Qu’y a-t-il de commun entre le Festival d’Avignon et le poète Michel Bulteau, héritier improbable des surréalistes, de Kerouac, de Warhol, de James Dean – et directeur dans les années 85-89 d’une revue confidentielle de haute tenue, La Nouvelle Revue de Paris ? Il y a Roberto Bolaño – par exemple. Bolaño dont le dernier livre, 2666 (le titre presque «transparent» conjugue le chiffre du mal – 666 – avec le 2 du millénaire), paru peu de temps après sa mort, vient de faire (2016) l’objet d’une adaptation en onze heures (le livre fait 1350 pages en Folio !) au Festival d’Avignon par le jeune trentenaire Julien Gosselin : nous n’en dirons rien puisque nous ne l’avons pas vu. Mais on peut signaler que Gosselin avait adapté et mis en scène auparavant Les Particules élémentaires, de Michel Houellebecq – ce qui donne une idée de l’intérêt postulé et fervent de Bolaño pour la jeune génération. Qui le situe dans ce sillage d’une modernité perturbée et incandescente qu’évoque Houellebecq – qu’on l’apprécie ou non.

Et Bulteau, disions-nous : car Bolaño a été des lecteurs élus du Manifeste électrique aux paupières de jupe, publié avec Matthieu Messagier et Jean-Jacques Faussot par Bulteau en 1971 : «Avec Bulteau l’avant-garde délaisse le travail de professeur universitaire ou de poète couronné ou de critique mesuré et sagace, et retourne dans les rues, sur les chemins que Breton voyait et aimait dans Lâchez  tout !» (Bolaño, 1977). Ceci pour dire le chemin parcouru par Bolaño, né au Chili mais qui vécut au Mexique et surtout à Barcelone, après être passé par la France, la Belgique, l’Italie, la Suède, l’Allemagne… Chemin parcouru, surtout, dans son travail de poète et de romancier : d’abord avant-gardiste et devenu en trente ans (1970-2000), écrivain capital de l’époque, auteur entre autres de deux livres-monstres, Les détectives sauvages (1998, 2006 chez Christian Bourgois – où furent d’abord publiés tous ses livres) et 2666 (2004, 2008), qui en font des expériences de lecture comparables aux monuments du siècle, dans le sillage de Sous le volcan, de Malcolm Lowry (mais aussi bien de Joyce ou de Faulkner). Ce chemin parcouru, de l’ombre hermétique à la lumière prophétique, ne signifie pas qu’il ait jamais quitté l’avant-garde.

Lire Bolaño, c’est d’abord pénétrer dans un monde hanté. Hanté par la littérature – omniprésente, dans ses recherches formelles ou dans la quête d’écrivains disparus (un poète dans Les Détectives, pareil dans 2666 : alibis) – et par l’Histoire – le nazisme, les dictatures d’Amérique latine, la disparition des femmes de Ciudad Juarez à partir de 1993 au Chili, etc. : les divers avatars du Mal selon Bolaño qui ne cesse de les questionner en adoptant un tour obsessionnel, maniaque. Une façon intranquille de parcourir le siècle et d’y revenir. Lire Bolaño, c’est ainsi se laisser peu à peu envahir, contaminer, par un monde – une vision du monde, marginale, rebelle, baroque, picaresque, cérébrale, satirique, tragi-comique, héroïque (tradition Don Quichotte), où se mêlent, sur fond d’angoisse et de terreur politique, le roman noir et le roman d’aventure, le vaudeville et le fantastique.

C’est sans doute à cela qu’on reconnaît l’apparition d’un grand écrivain : la création d’un monde. Celui de Bolaño tend la main à l’avenir mais ne néglige pas la tradition (Borges, Cortazar, voire Schwob) – où l’on retrouve, mutatis mutandis Bulteau, tenant d’une poésie nouvelle mais n’ayant jamais pour autant délaissé une littérature française qui selon lui allait, aussi bien, de Barrès, Toulet et Fraigneau à Henri Thomas, Michel Déon, Guy Dupré, etc. Un héritage français solidement assumé – et une recherche formelle qui ferait que Bolaño, au Chili, s’enquière de l’existence de Bulteau pour le commenter. Ce chemin de Bulteau à Bolaño, cette postérité glorieuse de Bolaño après des débuts obscurs, c’est aussi une façon possible de «lire» la littérature en train de se faire. Avec ses tunnels de contrebande devenus autoroute pour Festival d’Avignon. Pourquoi non ? L’histoire de Sous le volcan, de culte et happy few à classique, raconte un peu la même histoire. A vous de lire le spéculatif Bolaño – qui a tenté de dire mieux son monde pour «l’empêcher de se défaire» plus, en moraliste héritier de Camus, incapable de conclure.