Milan, 21 janvier.
Conférence de presse de lancement de «Looking for Europe», la grande tournée théâtrale qui me mènera, du 5 mars au 21 mai, dans vingt villes européennes.
Pourquoi commencer par Milan ?
Parce que c’est là, à Milan, que tout a commencé.
Parce que c’est chez eux, les Italiens, que, trente ans avant Baby Trump, un certain Berlusconi a inventé la figure du nouvel «homme à cheval» fait par et pour les spotlights.
Parce que c’est des ateliers berlusconiens que sont sortis tous ces visages clonés, lippe torve, boursouflure et Colgate, gomina et sourire de maquignon, qui deviennent la marque de fabrique des démocratures européennes.
Et parce que ce soleil-là, ce soleil noir de la démagogie et de la bouffonnerie plébiscitaire, s’est levé, lui aussi, hélas, à Rome et est en train de donner le ton au reste de l’Europe et du monde.
C’est en Italie qu’a pris forme cette façon d’enfouir sous des chapes de marbre, de dorures et de cachemire le néant d’une gouvernementalité réduite à un « art du deal » qui, en langue Cavaliere, se disait «contratto».
C’est à Arcore, et à la Villa Brugherio, qu’est né, avant de migrer sur Park Avenue, le modèle de la salle de marchés politique où l’on compose un gouvernement comme on lance une OPA – ici, la Trump Tower ; là, Mediaset.
Et aussi, un peu plus tard, la réduction de l’art politique à une chamaillerie entre boutiquiers jouant leur nombre de députés au quota de femmes et d’enfants migrants abandonnés ou rejetés à la mer.
Et encore, aujourd’hui, au terme du chemin, ce casting stupéfiant, ce ménage à trois, où, comme dans la commedia dell’arte, un Docteur aux faux diplômes (Conte), un Matamore éructant sa mégalomanie (Salvini) et un Polichinelle plus pusillanime qu’habile (Di Maio) se disputent les faveurs du sort : ces trois-là ne sont d’accord sur rien ; ils n’ont d’autre but que la perpétuation d’un pouvoir qui, à chaque strapontin ministériel, les fait entrer un peu plus avant, comme chez Dante, dans les cercles d’un Enfer où le réactionnaire côtoie l’insoumis, le criminel l’affairiste, l’ultraclérical l’ultraservile ; mais n’est-ce pas ainsi, selon ce paradigme, que fonctionnent de plus en plus d’anciennes et vénérables démocraties ?
Alors, bien sûr, les 5 étoiles mènent, à Rome, une politique municipale qui livre la ville, dans des proportions jamais vues depuis Caton l’Ancien, à la prévarication et aux herbes folles.
Bien sûr, ce gouvernement à tête de Méduse se sera, en quelques mois, plus renié que n’importe quel autre (que l’on songe, par comparaison, aux sages décisions prises naguère, en un an, par le bouillant Matteo Renzi : baisse des impôts, hausse des petits salaires, modernisation de la justice, fin du gaspillage régional…).
Et, bien sûr, l’on se croirait, par moments, dans un conte absurde de Dino Buzzati où un pouvoir supposé «souverainiste» prendrait ses ordres à Moscou, se ferait financer par les amis de Steve Bannon et tenterait d’embrasser, par-dessus les Alpes, la révolte des gilets jaunes français (comment tous les Italiens n’éclatent-ils pas de rire au spectacle de ces fiers-à-bras ruineux et inconséquents qui déguisent en une nouvelle bataille de Solferino un budget s’écartant de quelques déciles de la trajectoire maastrichtienne – puis qui, le moment venu, se couchent devant les marchés financiers avec un entrain que n’exigeaient ni l’intérêt du contribuable ni le simple bon sens ?).
Mais ainsi va l’Histoire.
Etre grotesque n’a jamais empêché d’être exemplaire.
Malgré ses pantalonnades de mauvais personnage de Dario Fo, Di Maio est un prototype.
Par-delà ses spasmes virils et presque embarrassants, Salvini, cette rencontre improbable du régionalisme et d’Instagram, peut parfaitement apparaître, de Varsovie à Paris et de Budapest à Vienne, comme l’agent de liaison de la nouvelle internationale brunâtre ; comme l’homme de paille rusé décrit par le Malaparte d’une «Technique du coup d’Etat» à l’œuvre sur tout le continent ; et comme le parrain d’un groupe europhobe dominant dans le prochain Parlement.En sorte que ce reboot postmoderne du bon vieux fascisme, cette sainte alliance des deux populismes qui se disputent l’espace idéologique laissé vide par le recul des démocrates de conviction, ce bas-les-masques généralisé où, sur les deux rives du Rubicon politique, l’on boit à la santé de Poutine et communie dans la haine de «Bruxelles», est en passe de devenir un antimodèle pour toute l’Europe.
J’ajoute que, si je commence par Milan, c’est que ni Milan ni l’Italie ne se réduisent à ces caricatures pathétiques et transitoires.
C’est parce que j’enrage de voir le pays de Leopardi, de Verdi et de son «Va, pensiero» sombrer dans cette haine de la culture qui est toujours le premier mouvement de cet autre opéra, celui de Brecht et de ses «Quat’sous», celui de l’irrésistible ascension des marchands de choux-fleurs et de discours infâmes.
Et c’est parce que je sais qu’il s’y trouve gens de toutes sortes, contadini et avvocati, lavoratori et gattopardi, héritiers lointains de Pasolini ou de tel ingegnere à l’incontestable panache, bref, un peuple, un vrai, pour estimer, en très grand nombre, qu’il est de son honneur de prendre, à Lampedusa par exemple, sa digne et juste part du malheur de ces frères de chagrin venus de l’autre côté du monde.
Si je suis à Milan, c’est à cause de Stendhal.
C’est à cause de l’incipit tonitruant d’une « Chartreuse de Parme » qui a fait de Milan, à jamais, la capitale de la poésie et de l’amour, des places aux ogives de stuc et de marbre et des plus belles arias d’Europe.
Et puis c’est à cause de ces deux stendhaliens de grand style – Claudio Magris et Mario Vargas Llosa, mes amis – qui n’ignorent rien de cet art de la vendetta que doit toujours être, même au théâtre, la littérature.