Singulier effort, que celui de Norbert Hillaire, dans son ouvrage La réparation dans l’art. Singulier effort, parce qu’il ne dit pas tout à fait ce qu’il veut, ou, plus exactement, parce qu’il veut tout autrement, au fur et à mesure de son énonciation, que ce qu’il annonçait vouloir.
De quoi s’agit-il ? De rien que de très probe, pour commencer : homme de grande culture, qui a appris auprès de Barthes à cultiver les détails le long d’un pas de promenade parmi les choses, Hillaire herborise ici, sur son île des arts, d’un sac Hermès à un geste de kinstugi, d’un objet de Kader Attia à une parole de Ponge, de Venise la toujours-effondrée à Pérec, de Braque à Christian Bonnefoi, ou par exemple à celui qui pourrait être l’antithèse de ce grand peintre de l’invention et la réinvention incessante, de la réparation de soi-même, en somme – par, au contraire, la répétition inlassable de lui-même et de son discours, j’ai nommé le célèbre Anselm Kiefer.
Car il y a certes, dans les objets si divers que rencontre notre promeneur solitaire, celui du seul mot de réparation, et qui est censé souder tant de registres divers de l’activité humaine, certains que l’on aime, même ceux qu’on jugerait frivoles ou mercantiles, et certains que l’on déteste, même ceux qu’on juge profonds, impressionnants et essentiels ; mais il faut bien que l’herbier soit complet, répondra-t-il, et que le tour de l’île ait été accompli, sans quoi je faillirais à ma tâche.
Pour ma part, je ferai une petite halte, en guise de station dans ma promenade dans la promenade d’Hillaire, sur une citation qu’il fait dudit Anselm Kiefer, qui me paraît extrêmement symptomatique : «La peinture, pour moi, c’est une réflexion, une recherche, et pas une recherche sur la peinture. J’étais très heureux, par exemple, quand j’ai découvert la mythologie juive à Jérusalem, et en même temps l’alchimie, parce que la kabbale et l’alchimie se rejoignent… Je voyais enfin une raison de peindre» (entretien avec Michel Bounhours, cité p. 294 du livre d’Hillaire.)
On aurait envie de répondre à Kiefer que s’il a dit sérieusement ce qu’il a dit là, il aurait mieux fait de ne pas se mettre à peindre. Non seulement parce qu’il avoue ici, avec une honnêteté navrante, sa frivolité masquée en profondeur («c’est une réflexion, une recherche, pas une recherche sur la peinture», proposition décidément plus anti-léonardesque et anti-michelangelesque qu’il n’est décent de l’être.) Nous ne parlerons même pas de cette expression calamiteuse, «mythologie juive», qui sent à sept lieux ses grosses bottes de Wissenschaft der Kultur ; on aurait presque le droit de la jouer Arletty, et de répondre au Grand Artiste : «mythologie juive, et ta sœur, elle a une gueule de mythologie juive ?» Mais quand on énonce deux énormités en cascade, c’est en général la deuxième qui est la plus mousseuse, puisque ce ne sont pas des pierres qui roulent : car enfin, la kabale et l’alchimie ne se «rejoignent» pas, mais alors, absolument pas, et s’il faut expliquer à un peintre qui s’est spécialisé dans le pathos du post-nazisme, et en a fait son fond de commerce, que précisément l’alchimie est tout à fait nazi-friendly, parce qu’elle baigne extatiquement dans la matière, tandis que la kabale est une métaphysique juive qui est faite d’images et d’étincelles d’abord pour y piéger les cons, juifs et non-juifs, et les empêcher de passer où il ne faut pas qu’ils passent, c’est-à-dire au cœur profond de l’étude juive – alors c’est à ne plus y rien comprendre, ou plutôt, tout au contraire, c’est à beaucoup trop y comprendre.
Tikoun, tikoun, quand tu nous tiens…
Ainsi Alexandre Geffen, quand, lui aussi cité par Norbert Hillaire, fait son affaire, à son tour, du mot de kabale, du tikoun, puisqu’il parle d’une réparation du monde en prétextant qu’elle est la tâche de la littérature contemporaine. Il faut dire que les best-sellers s’en sont mêlés, semble-t-il, et que certains accidents de vans, après les sessions de surf, ont conduit tout droit chez madame Michu le tikoun de la kabale lourianique.
Mais quoi ? Nous ne faisons ici que découvrir, comme de la bleusaille de province, que la culture fait toujours ainsi, et que c’est même son geste définitoire : revenir sur quelque chose de grand et noble (le plus grand et le plus noble possible), et de l’exploiter, de le répéter, quitte à l’ânonner jusqu’à le vider de son contenu, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus, au bout du compte, que du jus de tourbe, et que ce jus indigeste et même inflammable soit le nectar de l’université et l’ambroisie du commentateur… C’est ainsi que d’Isaac Louria à Maylis de Kerangal, le truchement d’Alexandre Geffen n’aura opéré de mehitsa (séparation des garçons et des filles, pour dire vite) qu’à dire que, bien entendu, la thématique du tikoun n’est fort heureusement pas entendue du point de vue religieux, et qu’il n’y a là qu’un motif pour sa propre élaboration – bien entendu, cher Monsieur, pardon, excusez M. Louria pour le dérangement.
