«–  Nous agissons en vertu de ce que nous reconnaissons comme utile, dit Bazarov. À l’époque actuelle ce qu’il y a de plus utile c’est la négation. Donc nous nions. –  Tout ? – Tout. – Comment, tout ? Non seulement l’art, la poésiemais même la… j’ose à peine le dire… – Tout, répéta Bazarov avec un calme indescriptible.»

Ivan Tourgueniev, Pères et Fils (1862).

 

C’est un temps pour haïr. Un temps, aussi, pour penser la haine qui vient. L’heure est, dit-on, au triomphe des passions tristes. Étrange moment historique que celui qui voit l’hospitalité mourir dans une froide indifférence. La «crise migratoire» n’en finit pas d’abîmer ce qui reste de l’idée d’universalité du genre humain, cette belle idée forgée dans les consciences de Byron, Dante ou encore Victor Hugo. L’aventure libérale, imaginée par quelques visionnaires, menace de tourner court. En cause la montée des régimes «illibéraux», selon le mot de Fareed Zakaria, de ces tentations autoritaires qui contaminent les sociétés démocratiques. Il y a dans le fond de l’air européen un parfum fin de siècle, une fatigue d’être qui confine à l’ignorance des principes qui nous fondent. Insouciance des peuples, persévérance des gouvernants dans la fermeture, prolifération des mouvements identitaires. Voilà notre condition, notre si contemporaine condition. Elle sent la mort, cette condition. C’est celle qui sert de cadre à Un temps pour haïr, le dernier essai de Marc Weitzmann, l’auteur remarqué d’Une place dans le monde et de Quand j’étais normal. On ne s’étonnera pas, au regard de l’œuvre que l’écrivain du malaise identitaire s’attelle à bâtir, que la haine soit au cœur de ses préoccupations. La haine, expérience macabre, est en mouvement. Elle déverse sa bile sur la jeunesse. Elle enterre le bien commun. The end is near. Il faut aller y voir, enquêter sur la boursouflure.

Le spectre nihiliste revêt aujourd’hui les habits pas si neufs de Viktor Orbán ou Matteo Salvini mais aussi de Mohamed Merah ou des frères Kouachi ou d’Amedy Coulibaly. Le religieux opère sa fusion avec un nihilisme actif qui, comme l’écrivait Nietzsche, consacre «la dévalorisation des plus hautes valeurs». Marc Weitzmann consacre d’ailleurs un chapitre fort remarquable à la famille Merah. Cette famille qui, rongée par la haine d’autrui, et sans doute de soi, raconte quelque chose de l’époque. C’est le récit, en bien des points romanesques, d’un étrange mélange de fanatisme religieux, de pratiques mafieuses et de virilité exacerbée. Romain Gary, déjà, appelait à la féminisation de notre civilisation. Sans doute avec quelque raison. On n’écoute jamais trop les poètes. Mais reprenons. La droite identitaire, donc, comme symétrique de l’islamisme. L’inverse est vrai aussi. La réflexion est contre intuitive. C’est précisément ce qui lui donne toute sa force. En explorant l’émergence de la Nouvelle Droite dans les années 90 et la matrice que représente la guerre d’Algérie dans l’imaginaire français, Marc Weitzmann se donne les moyens de penser l’architecture de la haine, au fond sa genèse. Il montre, avec une agilité certaine, le tournant que représente la décennie 1990. Celle de l’antiracisme et de la France Black Blanc Beur, mais aussi celle de la radicalisation salafiste d’une certaine frange de l’islam. Les militants du FIS et du GIA, arrivés sur le territoire français suite à la décennie noire algérienne, ont contribué à changer la face de l’islam hexagonal. Il est donc utile de voir la guerre d’Algérie occuper la place qui lui revient dans la construction de récits identitaires et post-colonialistes. Le présent ne s’explique jamais sans l’éclairage d’une histoire qui ne passe pas. C’est une lutte à mains nues. Une explication musclée qu’une collectivité ne peut s’empêcher d’avoir avec elle-même.

