La décision du 19 décembre de de la cour d’appel de Paris, rendue dans l’affaire Sarah Halimi, constitue un triple scandale : juridique, politique, moral.
En effet, les trois juges ont décidé, sur la foi d’expertises psychiatriques, que le meurtrier – qui a avoué son crime, par ailleurs attesté par de nombreux éléments de preuves, et demandé pardon à la victime – était, au moment où il commettait son acte, dans une situation où son discernement était aboli. Cette circonstance, en droit pénal, est exonératoire – ce qui est, peut-on penser, une belle et bonne chose. Comme l’explique l’avocat Patrick Klugman dans une brillante tribune, une société ne juge pas ses fous, elle les soigne. Mais, poursuit l’avocat, le Code pénal distingue abolition et altération du discernement. Un jugement aboli peut valoir, au loisir du juge et selon les spécificités de l’affaire, abandon des poursuites pénales. Un jugement altéré ne constitue pas des circonstances telles qu’on doive tenir un mis en examen comme irresponsable au sens pénal. Un jugement alétéré constitue même, à l’inverse, des circonstances possiblement aggravantes – dans le cas de la consommation de psychotropes ou d’alcool, par exemple, lors d’un accident de la route. Le meurtrier de Sarah Halimi, Kobila Traoré, avait vu son discernement seulement altéré : c’est ce que disait un premier, et très respecté, expert auprès de la Cour. En effet, de son propre aveu, Traoré n’est pas atteint de troubles psychiques chroniques – il consomme seulement une quantité quotidienne importante de cannabis. Mais c’est pourtant cet élément qui suffit, selon le jugement du 19 décembre, à établir une abolition du discernement – ce qui est déjà, en soi, douteux – et cette abolition du discernement lui vaut, presque automatiquement alors que rien dans la loi ne le prescrit –, la qualité d’irresponsabilité pénale. C’est donc un double sophisme juridique. Comme le conclue Klugman : «Cette consommation aurait provoqué, d’après les psychiatres, une ‘bouffée délirante’ qui aurait saisi l’auteur pendant la scène homicide, celui-ci pensant qu’il était ‘pourchassé par le démon’. (…) Comment la consommation de drogue, qui est ordinairement dans notre droit une circonstance aggravante (qui augmente la peine encourue), est-elle devenue dans cette affaire une cause d’immunité ? Madame Halimi est la victime post-mortem de l’abdication des magistrats devant les conclusions et contradictions des psychiatres qui n’ont pourtant décelé aucune pathologie psychiatrique chez Kobili Traoré.» Et, en suivant Klugman, on ne peut que s’étonner de cette brèche dans le bon sens judiciaire – qui, si elle fait jurisprudence, aura des conséquences kafkaïennes et dramatiques, puisque, selon l’esprit de l’arrêt, un alcoolique battant sa femme pourra exciper de son état pour échapper aux poursuites pénales. C’est la négation même d’un grand principe de droit, intangible : nemo auditur propriam turpitudinem – nul ne peut se prévaloir de ses propres faiblesses pour échapper à ses obligations légales.
C’est ensuite un scandale politique, car, au-delà des hérésies juridiques commises par les juges de la Cour d’appel, le scandale Halimi vient un an avant le meurtre de Mireille Knoll, rescapée de la Shoah, assassinée en 2018. Il vient aussi, dans un contexte, où les institutions judiciaires semblent renâcler à se déciller face à l’antisémitisme – et l’on se souvient à cet égard de la première affaire Halimi, le meurtre d’Ilan, en 2006, où, contre toutes vraisemblances, l’on était parvenu à articuler le mort d’«antisémitisme» qu’après de longues semaines de déni. Or, dans l’affaire Knoll comme dans la seconde affaire Halimi, nier les motifs des coupables, ou leur permettre de s’échapper d’un procès, c’est bafouer la mémoire de ces deux femmes. C’est une forfaiture de la part de la police, de la justice, de la classe politique, remarquablement silencieuse depuis la reddition de l’arrêt le 19 décembre. C’est un bris dans le pacte républicain – à la fois la substance du jugement, et le silence assourdissant qui l’accompagne. Que l’on n’ose plus dire que l’antisémitisme tue, ni que les assassins, fussent-ils dépendants à telle ou telle substance, doivent être jugés, c’est une part de l’âme de la nation qui est atteinte. La loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse – c’est ce qu’avaient écrit les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, qui est dans notre Constitution. La loi n’a pas protégé Mireille Knoll de l’antisémitisme. Elle risque de ne pas punir l’assassin de Sarah Halimi. En France, on bafoue donc des Constitutions pour sauver la liberté d’un coupable avoué et reconnu.
C’est enfin un scandale moral. Kant, dans un passage célèbre, démontrait l’existence de la liberté individuelle, et de la responsabilité afférente, par l’existence du remord. Qu’on puisse regretter l’un de nos actes, cela signifie, chez Kant, que l’on pressent être libre. L’assassin, qui a regretté son geste, s’est ainsi révélé comme libre et donc responsable de ses actes odieux. La volonté de faire de la haine une maladie est non seulement contraire au droit mais à la philosophie, celle des Lumières, qui fonde les sociétés libres. C’est, indigne, la volonté de psychiatriser la haine et de rendre médicale l’idéologie, thérapeutique la politique. C’est le vieux cauchemar de Michel Foucault mêlé à la cécité contemporaine face à l’islamisme. Que l’aveuglement délibéré et la servitude volontaire face à l’islamisme aient à ce point pénétré toutes nos instituions, dont la justice, représente une terrible, et étrange, défaite. Double sacrilège, celui d’une vie ôtée et d’une mémoire profanée. Que les Docteur Diafoirus aient pu entériner cette forfaiture est un scandale. Que l’on inflige cela aux proches de la victime est une infamie commise par les instituons démocratiques. Et c’est un triple scandale – judiciaire, politique, moral – qui devrait chagriner tous les Français, comme il doit être insoutenable pour les proches de Sarah Halimi, ainsi privés d’un procès que notre droit, nos institutions, notre philosophie commune leur devaient plus que tout.