Le vote décisif de ce dimanche au Brésil marquera un avant et un après dans l’histoire du plus grand pays d’Amérique latine. La victoire du candidat de l’extrême-droite, Jair Bolsonaro, prévue par les sondages, plongera le Brésil dans une ère incertaine où, si toutes les menaces se concrétisent, la démocratie subira un net revers. Face à ce scénario, le journal El País a demandé aux principaux intellectuels, penseurs et personnalités de la culture de se prononcer sur l’arrivée possible au pouvoir de Bolsonaro. La Règle du jeu reproduit les textes des écrivains latino américains.
Milton Hatoum, écrivain brésilien
Un éventuel gouvernement de Bolsonaro sera un énorme recul politique et social. Ses fils et lui méprisent, et menacent même, la démocratie et ses institutions. En fin de semaine le capitaine[1] a menacé les électeurs du professeur Haddad. Ne sait-il pas que nombre de ces électeurs voteront pour Haddad pour défendre la démocratie ? Je me demande pourquoi les électeurs de Bolsonaro ne voient pas que leur candidat compte agir comme Nicolás Maduro, le caudillo vénézuélien qui poursuit et arrête ses adversaires politiques. Au fond, Bolsonaro est mû par les mêmes tares que Maduro, un homme politique autoritaire et corrompu qui s’est fait élire par la fraude et le chantage. Tous deux sont violents et ont recours à des milices pour intimider et expulser leurs adversaires. Par ailleurs, l’admiration de Bolsonaro pour Hugo Chávez ne date pas d’hier. En septembre 1999, il a déclaré dans un entretien que Chávez était « un espoir pour l’Amérique latine ». Les Brésiliens désirent une nouvelle politique, mais la nouveauté incarnée par Bolsonaro est tout ce qu’il y a de plus vieux et de plus obscur. Les électeurs vont se faire avoir. En moins de six mois la classe moyenne sentira l’impact négatif de sa politique économique. Enfin, en tant qu’écrivain brésilien, je trouve que c’est une honte d’avoir à la présidence cet homme brutal, misogyne, raciste et ignorant. Il a déclaré avoir pour livre de chevet l’œuvre d’un tortionnaire. Quel bel exemple d’humanisme et de culture démocratique !
Juan Cárdenas, écrivain colombien
Je crains que toutes les alertes que nous lançons contre Bolsonaro et autres phénomènes de cet acabit – Trump, le Brexit –, je crains que toutes nos explications désespérées invoquant les droits, les acquis sociaux et les valeurs de la tradition libérale soient totalement contreproductives et n’aient aucun pouvoir de persuasion pour une grande partie des électeurs qui voient dans ces figures grotesques la possibilité d’exprimer des colères et des frustrations contre cette même tradition libérale. Ce sont les contradictions internes du libéralisme, c’est dans le cœur des ténèbres du capitalisme global que se sont engendrés les bolsonaros et les trumps. Ils ne sont pas une menace externe, mais bel et bien interne. Il est évident que nous devons les vaincre par les urnes, nous opposer à eux résolument, mais nous devons réfléchir et attaquer les causes profondes de ce phénomène. Rendre pour seul responsable de l’émergence de Bolsonaro le progressisme latino-américain de ces dernières décennies relève, pour le moins, d’un acte de mesquinerie dans l’approche du sujet. Les contradictions de ce progressisme ne sont qu’un chapitre de l’histoire plus ample du choc entre la logique prédatrice du capital et les dynamiques d’émancipation. Bolsonaro est une création de nos fantasmes réprimés, un chef sur mesure pour nos pathologies et notre narcissisme libéral. Il faut commencer par le renverser au sein de notre discours, au cœur de notre système de désirs.
Le vote décisif de ce dimanche au Brésil marquera un avant et un après dans l’histoire du plus grand pays d’Amérique latine. La victoire du candidat de l’extrême-droite, Jair Bolsonaro, prévue par les sondages, plongera le Brésil dans une ère incertaine où, si toutes les menaces se concrétisent, la démocratie subira un net revers. Face à ce scénario, le journal El País a demandé aux principaux intellectuels, penseurs et personnalités de la culture en Amérique et en Europe de se prononcer sur l’arrivée possible au pouvoir de Bolsonaro. La Règle du jeu reproduit les textes des écrivains latino américains.