La littérature est, ici, au service de l’intellectuel. Marc Weitzmann navigue ainsi de Kafka à Camus, en passant par Genet, à la recherche de la haine. Le bateau tangue parfois, mais parvient toujours à se maintenir à flots grâce à une érudition jamais démentie. L’auteur suit les traces de la violence jusque dans la fascination qu’elle exerce chez une certaine intelligentsia. Camaraderie internationaliste, pour certains, qui voient dans la religion musulmane un prolétariat de substitution, passion du sacrifice viril et de l’idéal transcendant pour d’autres. Ce n’est pas une traque. Plutôt une tentative, subjective, littéraire, tâtonnante, de lui donner forme conceptuelle. C’est dans cette tentative-là qu’il faut chercher le sens d’un essai qui s’évertue justement à explorer la quête de sens qui définit l’individu moderne. La modernité, aussi, est en procès. C’est sans doute le fondement de l’argumentation. Cette modernité, qui sous les assauts répétés des anti-modernes, peine à trouver sa finalité. La tradition anti-moderne est précisément le point de rencontre des obsessions identitaires, qu’elles soient brunes ou vertes. La haine – peu importe la couleur qu’elle prend – converge dans une même détestation d’un Occident jugé impur et décadent. La couleur de la haine n’est ni verte ni brune ; elle est noire. L’obscurité est universelle. L’incapacité de l’idéal civique français à tenir la société est aussi sur le divan. La France moisie n’est jamais très loin. Cette France, qui ne sait pas être une démocratie sans être une République, apparaît comme le catalyseur des haines. Tantôt au nom de son salut, tantôt de sa perte, les prophètes de l’apocalypse conspirent dans un même schéma de pensée : celui de la pureté. La pureté, si désirée par les hommes qu’elle en vient à les corrompre, à figer les sociétés et finalement à faire triompher la pulsion de mort. Elle tend à ériger la figure du même en absolu, en condition sine qua non d’une société viable. La corruption de la pensée, c’est la mort qui prend forme. C’est une idée vide qui fait tourner les têtes. Elle a trop d’avenir, cette idée-là. Et la carte du monde s’obscurcit davantage, dans un assentiment à peine voilé. Misère de la fatigue démocratique ; explosion de l’identité.

Une chose, encore, le style. La condition humaine nécessite une façon neuve de se dire. Elle s’invente, sans cesse, au rythme de l’homme et de ses aventures. Face au langage de la nuit, l’écrivain se doit d’exprimer quelque chose d’une parole universelle. L’affaire n’est pas aisée. Marc Weitzmann réussit brillamment car il est, lui, un écrivain. Certains le sont à leurs dépens ; d’autres en usurpent le titre. Certains, sans doute les moins nombreux, se contentent de l’être comme naturellement. Ce qui est son cas. Sans jamais renoncer à cette étrange condition, d’aucuns diraient malédiction, il transmet le goût de la pensée et de la vie. C’est du côté d’une certaine narration poétique, romancée, que Weitzmann se tourne. C’est pourquoi, jusqu’au bout, le lecteur se prête au jeu. On comprend qu’au fond on peut beaucoup en littérature ; il suffit de laisser les mots recouvrir le sujet. Noircir la page avec la rage de dire le monde. Pour l’exorciser ? Non, juste pour le dire. C’est déjà bien suffisant.

