Il serait sot de réduire le mouvement des gilets jaunes à un ras le bol d’automobilistes mécontents. Tous les artificiers le savent, le détonateur n’est pas la bombe.
Il y a en France, une souffrance sociale dont l’épiderme est le coût de la vie et le pouvoir d’achat. Une part importante de la population est exclue du marché du travail. Pourtant, la majorité de ceux qui travaillent ne s’en sortent pas, et cela sans même parler des retraités qui, au terme d’une vie de labeur, se retrouvent rattrapés par la pauvreté. Tout devient difficile: payer son logement comme remplir le réfrigérateur. Même l’essentiel devient inaccessible et le reste un luxe. La société semble figée, «faite pour les autres», sans perspective d’améliorer son sort et l’inquiétude que celui de ses enfants sera pire.
Il s’érige de ce moment, une désespérance qui est, de tous, le pire des sentiments qui peut s’emparer d’un peuple. Or, c’est bien de la désespérance qui gronde sur le bitume et s’affiche en jaune.
Le pouvoir incarné par le Président Macron, loin d’avoir capté cette onde de choc qui le précède, produit après bien des maladresses la plus mauvaise des réactions: le mépris. La bêtise fondamentale aura bien sûr été de faire passer une recette fiscale pour le financement de l’urgence écologique. Si l’écologie était la priorité décrite, elle aurait été déclinée à tous les stades de l’action publique et par tous les ministères, des programmes de l’Education Nationale jusqu’à la transformation de notre défense nationale en passant par l’agriculture. On en est loin.
La réalité est moins poétique: la taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques (TICPE) est la quatrième recette fiscale de l’État avec 13,6 milliards euros et le budget de la nation en est aussi dépendant que le fumeur, de sa dose de nicotine.
Ceux qui se sont portés sur les évènements qui ont traversé notre pays à la fin du XVIIIème siècle, savent bien que lorsque le désespoir du Peuple rencontre le mépris du pouvoir on a tôt fait d’entrer dans une période pré-révolutionnaire.
Comparaison n’est pas raison et les gilets jaunes ne sont pas davantage les sans culottes qu’Emmanuel Macron Louis XVI. Cependant le seuil d’alerte est dépassé.
J’ai cheminé autour des Champs-Elysées le samedi 24 novembre, seconde journée de mobilisation nationale. J’ai vu des rues en déshérence sans passants, sans passage et sans force de l’ordre. Un pan de Paris vidé, abandonné à la contestation. Ici une poubelle brûlait, là on faisait une barricade de fortune, ailleurs une voiture était désossée. Ça et là des gilets jaunes s’affairaient par grappes indolentes, sans articulation ni but précis. A cette aune le mouvement était moins violent qu’il aurait pu être si la furie dévastatrice avait gagné la foule.
Traversant l’avenue des Champs-Elysées j’ai vu aussi des «jaunes», par ivresse de la multitude, se muer en factions et régenter le passage. Inversement, quelques passants arrivaient aux abords de la place de la Concorde et, par concession à l’esprit du jour et à ses nouveaux maîtres, revêtaient le vêtement jaune, tel un sauf-conduit. Ces scènes finalement anodines n’ont rien de catastrophique mais on y perçoit facilement la brindille qui ferait l’incendie dans d’autres circonstances.
Si nul ne peut contester la légitimité fondamentale de cette protestation qui vient de loin, aucun esprit civique ne peut tolérer la forme qu’elle emprunte.
Cette fièvre jaune s’est faite des dérapages racistes qui la constituent, de la destruction d’ouvrages publics, du pillage méticuleux de magasins, de l’incendie d’automobiles et des moments de fraternisation avec Dieudonné ou d’autre figures de l’extrême droite. Il ne s’agit pas d’un dérapage mais d’un mode opératoire. On a attaqué jusqu’à la tombe du soldat inconnu (moins d’un mois après la commémoration de la fin de la Grande guerre) et les grilles du jeu de Paume qui à priori profitent à tout le monde et ne menacent personne.
J’entends bien que l’on nous retourne le «pas d’amalgame» que nous avions formulé lorsqu’après les attentats islamistes, il s’agissait de ne pas confondre un musulman avec un terroriste. Mais tout de même, a-t-on entendu une sorte de prise de conscience d’une journée de mobilisation à l’autre pour éviter que ce genre de scènes ne se multiplie? A-t-on vu après chaque abus un hashtag «pas en notre couleur» sur les réseaux? Pas davantage. A-t-on pris des précautions? Structuré un service d’ordre? Même pas. Au contraire. La mobilisation se rétrécit en même temps qu’elle se durcit. Plus aucun slogan ni message. Ceux qui viennent cassent ou laissent casser. À voir les rues de la capitale ce 1er décembre, le mot d’ordre était: «casse ou casse toi !».
La virulence des gilets jaunes a fait leur force. Elle annonce leur fin. Car les gilets jaunes ne sont pas un mouvement de contestation. Ils sont un moment d’exaspération. Ils s’agrègent sur la colère mais n’arrivent pas à se fixer sur l’objet d’une colère. Chacun à sa rage, son dépit, sa frustration. Il y a autant de revendications qu’il y a de gilets jaunes. La somme des individus fait une masse, peut être colorée, sans doute redoutable, pas un mouvement. Le gilet jaune qui était le signal d’une détresse est devenu en trois semaines, le symbole d’un ravage.
Il y a deux dangers, opposés mais tout aussi funestes: le premier serait de «traiter» les gilets jaunes sans entendre le désarroi qui les a engendrés. Le second, de ne voir que l’urgence sociale sans répondre par des sanctions fermes et exemplaires aux exactions qui ont été constatées à Paris et ailleurs. Pour que l’époque guérisse de sa jaunisse il faudra bien régler ces deux inquiétudes en même temps, la désespérance sociale qui gagne les Français et l’atteinte à la sécurité publique qui dévaste la France dans une relative impunité. Autrement dit, organiser un grenelle d’un côté, et rendre impossible tout nouveau rassemblement des gilets jaunes à Paris de l’autre.
À ce stade et après un mois de cette crise fluorescente, nous sommes il faut bien se l’avouer, perdants sur les deux tableaux.
Patrick Klugman, Avocat, adjoint à la Maire de Paris.