Juan Villoro, écrivain mexicain
Bolsonaro représente un risque extra-ordinaire pour l’Amérique latine et pour le monde entier. Nous assistons à l’ascension électorale d’un candidat que nous ne pouvons hésiter à qualifier de fasciste. Un candidat discriminatoire et raciste qui, paradoxalement, a réussi, peut-être d’ailleurs par une peur de convenance, au sens pragmatique, à obtenir le soutien de secteurs qu’il rejette lui-même. Il a fait fi de toute pratique démocratique en dédiant son vote au tortionnaire de l’ancienne présidente Dilma Rousseff, il a insulté les homosexuels, les noirs, les pauvres. C’est vraiment honteux que ce candidat niant la participation communautaire et la tolérance ait tant de chance de devenir, semble-t-il, l’homme fort du Brésil. C’est très dangereux de voir que cet exemple, similaire à celui de Trump, en plus aigu encore, puisse susciter autant d’adhésion sur le continent. Nous sommes face à une ascension de l’irrationalité politique qui nous oblige à nous souvenir qu’Hitler est arrivé démocratiquement au pouvoir.
Juan Gabriel Vásquez, écrivain colombien
Jair Bolsonaro est un fasciste, et ce serait une erreur, une nouvelle erreur dans le long enchaînement d’erreurs que nous, démocrates, avons commises ces deux dernières années, de croire qu’il est disproportionné de le qualifier ainsi. Il se passe que son fascisme est un fascisme d’un nouveau genre, qui ne nous effraie pas encore comme il le faudrait, peut-être parce qu’il opère de l’intérieur, minant la démocratie en exploitant ses propres libertés, ses propres garanties. Mais des signes ne trompent pas : l’éloge des autoritarismes militaires, la violence verbale la plus cynique et directe que l’on ait vu depuis des décennies dans la politique latino-américaine, le harcèlement grotesque de toutes les minorités et, par-dessus tout, le recours efficace à un discours d’affrontement et de division (du nous contre eux : première page du manuel du populisme extrémiste). Sa victoire au Brésil, jalonnée par les campagnes de désinformation sur Facebook et de calomnies sur WhatsApp, encouragée par le ressentiment, la peur et l’ignorance, serait une étape supplémentaire dans le démantèlement progressif de la démocratie occidentale. Ce sont des mots forts, tout comme le premier adjectif de ce paragraphe est fort ; mais si nous en sommes arrivés là, c’est que nous n’avons eu de cesse de jouer avec des mots faibles. Ces gens sont dangereux, et ses électeurs se fourvoient. N’ayons pas honte de le dire.
Claudia Piñeiro, écrivaine argentine
Le discours homophobe, anti-femmes et pro-dictature de Bolsonaro me préoccupe terriblement, tout comme le fait que sa lourdeur n’empêche pas les gens de voter pour lui. Comment quelqu’un peut-il voter en pensant « Peu importe ce qu’il dit sur les homosexuels, puisqu’on aura une meilleure taxe d’intérêt ? » Que sommes-nous en train de devenir ? Comment une personne sensée peut-elle dire de telles horreurs ? Je crois que nous en sommes là aujourd’hui parce que les églises évangéliques ont connu une montée en puissance au cours des vingt dernières années et que la droite a réussi à former des alliances avec elles. Les droites latino-américaines y ont trouvé le pouvoir qui leur manquaient. C’est un processus que nous avons vu naître, que nous n’avons pu inverser et qui est bien installé aujourd’hui au Brésil. J’ignore si dans d’autres pays une telle situation peut se produire. Mais au Chili (Sebastián) Piñera a déjà eu quelques discussions avec les évangélistes, et ici on voit tout le temps la gouverneure, le président, se réunir avec l’Église catholique et les évangélistes comme si cela n’avait aucun impact sur le futur. Mais ça en a un.
Jorge Ramos, écrivain et journaliste mexicain
L’ascension de Bolsonaro au Brésil reflète, malheureusement, le pire du Brésil et de l’Amérique latine. Sans l’ombre d’un doute. Il y a une énorme désillusion en la démocratie sur notre hémisphère. Puisque la démocratie ne se mange pas, n’évite pas qu’on vous tue et n’a pas non plus réduit significativement l’écart entre les pauvres et les riches, on assiste à un retour de l’idée de l’homme fort. Dans toute l’Amérique latine nous avons connu une terrible variété de tyrans et de petits dictateurs. Mais cela réapparaît à présent au Brésil sous la forme d’un monstre à plusieurs têtes : machiste, homophobe, xénophobe, misogyne et raciste.
