L’art du dessin a perdu un de ses enchanteurs les plus subtils et poétiques, Paris a perdu un de ses plus amoureux promeneurs et moi j’ai perdu un ami. Pierre Le-Tan vous rendait meilleure et plus diserte, à disputer de livres, d’objets du passé, de curiosités et de l’air du temps avec cet antimoderne facétieux, grand savant et esthète en belles choses d’hier venues d’ici et d’ailleurs, tandis que nous regagnions la place du palais Bourbon où il logeait.

D’origine vietnamienne par son père, ce mélange de subtilité, de retenue et d’esprit littéraire à la française qu’aura été Pierre Le-Tan avec l’humour d’un dandy londonien, faisait qu’il voyait le monde comme un grand livre à l’ancienne dont, à son tour, lui revenait d’écrire quelques pages muettes à l’encre de Chine, ces dessins aux mille rayures et croisillons, sans héros ni légende, hommes, femmes, objets toujours immobiles et mélancoliques. Comme une éternelle absence des êtres et des choses aux lieux et à eux-mêmes, dans un temps sans repère, sans saisons et intime, loin des vacarmes du monde.

Des figures pâles, toujours un rien fantomatiques, fuyantes, éthérées, voire snobes à l’occasion, de personnages solitaires presqu’à la Chirico posés dans un décor de théâtre, à commencer par ces célébrités françaises et américaines des Lettres, de la fortune et des Arts des années 50 et 60 à aujourd’hui, de Christian Dior, Visconti, Greta Garbo et Hemingway, à Madonna, Lagerfeld et Angelina jolie, qu’il n’aura cessés de figer, parfois avec une cruauté naïve, dans une éternité froide et élégante. Ce personnage à la Cocteau égaré dans le siècle était un grand vivant en marge, au charme et à l’appétit de vie aussi rares que son érudition. D’autres que moi diront la profondeur de sens, de nostalgie du monde d’hier sous la surface passagère de son œuvre. Modiano, dont il illustra deux livres, Memory Lane et Poupée blonde, parle de ses dessins tel «un univers désolé, aquatique, comme s’il avait voulu représenter une Atlantide ou une ville d’Ys envahie par la mer.»

A l’époque, je n’étais pas de sa bande de garçons dérivants, je ne sortais pas la nuit, ne prenais ni substances ni d’alcool. J’ai des souvenirs, un peu plus tard, de déconnage urbain. Il habitait rue Saint-Augustin, on descendait dans la rue, il abordait les passants, usurpait un patronyme ministériel, leur disait des horreurs sur un ton sarcastique. «Savez-vous, Madame, que votre caban est horrible ?». «Vos pieds, Monsieur, sentent très mauvais. Je vous prie de changer de trottoir.» Ou à l’inverse des choses adorables et tout aussi abracadrabrantesques. Son père avait été un grand artiste, sa mère s’apprêtait à devenir centenaire, lui avait dans sa nouvelle vie épousé une belle Nigériane, Toboré, sa dernière fille Zoé avait quatre ans quand il est mort. Il venait dîner à la maison avec dans ses chaussures, une chaussette parme et l’autre violette, s’enchantait d’un crâne en ivoire du XVIIème siècle auquel il tenait plus que tout, égrenait ses souvenirs, chantait avec Régine, citait Francesco Zeri. C’était un génial maniériste de la vie. Depuis qu’il n’est plus de ce monde, certains jours je vois Paris, les gens, comme s’ils sortaient les uns après les autres d’un dessin de Pierre Le-Tan.

C’était le monde selon Le-Tan. Du presque rien mêlé à du presque tout. C’était un déjeuner frugal galerie Vivienne arrosé d’un verre de vin blanc, avant un rendez-vous avec un bibliophile pour un livre rare d’enluminures ottomanes, ou d’aller faire le dessin d’un jardin ancien inspiré de Le Nôtre dans un coin perdu du vieux Paris, ou encore un dessin que je lui commandais sur le couteau et la panoplie du boucher français avec son tablier à la parisienne, avant de passer à un portrait de Nadar, de la princesse Metternich, de Truman Capote ou encore de moi-même, illustre inconnue, qui nous immortaliserait en arrêtant le temps.

J’ai dansé en un swing immobile la valse de la vie, de l’art et du Beau, ce mot démodé, avec Pierre Le-Tan. Il fut, pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages, une «rencontre dans ma vie».

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