Jean-Luc Hess, ancien directeur de Radio France, décrypte, dans «Ces psychopathes qui nous gouvernent», la relation pathologique qu’entretiennent avec le pouvoir certains chefs d’État – dont Ramzan Kadyrof, Rodrigo Dutertre, Rama X, Kim Jong-un… L’auteur y souligne leurs traits de caractère communs: refus du dialogue, instrumentalisation du religieux, indifférence à la souffrance d’autrui, sentiment de toute puissance… Et ce faisant, il met en lumière leur singularité culturelle, ainsi que le contexte géopolitique dans lequel s’exerce leur emprise. Il s’inquiète du danger d’un endormissement sociétal, s’interrogeant sur le manque d’attention portée aux signes avant-coureurs de déséquilibres psychiques. Au-delà des huit cas pris en exemple, l’ouvrage est un cri d’alarme sur les menaces que présage l’avènement de gouvernances à risques, et propose une réflexion sur le caractère pathologique du pouvoir. Entretien.
Pourquoi avez-vous décidé d’aborder le thème de la pathologie mentale des gouvernants?
C’est l’âge! (rire) Je suis né dans les années 50: la guerre, que nous évoquions souvent avec mon père, a abîmé la santé mentale de ma mère, et pourri mon enfance. J’y ai échappé, et se dire, «Hitler c’est fini, ça n’arrivera plus jamais», était rassurant. Je pensais ne connaître les guerres qu’en tant que journaliste, convaincu que l’information ferait progresser les choses. Mais en vieillissant, je me suis rendu compte que ce n’était pas si évident, et j’ai été découragé par la réalité du métier. Voir la férocité de cinglés continuer de s’exercer, et les hommes souffrir aux mains d’autres hommes, cela m’a amené à la rédaction de cet ouvrage. Je n’ai jamais rencontré d’homme politique avec une ambition de pouvoir «normale», c’est à dire avec une position morale. Et je crains que d’ici une génération, l’idéal démocratique ne disparaisse. Hitler a été élu dans un des pays les plus civilisés du monde. D’origine Allemande, cela m’a travaillé depuis l’enfance. A Göttingen, il y avait un millier de professeurs: un seul a démissionné! Donc tout est possible, très vite.
Quelle a été votre grille d’analyse des exemples présentés dans votre ouvrage?
Le milieu, la culture, le type de société dans laquelle ces gouvernants exercent leur pouvoir; et l’époque, qui rend possible ces situations de gouvernance. Nous sommes dans un monde apolaire, où on vit sa vie de dictateur comme on veut, personne n’ayant d’autorité sur personne. L’Amérique peut vivre seule pendant un certain temps, en envoyant promener les autres. Il est étonnant que 70 ans après la guerre, on abandonne froidement les relations entre l’Europe et les Etats Unis. J’aime profondément l’Amérique, où j’ai travaillé pendant dix ans, et suis sidéré d’entendre, «ce n’est pas grave si on se sépare»: non seulement c’est très grave, mais c’est dangereux pour tout le monde, y compris pour les Etats Unis. Ce dont on se rendra compte rapidement. Donald Trump est un danger public, car il a compris un élément essentiel de son époque: la colère qui habite les grands pays. Au moment de son élection, je faisais des émissions de télévision, et me suis trouvé face à des journalistes le déclarant «pragmatique», son imprévisibilité représentant une qualité stratégique, et j’ai fini par me disputer, mais je n’ai reçu pour seules réponses que des opinions sur mes positions politiques. C’était décourageant. Et au même moment, les Français éprouvaient à l’égard de Trump une méfiance évaluée à 80% dans les sondages: ses attaques sur les homosexuels, sur les femmes… Or on a refait le même sondage, et seulement 60% ne l’apprécient pas: en deux ans, 20% des gens se sont habitués à cette violence, cette vulgarité, ses mensonges, son mépris de l’autre. Et il en va de même du coté des Américains. Or on ne peut s’habituer à cela: c’est là le danger. Si Donald Trump repart pour quatre ans, les dégâts seront irréversibles. Six ans de plus de cette gouvernance créeront des dégâts qui remettront en cause toute une histoire, un système de valeur, et les fondements démocratiques de l’Occident.