Comme c’est arrivé avec Trump aux EUA, il est très inquiétant que des millions d’électeurs brésiliens ne voient aucun problème à voter pour quelqu’un comme Bolsonaro. C’est comme si leur vote ne disait rien sur eux. Mais ils se trompent. Leur vote parle pour eux. Que ça leur plaise ou non, les presque 63 millions de personnes qui ont voté pour Trump lui ressemblent. Quelque part. C’est la même chose au Brésil. Et préparez-vous bien : Trump – avec ses attaques, ses mensonges et ses préjugés – a divisé le pays en deux. Les Brésiliens sont sur le point d’en faire de même. Et tout cela, c’est ironique, grâce à la démocratie.
Héctor Abad Faciolince, écrivain colombien
« Ou il ne se passe plus ce que je comprenais, ou je ne comprends plus ce qui se passe » est une phrase célèbre de [l’écrivain mexicain disparu Carlos] Monsiváis. Ce qui se passe actuellement au Brésil ne peut être compris par le vieux schéma de l’affrontement entre gauche et droite. L’autre schéma binaire de compréhension, autoritarisme versus libéralisme, peut y aider, mais il ne suffit à l’analyse.
Pour que la lecture de la vieille gauche fonctionne il faut une masse de population exploitée. Mais si dans les franges les plus pauvres des grandes villes le chômage atteint les 20 ou 30%, cette part ne peut être qualifiée d’exploitée, mais plutôt de marginalisée, et d’inexistante en termes de travail puisque, bien qu’il y ait des emplois à pourvoir, cette portion de citoyens n’a pas reçu la formation pour pouvoir les exercer.
Dans la vieille gauche libérale nous avons défendu la libération sexuelle, la rupture avec l’Église catholique, la dépénalisation de la consommation de drogues, et nous avons été permissifs et négligents envers la délinquance, en en attribuant la cause à la misère. Si cela a pu être libérateur pour la bourgeoisie, cela s’est traduit dans les zones urbaines marginalisées par des grossesses infantiles et adolescentes, la substitution du catholicisme par les sectes évangéliques, une addiction croissante aux drogues et une insécurité débridée qui affecte, essentiellement, les pauvres et la classe moyenne. Nous avons aussi fermé les yeux sur la corruption, du moment que les corrompus étaient de gauche.
Dans une telle situation, aussi désespérante, il ne faut pas s’étonner de la victoire du plus arrogant et du plus fou. De celui qui ne ressemble en rien à l’homme politique traditionnel et qui propose des solutions prétendument faciles à comprendre : la colère fasciste, la répression féroce et le nationalisme rampant. Qu’il gagne parmi les plus riches et les plus réactionnaires est normal. Mais quand il gagne chez les classes moyennes et marginalisées, ce n’est pas tellement dû à ce qu’il dit, mais bien au fait que les gens au moins comprennent ce qu’il dit, surtout si ce qu’il dit ressemble à ce que les pasteurs évangéliques crient dans leurs sermons.
Alma Guillermoprieto, reporter et écrivaine mexicaine
Il me semble que la probable élection de Bolsonaro est peut-être la chose la plus dangereuse qui se soit produite en Amérique latine récemment. Non seulement parce que sa faculté à engendrer de la haine va affecter les Brésiliens, ou parce que sa politique économique n’est pas viable, mais aussi parce que sa promesse d’ouvrir l’Amazonie à l’exploitation commerciale met en danger la santé de la planète entière.
