Avertissement :

«Absolus», auraient-ils dû s’appeler par temps de calme, dit Verlaine dans son avant-propos des Poètes maudits, publiés pour la première fois en 1884 ; mais, continue-t-il, «outre que le calme n’est guère de mise ces temps-ci…» – nous l’interromprons pour dire de même, aujourd’hui ; c’est pourquoi, au lieu d’un autre adjectif que nous laisserons le soin de trouver au lecteur (sûrement pas «absolu»), nous avons choisi, pour orner quelques portraits que nous voudrions faire, par temps agité, de certains hommes dont l’art est de penser, l’épithète «bénie». Elle signale qu’à l’instar des poètes de Verlaine, qui nous a fourni l’occasion de ces portraits plutôt que leur modèle, nos personnages subissent aussi une «rude phalange» – qui, loin de les endolorir, exalte leur solitude comme un goût qu’il convient d’estimer à son juste prix.

C’est sûrement quand le monde vacille, ne délivrant plus guère de promesses d’une intelligence résurgente ou d’une redécouverte tardive, qu’on croira la solitude la plus âpre ; mais peut-être est-ce le contraire qui est vrai, quand la distance avec ce qui se meurt devient évidente et salubre.

Plutôt qu’un titre de gloire, entendez autrement dit cette épithète comme une épreuve, comme un frisson, et comme un dehors des scènes grotesques de la politique et de la culture.

 

Premier portrait : René Lévy

Il devrait y avoir, dans tout homme, des aspects qui relèvent de l’exposition, parce qu’ils l’engagent auprès des autres, et d’autres qui relèvent de la discrétion, parce qu’ils les séparent des autres. Il en est ainsi, en fait, mais nous habitons depuis fort longtemps un monde à l’envers, où beaucoup exposent ce qu’ils devraient garder par-devers eux, n’ayant rien à montrer –, nous voulons dire: rien qui relève vraiment de l’exposition.

Nul doute qu’en cette matière, la littérature ait montré le mauvais exemple, étalant son rien avec une emphase qui procéda seulement, en définitive, de quelque page de Flaubert mal digérée. Requiescat in pace, et longue vie au Commerce, comme disait Paul Valéry.

Qu’est-ce qui relève de l’exposition ?

Au préalable, nous poserons qu’il faut, à un homme, en sus de la tête dont il a hérité, une table où il travaille, une matière qu’il ouvrage, et un outil.

Quand il a transformé cette matière de sorte que nul ne l’ait transformée comme lui auparavant, et que, la concernant, d’autres y découvrent des possibilités pour leur propre table, alors ce qu’il a fait relève de l’exposition.

Dans tous les autres cas de figure, la discrétion est de mise.

Mais qui au juste sont ceux que j’appelle «d’autres» ?

Quels autres a-t-il, quand il polit une matière rare, peu pratiquée, et qu’il y cherche des reflets inconnus ? Sont-ce les autres que lui fournit la rue assourdissante qui hurle, ou ceux des cocktails et des couloirs littéraires, ou ceux des gradins universitaires, ces Colisée sans public et sans âme ? Mais qu’y entendront-ils – pas plus les riches que les pauvres, les ploucs que les chics, les savants que les ignorants, tous requis par la même loi de fer de la société, à savoir que tout soit fait et dit contre l’exception humaine ?

Ou bien sont-ce les vieux maîtres de son art qu’il entend, bien que les millénaires l’en séparent, chanter, brailler, rire et tutoyer les eaux du Déluge – parmi des lettres en forme de portes noires ?

Et d’ailleurs, pourquoi poser seulement la question ?