Cela fait longtemps que cette approche de décryptage de la santé mentale des gouvernants, ou de personnes en position de leadership, aurait pu s’appliquer: la recrudescence d’actes de terreur, qui questionnent l’instabilité psychique et la déconnexion à la réalité – évoquée également dans vos portraits – viendrait-elle assoir le rôle des sciences humaines aujourd’hui?
En effet, le congrès de Yale, en 2017, où des psychiatres de renom se questionnaient publiquement au sujet de Trump était intéressant en cela: peut-on rester silencieux lorsqu’on constate une dégénérescence des facultés d’un gouvernant? Quel est le devoir de démocrate? Car c’est à une confirmation de symptômes de pathologie mentale que ces experts sont arrivés au terme de leur recherche, ce qui rentre en conflit avec le système démocratique. Car il a été élu, et la jurisprudence Américaine stipule qu’on ne peut évoquer la santé mentale d’un élu tant qu’on ne l’a pas examiné. Mais prenons le cas de Rodrigo Duterte, qui a accédé au pouvoir septuagénaire, alors même qu’il présentait des symptômes de pathologie mentale depuis l’enfance. Et qu’il avait passé un examen psychiatrique à l’époque de son divorce, révélant des rapports de sociopathe à la réalité, une absence d’affects, un narcissisme pathologique: on savait tout cela bien avant qu’il ne devienne président des Philippines. Or ni son comportement, ni sa parole n’ont été censurés; alors même que cette expertise médicale avait été réalisée des années auparavant, le décrivant identique à ce qu’il est aujourd’hui! Et compte tenu du nombre de problèmes aux Philippines, où Dutertre – violent, sociopathe, avec du sang sur les mains –, et qui s’en vante, reste populaire, cela interpelle. Et bien que le nombre de criminels n’ait pas diminué depuis sa prise de pouvoir, 70% des gens continuent de dire, «c’est mieux qu’il soit là».
Quel est le rôle des médias à cet égard?
J’ai longtemps cru au journalisme comme principe; mais la réalité du principe m’afflige. Les médias ne font pas leur travail, malgré tous les outils technologiques à disposition ; mais il ne faut pas être feignant mentalement. Surtout aujourd’hui, avec Facebook, les réseaux sociaux, et toutes les bêtises qu’on peut y lire…L’élection de Trump illustre cela: les algorithmes ont fait des dégâts dans le camp d’Hillary Clinton.
Votre ouvrage met en lumière la relation entre politique et croyance: le discours du pasteur Américain libéré de Turquie, et sa bénédiction de Donald Trump dans le bureau ovale, en conférence de presse, illustre ce thème…
La religion en effet, est un instrument de gouvernance, avec un cynisme fou. Il est certain que la relation à la religion, et à la communauté, correspond à la réalité Américaine, où on ne peut être élu si on ne prouve son adhésion religieuse. Hillary Clinton est méthodiste, une religion attachée à la communauté. Mais Trump est juste opportuniste; les Evangélistes lui ont pardonné ses frasques sexuelles car il s’est déclaré contre l’avortement, même s’il ne l’a pas toujours été. Mais il est devenu religieusement correct. Aux Philippines, l’église Catholique est en désaccord avec Dutertre, mais ne dit rien, exfiltrant les prélats Philippins en danger, sans le critiquer, malgré qu’il ait traité le Pape «d’Enfant de putain» à l’Assemblée et dans les médias. Dans un monde apolaire, ce n’est plus l’idéologie qui gouverne. Aujourd’hui, on n’a pas besoin d’idées pour gouverner: on a besoin d’un chef, d’un leader qu’on craint. Je pense à cette déclaration de Primo Levi, «les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter». Il n’y a pas beaucoup de monstres; mais les gens normaux deviennent des monstres facilement, et on ne s’en méfie pas. On s’intéresse plus aux faits divers, ou à un serial killer, qu’à un individu qui maltraite des milliers de personnes.
Jean-Luc Hees, Ces psychopathes qui nous gouvernent, édition Plon.