Il existe une expression anglaise, It sounds, qui signifie qu’une idée «sonne» bien, et «sonne» juste. L’ouïe aurait-elle une dimension philosophique ? «Bien entendre, c’est bien penser», explique François Noudelmann dans son dernier livre, Penser avec les oreilles. Derrière le vococentrisme de la parole, lisse et unifiée, le philosophe se met à l’écoute d’une polyphonie singulière, musicale, vocale et aussi psychique et sociale. En dialogue avec les Sound Studies, Penser avec les oreilles s’intéresse à l’auralité («Aurality») et explore une archéologie acoustique des textes et des idées. Pour l’auteur du Toucher des philosophes, les phénomènes sonores, comme la cymbalisation des cigales chez Socrate ou le glouglou du ruisseau pour Rousseau par exemple, favorisent des expériences de pensée et suscitent des réflexions philosophiques. Sans le «paysage sonore» d’un auteur, explique Noudelmann, comment une pensée, une imagination, une écriture pourraient-elles se développer ? «Les techniques sonores ont une influence décisive sur l’écoute du monde, sur les relations aux autres et à soi-même, sur l’expression orale et écrite», précise-t-il en ouverture de Penser avec les oreilles.

 

La force du livre est de nous rendre sensible et présent le tournant auditif de la philosophie et de la littérature, de Lucrèce à Valère Novarina. Chez le premier, les atomes de son, les agrégats moléculaires et les éléments ondulatoires sont au fondement de la pensée ; pour le second, le flux respiratoire de l’air module la parole au théâtre. Antérieure aux mots, la pneumatique, par la restriction ou le resserrage des cordes vocales, modifie l’espace-temps scénique. La bande-son de la pensée est faite de résonances, d’échos ou de bruits. Parfois imperceptibles parfois vociférant, ils la traversent. Si «la vie est musique», comme l’écrit Nietzsche, il faut se mettre à l’écoute des sonorités. Certaines proviennent de la nature et du vivant ; d’autres de la ville et de la cité ; d’autres encore d’appareils techniques, téléphone, microphone ou magnétophone. Toutes les sonorités engagent une politique du son et construisent une écoute critique. Telle est la belle traversée du livre de François Noudelmann, qui nous offre ici une déconstruction auditive de l’histoire des idées, avec Sartre, Wittgenstein, Jankélévitch ou Adorno.

 

La voix est l’organe traditionnel de la rationalité, et l’oreille son réceptacle discipliné. Elles sont toutes les deux au service du discours ordonné. Face à cette vision classique, Montaigne est l’un des premiers à interroger la modulation de fréquence de la voix, l’amplitude modérée de la parole. Pour Montaigne, explique François Noudelmann, le volume sonore participe du réglage des pensées entre elles, dans une conversation. Les Essais interrogent la notion d’équilibre acoustique : «La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute.» Plus tard, Nietzsche prolonge cette réflexion sur la sonorisation des idées. Pour le philosophe au marteau et au diapason, il s’agit de faire vibrer la métaphysique ou l’idéalisme, pour en faire entendre les dissonances et les désaccords. «Nietzsche pratique le soupçon par l’oreille», selon l’expression de François Noudelmann, qui nous invite à découvrir cette nouvelle façon d’écrire avec les oreilles : penser est une affaire d’écoute.

 

L’élaboration conceptuelle est guidée par des airs et des musiques, ou influencée par des dispositifs sonores et acoustiques. L’environnement ou le milieu entre en résonance avec un sujet. Réverbération acoustique entre le monde et l’individu ? Pour Merleau-Ponty, la vibration auditive participe de la conscience réflexive : «Je suis un être sonore», écrit-il. La phénoménologie indique le rôle de la texture sonore, interstice auditif entre le monde et les êtres. Oui, la vue, le regard, l’image et la vision sont des caractéristiques de notre rapport an monde, explique François Noudelmann, mais il faut également tenir compte des mouvements de phonétique ou de phonation. Car ces mouvements, parfois imperceptibles ou inaudibles pour une oreille qui n’est pas assez fine ou souple, sont souvent laissés de côté.