Aussi bien, d’Anselm Kiefer à Alexandre Geffen, le tikoun aurait du souci à se faire pour être à ce point tiré vers le bas comme le cube de l’acte sans paroles de Beckett – quoiqu’il remonte dans les hauteurs, aussitôt qu’il a ridiculisé l’outrecuidant qui voulait l’atteindre.
Quant à l’auteur de tout ce rassemblement, notre herboriste de tout à l’heure, Norbert Hillaire, n’est-il pas après tout le grand coupable – pour avoir permis à tout ce petit monde de faire masse autour de la réparation, elle qui est si fragile, dans ses hauteurs métaphysiques, que toute cette épaisseur l’effarouche?…
Eh bien c’est là que, justement, la scène s’inverse, et que, tout d’un coup, on se demande si ce n’est pas Hillaire, de l’autre côté de la scène, ou depuis les cintres, qui joue avec le cube et les nerfs de nos opérateurs culturels, pesamment rassemblés par un tikkoun qui, dans la kabbale, est toujours déjà opéré, puisqu’il n’appartient pas au temps, gros patapoufs !
Car loin d’en être un – et je vous assure que l’impression est fort étrange – «opérateur culturel», Hillaire est en fait parti en voyage, à partir des objets qui étaient les siens, celui d’un homme de culture, vers une découverte d’un détail, de tel énoncé de l’étude juive qui, progressivement, à lui tout seul, défait ses rapprochements, sa satisfaction de savoir, et l’ouvre à un tremblement de ses bases, à une inquiétude de sa pensée, et à une interrogation de plus en plus béante, jusqu’à ce qu’il confie que finalement, il ne sait s’il ne lui faut pas rembobiner la totalité de ce qu’il a vu défiler de gestes visuels et écrits, pour se dire que tout cela n’éclairait qu’à l’envers, depuis un monde à l’envers, justement, la véracité lumineuse de quelque énigme qu’il découvrait désormais, et faisait de lui un tout jeune homme en présence d’un infini inconnu.
Vous savez, ce genre de renversement ne tient le plus souvent qu’à un fil, et il s’en faut de peu pour que le subtil le plus subtil devienne la plus épaisse et la plus laide et monumentale des tartines matérielles – nous resterons sages – ; comme il s’en faut de beaucoup pour qu’un jour, un venu des villes, de la culture, de l’université, puisse jamais buter sur un seul mot, et vivre dans ce seul mot étrange, étranger, l’occasion d’un de ces souverains déséquilibres qui, qu’on s’y casse la gueule ou non, vous redonnent vie.
J’ai deux choses à ajouter à cette petite remarque, qui me rend décidément précieux, parce que j’y vois cela, le livre de Norbert Hillaire ; deux autres promeneurs, deux autres pas, marchés avant celui de l’île des arts de notre ancien esthétologue, frappé un jour par la beauté.
Tout d’abord la puissance du détail, de Jean-Claude Milner ; ce texte d’un ancien universitaire qui (on est collectivement trop malade pour seulement enregistrer ce geste extraordinaire), tout bonnement, ridiculise l’encyclopédisme qui est aux sources de l’université moderne, et reconnaît aux seuls détails, découverts à neuf, la possibilité de vivre dans une langue et dans une parole qui les reçoivent.
Et avant lui, justement, le pas philosophique de Roland Barthes, pas marché aussi dans les détails de la petite boutique des trente glorieuses où Barthes a trompé son monde qui s’était cru par lui mené, à la façon des défilés de Jean-Paul Goude, dans le grand n’importe-quoi de la parade brinquebalante de l’arbitraire subjectif (pardon pour la cascade de génitifs, mais c’est pas moi, Monsieur!) qui s’appelle culture contemporaine en général et art contemporain en particulier ; cette affreuse tendance énumérative, ce colifichet métaphysique qui a nourri des couches si kiefériennes de complaisance culturelle, et dont on pouvait dire, en somme, que Barthes avait été l’annonciateur, justement! Eh bien, il est un livre qui renverse cette hâtive lecture, c’est, justement, ce texte de Milner, le pas philosophique de Roland Barthes, qui montre que Barthes, loin de soumettre la langue et la culture à toutes les reproductibilités techniques qui nous ont d’ores et déjà dévorés, cherchait à délivrer la qualité du sensible de sa captation.
Barthes finit, dans le silence des subtils, par le chagrin ; son élève, qui rejoint ici la boucle, commence par l’espoir ; c’est le moins, à l’âge des collapsologues.
La bataille a toujours été perdue d’avance contre la bêtise, celle des artistes gonflés de leur importance, celle des commentateurs ébaubis de leur universalité-quoique-de-leur-spécialité-qui-finalement-touche-à-tout ; mais peu importe, parce que toujours, dans les livres et les pensées, ce sont les moments d’éveil et eux seuls qui ont compté. Quelques-uns verront, dans le livre d’Hillaire, derrière le geste de l’herbier, le pétale d’une fleur qui, soudain, sous un rayon, devient translucide et neigeux – celui qu’il avait cherché, depuis toujours et partout, inquiet de se réparer enfin.