Sergio Ramírez, écrivain nicaraguayen
Jair Bolsonaro, donné vainqueur au deuxième tour des élections au Brésil, est une émanation de la désillusion en la gauche qui, coupable de corruption, a tué bien des espoirs : la corruption n’était-elle pas un vice exclusif de la droite ? Mais il émane aussi de la transformation d’un électorat immense, le plus grand et le plus varié d’Amérique latine, dans une grande école de samba où danse la plus perverse des démagogies, Dieu, ordre et famille ; où s’entraîne la nostalgie des dictatures militaires pour soumettre à la loi non pas la pauvreté, mais les criminels qui règnent sur les favelas ; où les prêcheurs des églises fondamentalistes chantent a cappella leurs louanges au sauveur de la patrie patriarcale, eux qui vivent dans le luxe de rois de pacotille grâce aux rentes et aux dîmes ; où se trémousse la complaisance des grands magnats gardant un œil fermé sur la corruption des kapos des partis de droite et l’autre bien ouvert sur ceux de gauche pour les envoyer à la potence ; et tandis que roulent les tambours, le roi Momo[2] va sur son char suivi de sa cour dont les femmes ont été expulsées, couronné dans un carême électoral qui, nous le verrons bientôt, aura son Vendredi-Saint.
Jorge Edwards, écrivain chilien
Le Brésil est un pays offrant des surprises électorales fréquentes. Dans la première moitié du XXème siècle, un rhinocéros du zoo de Rio de Janeiro a obtenu un fort pourcentage de votes lors d’une élection présidentielle. Il se nommait Cacareco et était adoré des cariocas. J’ignore si Bolsonaro est un nouveau Cacareco, mais le processus électoral n’est pas encore achevé. Le Brésil est un État de droit, depuis son indépendance du Portugal. Nous devons attendre avec patience, avec un recul pondéré, et continuer à penser que c’est un grand pays ami et une démocratie moderne qui a traversé, au cours de sa longue histoire, des périodes modernes où la démocratie s’est retrouvée entre parenthèses, et qui a su dépasser avec une sagesse politique ces parenthèses et ces interruptions de sa tradition constitutionnelle.
Héctor Aguilar Camín, journaliste et écrivain mexicain
La possible victoire de Bolsonaro est la conséquence de la destruction du système des partis politiques brésiliens. C’est une mauvaise nouvelle pour la démocratie, rongée par la corruption à tel point que le seul qui aurait pu lui tenir tête, l’ex-président Lula, est en prison. Ce qui me préoccupe c’est qu’il y a plus que du populisme chez Bolsonaro, il y a du fascisme. Je suis aussi inquiet qu’on y trouve une composante antidémocratique comme l’intégralisme religieux, qui va de pair avec l’expansion des Églises évangéliques au Brésil. Cet ensemble de problèmes, dans un horizon d’institutions détruites, est très préoccupant. Surtout avec un homme qui s’inscrit dans la lignée militaire d’une dictature qui n’a été renversée ni par la démocratie ni par ses propres erreurs. La naissance de ce fasciste, fondé sur l’éloge de la dictature militaire, ne présage rien de bon pour le Brésil ni pour l’Amérique Latine.
Alberto Barrera, écrivain vénézuélien
Il semble inévitable de chercher un lien entre les scandales de corruption de l’opération Lava Jato[3] ou de l’affaire Odebrecht[4] et le succès de Bolsonaro. Il est un nouvel exemple de la crise de représentation de l’autorité et de l’échec de la politique que vit tout le continent. Sa popularité n’est pas idéologique. Elle porte davantage de désespoir que de raison, davantage de manque d’options que de discernement. Ce n’est pas non plus une nouveauté : promettre magie et force. Voilà ce qui semble être la clé du populisme autoritaire latino-américain.
Bolsonaro n’a pas encore gagné et il provoque déjà une inquiétude internationale. Ses opinions sont un désavantage pour le fragile cadre institutionnel brésilien ainsi que pour la situation que connaît la région. Un nouvel autoritarisme basé sur la personne n’aidera pas dans la crise complexe que traverse l’Amérique latine.
[1] Surnom donné à Jair Bolsonaro, capitaine réserviste de l’armée brésilienne.
[2] Rei Momo est un personnage récurrent des carnavals brésiliens et colombiens.
[3] Enquête lancée par la justice brésilienne en 2014 qui a dévoilé une large affaire de corruption et de blanchiment d’argent impliquant plusieurs partis politiques (droite, centre et gauche).
[4] Affaire révélée par la justice des EUA en 2016 portant sur le versement, par l’entreprise de construction brésilienne Odebrecht, de pots-de-vin à des fonctionnaires d’une douzaine de pays.