste une, que je règle d’avance. Je redescends la route en pente raide qui serpente entre les canyons. Il faut trois heures pour gagner Los Angeles par l’autoroute de la Côte pacifique, mais la route orientale à travers les canyons prendra, elle, à peine quarante-cinq minutes selon Google Maps.

Je m’engage dans la direction indiquée, je file vers le nord par des routes étrangement vides, sauf un camion Ford Ranger, qui roule à toute allure en sens inverse à plus de 85 miles. Je continue. Un second camion me croise, les flancs tout brûlés. Après un tournant, je tombe sur des colonnes de fumée de l’autre côté du canyon en face de moi. Google m’a conduit en plein dans l’incendie. « Nom de Dieu ! » Merde, merde, merde ! Je réfléchirai plus tard à quand j’aurais dû m’apercevoir de mon erreur. Pour l’heure, il s’agit de se sortir de ce merdier. Je mets quarante-cinq minutes pour retourner sur l’autoroute qui longe le Pacifique ; les chevaux et les lamas sont rassemblés en bas sur les plages. Mon cœur bat la chamade. 

A la nuit, après trois verres et un pétard d’excellente marijuana, je m’assieds au bord de la piscine de l’hôtel Marquis et je fume une cigarette de nuit. « Cela peut sembler bateau, mais l’amour est la réponse » explique Elon Musk dans mes écouteurs. « Il est facile de diaboliser les gens, mais on commet là une erreur trop commune. Les gens sont bien mieux qu’on ne le pense. » 

Je dis amen à cela. L’Amérique est la lumière verte au bout du quai. Ce mot d’Amérique est là pour dire ce sentiment qui ne nous quittera jamais, serait-il source d’énormément de tragédies et de déboires. Je me surprends à penser que, peut-être, ma famille sera-t-elle saine et sauve en Nouvelle Zélande. Peut-être qu’Elon Musk fera de Mars une nouvelle terre. Peut-être mon fils écrira-t-il des poèmes avec des mots qu’il n’arrive pas à prononcer. 

D’ici là, les incendies de forêt continueront de brûler.