 

«Il est instructif de s’intéresser à des traits sonores en apparence mineurs ou anecdotiques», poursuit François Noudelmann. Le débit de la parole, les accentuations de la voix, les intonations ou rythmes de la parole, les modulations entre l’aigu et le grave participent de la subjectivation du parler et de la constitution d’une pensée sonore. Dans de très belles pages sur le parler intime chez Bourdieu, Derrida, Lacan, Kristeva ou Glissant, Noudelmann analyse dans Penser avec les oreilles l’intimité d’une langue philosophique. Sa voix charnelle, son souffle, «son grain» dirait Barthes. Le polyglottisme défini comme multiplicité sonore à soi participe également de l’élaboration de l’imaginaire philosophique et des sonorités de l’écriture conceptuelle. Après les philosophes, Noudelmann donne également à entendre les vocalités charnelles et les paysages sonores chez les écrivains comme Kafka, Pessoa ou Nabokov. Ainsi, il décrypte la puissance du souffle préverbal (Quignard), l’indistinct et l’inarticulé du cri (Artaud) et les entrelacs oubliés et secrets du silence ou de la voix muette et défaite (Beckett). Il faut écouter le silence, suggère magnifiquement Noudelmann, car «le silence a ouvert l’oreille aux qualités sonores que la parole avait recouvertes».

 

Loin du langage de la rationalité, une autre scène philosophique se fait entendre. Peu à peu, apparaît une scène sonore, plastique, bouleversante. Au cœur même de la philosophie, au cœur de l’art et de la littérature, résonne une nouvelle politique du son : contre le pouvoir de l’articulé, contre la domination standardisée du code et de la norme, Noudelmann fait vibrer le ton, la respiration, le grommellement. Composants philosophiques non plus d’une Weltanschauung («vision du monde»), mais, pourrait-on dire peut-être, d’une WeltKlangfülle («audition du monde»). Face à l’objectivation visuelle, se dévoile la subjectivation sonore, celle sans doute qui fait dire à Bachelard que l’homme est un «tuyau sonore».

 

Les vibrations de la modernité résonnent ici d’un air nouveau : bruits de la foule chez Baudelaire, sifflements de locomotive chez Zola, trépidation des moteurs chez Virginia Woolf. La reconnaissance esthétique des bruits impurs du monde urbain produit un changement d’oreille. Sous la plume de François Noudelmann, apparaît la notion de «paysage sonore» ou soundscape : il s’agit de montrer comment une multitude de sons, qui peuvent être aléatoires, subjectifs et inattendus, inscrit l’écrivain ou le penseur dans une autre relation sonore créative avec le réel. C’est que l’écriture, dans sa syntaxe et son phrasé, est aussi une question de mixage sonore. Pour Noudelmann, «les milieux sonores prédisposent les choix d’écriture des penseurs et des écrivains». Autrement dit, une théorie ou une fiction se forge à travers un paysage sonore. Il faut comprendre ce qui se produit ici, combinatoire ou mélange de sons, de mots et d’idées. L’inventivité, dans la création en art, pour l’imaginaire romanesque ou la réflexion abstraite, est indissociable de l’aptitude de celui qui écoute. L’artiste trouve son «paysage sonore», pour permettre au mouvement vibratoire de se propager en lui. «La vibration du monde touche et envahit tous les êtres et informe tous leurs bruissements», conclut magistralement Noudelmann, qui rappelle cette formule de Valère Novarina : «J’écris par les oreilles.»

 

L’écologie sonore invite à se mettre à l’écoute des flux ondulatoires et des espaces acoustiques, qui sont à l’origine des textes et des idées. Penser est donc une affaire sonore. Et si chaque individu possède une vibration subjective qui lui est propre, une acoustique singulière qu’il porte en lui, on peut aussi aborder les idées et lire les textes avec un autre dispositif. Lire avec l’oreille développe une pensée sonore et une conscience auditive. It sounds good !


François Noudelmann, Penser avec les oreilles, éd. Max Milo, coll. Voix Libres, 253 p., 21,90 €.