 

Nul, parmi les penseurs que nous avons eu la chance de rencontrer, ne nous a instruits, plus tôt que René Lévy, de ces convenances en matière de publicité et de discrétion. Nul, quand il s’agit de son ouvrage, ne se les applique avec plus de rigueur et de volonté que cet homme jeune et gai à perpétuité qui, chaque jour, retourne à sa table où il puise dans la plus difficile de toutes les matières, et où il exige de lui-même que soit forgé un objet nouveau, quand cette matière a été tant de fois retravaillée et qu’elle a déjà, sous tant d’angles, les apparences et les profondeurs de la forme achevée!

 

Il y a un monde qui ne durera pas et qui se hait (il se reconnaît comme un monde à l’envers, aussi est-ce gracieusement que nous acquiescerons), un monde distribué en proportions égales d’outragés et de satisfaits, deux pathologies inverses et toutes deux mortelles, qui ne connaît pas la matière polie par notre travailleur et donnerait tout pour ne jamais la connaître.

A ce prix, il y parvient. Il n’a pas tort, d’ailleurs.

Nous n’éventerons pas un secret en disant que cette matière est le Talmud, pôle magnétique de l’intensité juive – coeur vivant du juif réel, celui qui ne cherche pas dans le monde à l’envers un écho de ses fameuses quatre lettres, lançant sa ligne aux gros poissons de l’amour (ou de la haine), mais s’en délivre par cette courte-échelle : l’étude.

(Par définition, cette matière a nécessairement mauvaise presse sur la scène du monde à l’envers ; en sorte qu’il est parfaitement vain d’en découdre pour la défendre.)

Ce qui est, en revanche, peu ordinaire, c’est que cet homme qui, pour des raisons anciennes et plus grandes que lui, sait aussi bien que sa matière est réservée à son établi, qu’elle est aussi destinée un jour à en sortir, se soit tenu disponible à ce double réquisit avec franchise, loyauté et sincérité, comme si nul mal n’en pouvait résulter. Comment put-il, grands dieux ? Précisément, parce que les dieux, ceux du monde à l’envers, ne sont pas grands, et qu’on ne sait que ça, dans ce genre d’atelier. C’est la raison pour laquelle il la travaille sans crainte, sans fausse honte, sans privautés. Quelques objets de son établi :

  • La divine insouciance, livre sur les doctrines de la providence chez Maïmonide ; il y invente, jamais dit aussi clairement, que Maïmonide opère dans la philosophie un tikkun, de sorte qu’elle devient l’outil offert à l’intelligence de l’hommonde.
  • Disgrâce du signe, livre sur Paul et sa prédication dont il invente que, sous tous ses aspects, elle croise une crise de la conscience pharisienne, si bien que le geste paulinien, fondateur comme on sait, est le geste d’un juif à la fois très juif et très pressé, quand il eût été encore plus juif d’être patient.
  • Le commentaire, écrit et oral, du Traité des Pères, où, du passage de la lecture naïve à la lecture éveillée des sentences talmudiques, il recompose un véritable traité de l’intelligence humaine, pour séjourner dans un monde à l’endroit.
  • Le commentaire oral de la métaphysique hassidique, où montrer qu’une hénologie radicalement neuve s’est promis, et le tient, de renverser les apories de la métaphysique, avec plus de grâce que les bergers de l’être.

 

Car c’est un geste bien rare, presque unique qui nous motive, ici, à son exposition ; non pour l’hommage, qui appartient aux rituels du monde à l’envers, mais pour l’avoir dit publiquement en langue française (car on ne ravive pas une langue en un complet secret) : celui d’une tentative d’exprimer le plus haut, i.e. le plus neuf, le plus radical, de l’énoncé talmudique ou maïmonidien, en langue française, justement.

Geste fidèle à toute son aventure de vie et à ce qui la précède ; geste qui croit possible, encore et toujours, la rencontre des deux langues sans doute les plus éloignées du monde, la langue que les classiques ont drapée dans le marbre d’un scepticisme définitif, et celle, voulue morte par tant d’hommes de ce pays, avant et après la fameuse Affaire, qui avait splendidement brillé en terre de France, avant d’y être brûlée et d’en être chassée, siècle après siècle… Et ce, malgré les haillons dont on la revêtait constamment – celle des Tossafistes, celle des talmudistes, dans son patchwork d’hébreu et d’araméen, dont les coutures et les rabibochages, en fait, étaient les plus royaux, les plus subtils des ornements!