Ce nihilisme qui vient, teinté de religieux, nie le mal, cultive l’ignorance, bataille contre les intellectuels, musèle la presse, glorifie la volonté de puissance. «La passion de la destruction est une passion créatrice», écrivait déjà un certain Bakounine. Il brise la continuité de notre devenir historique, l’idée d’un temps historique linéaire orienté dans une seule direction, celle du Progrès. La fièvre identitaire prospère aussi sur le déni, sur le refus de voir que, sous le vernis policé du langage, se cache une réalité morbide bien vivante. Cette réalité-là frappe encore dans les rues de Paris, de Toulouse ou de Pittsburgh. La gauche, si elle veut cesser d’être «ce grand cadavre à la renverse» que dénonçait déjà Sartre, doit renouer avec une condamnation sans faille de l’antisémitisme, avec un récit universaliste qu’elle troque trop souvent pour les sirènes du relativisme. Elle ne saurait se contenter de quelques «accommodements raisonnables» avec les entrepreneurs de haine. Ce pari-là, cette conception vaseuse de l’ingénierie sociale s’achève toujours dans le déshonneur. Et dans la guerre de tous contre tous. Il salit non seulement ceux qui le font mais aussi ceux qui le subissent, c’est à dire, in fine, l’ensemble du corps social. Il faut relire les pages lumineuses de Jean-Paul Sartre sur les «salauds». On écrit ici ou là que les années 1930 sont de retour. Pa sûr que la configuration soit tout à fait similaire ; l’identitarisme se transforme. Reste qu’un nouvel âge sombre se précise. Le feu vert est donné aux éboulements, aux bouleversements idéologiques. Soyons certains d’une chose : lorsque le politique s’égare, s’agite dans des circonvolutions dérisoires, l’intellectuel se doit d’être un producteur de sens pour temps troublés. Marc Weitzmann a endossé cette fonction. Se lancer dans une archéologie de la haine, c’est surtout interroger les récits que l’on bâtit sur les faits pour les justifier ou les dénoncer a posteriori. C’est se donner les moyens de comprendre les mythes que nous élaborons pour donner sens à une violence qui n’en a pas. La haine est aveugle mais sait viser son objet ; hallucinée mais cohérente. Elle nous décentre. Sa vérité la plus cruelle, c’est la conscience que nous ne sommes plus au centre de l’histoire. Le dérèglement de l’ordre du monde en somme. La haine est une projection borgne. Et pourtant dans la mort elle trouve toujours le chemin le plus court.

La haine est un signe des temps. Elle puise, dans l’indifférence inquiète, sa légitimité. Ses mécaniques abruties séduisent. Elle sent le souffre. «Notre siècle est l’immense décharge à ciel ouvert de celui qui précède», écrit Weitzmann. Une fois le livre refermé, il en ressort le sentiment confus que c’est dans le plus humain de l’homme, pour paraphraser Levinas, que la haine, sourde, fanatique, obscurcit les esprits et creuse la tombe de l’idéal démocratique. Lorsque la démocratie s’érode, nous regardons ailleurs, trop occupés à considérer l’artificiel de nos vies. Alors que faire ? Que faire face à ce mal qui rôde, selon Cioran, «dans le brasier du sang, dans l’amertume de chaque cellule, dans le frissonnement des nerfs, dans ces prières à rebours qui exhalent la haine partout où il fait de l’horreur, son confort» ? S’atteler à le penser, oui, mais surtout déceler la narration de la violence capable de raconter quelque chose de la folie. Vaste édifice, on en convient, dont Marc Weitzmann pose courageusement la première pierre. Les ruines de la violence sont difficilement praticables. Pourtant, elles révèlent la vraie nature de cette fiction fragile, malléable, qu’on nomme société humaine. Le temps du confort est enterré. La haine, c’est certain, a de la suite dans les idées brunes. 


Un temps pour haïr, de Marc Weitzmann. Grasset.

2 Commentaires

  1. Moi la psychologue (Suédoise) vois surtout « l’enfant roi » désenchanté, tout comme l’enfant de l’Islam dit « supérieur », qui se venge… Leur haine de notre société libérale n’a rien à voir avec les années 30 ou autres où les gens avaient vraiment faim. Aujourd’hui, ici, on est déçu, c’est tout, on n’a pas reçu ce qu’on a appris en avoir le droit…