Elucubrations, prononça Renan.

Renan n’était pas, malgré tout, la langue française.

Aussi ne croyons-nous pas vain cet effort, même et surtout quand tout un chacun, dans ce pays, a laissé la langue si parfaite et orgueilleuse dériver sous tous prétextes dans la nullité plébéienne et le gouaille ressentimenteuse.

Requis aussi par son amour du paysage et par quelques pages de l’histoire de ses locuteurs, René Lévy se sent obligé, de temps à autre, de témoigner sur les courts moments, qu’il a cru apercevoir, de monde à l’endroit qu’ils ont traversé et qui les oblige – non, qui l’oblige à son égard.

D’où ses énoncés, qu’on tiendrait pour gauchistes ou révolutionnaires, alors qu’à ses yeux clairs, ils n’ont vraiment été que des hôtes de passage de son établi – ou, si l’on préfère, des hommages d’un établi nomade à ses hôtes autochtones.

Un jour, on racontera l’amour juif des terres étrangères, fussent-elles persécutrices – et on dira comme elles en ont été fertilisées, par cet amour mieux que par les cendres des corps et les métaux spoliés. Mais faut-il s’entendre ici sur ce nom de juif, et s’imaginer qu’il signifie quelque chose jusqu’au monde à l’endroit ; comment voulez-vous qu’un monde à l’envers y consente ?

 

*

 

Nous ne savons pas si le monde à l’envers supportera encore très longtemps qu’on prononce, séparé de lui par le minuscule point que l’atelier occupe dans son espace étendu, mais immanent pourtant à sa surface, le mot d’étude ou de Talmud. Ils sont si nombreux, à commencer par tant de ceux qu’ils pourraient concerner, à détester la prononciation de ces mots!

Grande, réciproquement, est la responsabilité de ceux qui s’y consacrent, parce qu’à défaut d’y être clandestins, ils engagent une tolérance qui ne sera jamais un «pas gagné» : tous les pas marchés là auront été, peut-être, la poursuite d’un mirage.

Reste demain ; demain est joyeux, bien sûr ; demain sera un bondissement dans les hauteurs, là où reluit l’ironie au plastron de cuivre, et où le rire sera libre sans mesure.

Un rieur, c’est bien la plus belle image de ce premier penseur béni. Rieur devant les vieilles énormités crevées qu’avaient déjà assez bien dégonflées ses partenaires, les vieux maîtres, pour que ne s’y mêle pas de la rage ou de la vindicte. Un rieur aux fortes jambes, campées sur un sol qu’il finira par habiter quand il finira, lui, de se dérober sous les pieds ; une voix forte, coupante, un peu solennelle, aussi, épiçant sa lucidité de candeur.
Et une liberté accueillie avec chaleur et reconnaissance, lui promettant que toutes les pages de la philosophie, de la science, tous les chants des poètes et les roucoulades des divas italiennes le raccompagneront toujours mieux sur les pentes altières de l’étude.

Peut-être devra-t-il, demain, descendre dans la cave pour pratiquer son art, car la culture varie et change, et se lasse. C’est sans doute un étrange synonyme de la persécution que la culture – du moins pour ceux qui pratiquent cette matière ; matière si hétérogène qu’elle ne pourra jamais muter à ce qu’un autre penseur nomme la massivité – voilà ce que réclame la culture, et voilà pourquoi elle hait ceux qui la menacent.

Travaillant dans la pénombre, il aura toujours ces moments de gaieté, d’éclats et de jeunesse du monde qui l’attendent depuis sa vraie place, entre les lettres où sont des blancs pour y accueillir des hommes.

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