Cher Gilles,

Je viens de lire Le dernier Vénitien. C’est vraiment un beau livre.

Toute littérature, digne de son nom, traite de la chute, d’une manière ou d’une autre ; de la chute, autrement dit de la fin d’un monde, de la fin d’un amour, de la fin de quelque chose. Et, bien sûr, la chute de la république de Venise se prête admirablement à un roman.

Tu as eu une idée géniale en lui associant Giandomenico Tiepolo, non seulement parce que c’est le dernier grand peintre vénitien et, donc, le témoin de la chute de Venise, mais aussi parce que dès sa naissance, par une sorte de malédiction, il a été prédestiné à témoigner de cette chute.

Voilà précisément ce que tu montres. Giandomenico ne témoigne pas par hasard de cette chute, simplement parce qu’il se trouvait là ; il a été choisi, en quelque sorte, pour en témoigner.

 

Le premier des grands plafonds peints, dans l’histoire de la peinture, c’est probablement celui de Michel-Ange. Mais, même s’ils ne l’ont pas inventé, les Vénitiens (à partir de Tintoret et de Véronèse) ont donné à l’art de peindre les cieux un développement stupéfiant. Le plafond de Wurtzbourg est évidemment l’illustration. Au XVIIIe siècle, seul Tiepolo pouvait atteindre un tel sommet, dans tous les sens du terme. C’est ce qui manque à Versailles. Les Français n’ont jamais donné de grands peintres de plafond.

Tu restitues l’entreprise en quoi consistait alors la peinture vénitienne. Le peintre et ses fils, leurs rapports avec le prince-évèque de Wurtzbourg, avec Neumann l’architecte du palais, avec Bossi le stucateur, etc. Je ne savais pas, avant de te lire, que Tiepolo avait représenté Neumann et Bossi sur le plafond. Mais ils ne peuvent pas être dans le ciel proprement dit ; ils ne peuvent se situer que sur la corniche, puisque ce sont des humains. Même le prince-évèque n’apparaît que sous la forme d’un médaillon dans le ciel, mais pas en tant que tel, puisque lui aussi est mortel.

Le ciel n’est réservé qu’aux dieux ou aux allégories, c’est-à-dire aux idées. Ça aussi, je m’en suis aperçu en te lisant, car parallèlement je regardais les images du plafond sur Internet. Situer les mortels sur la corniche, et les immortels dans le ciel, je crois que c’est une chose proprement vénitienne. Les Français, en tout cas, ne se conformaient pas à la même exigence (Louis XIV, par exemple, figure sur les plafonds de Versailles, en tant que tel).

Situer les humains sur la corniche, à une telle hauteur, c’est tout de même assez vertigineux et assez inquiétant. Voilà précisément l’un des caractères les plus remarquables du style de Giambattista. Ses plafonds ne seraient pas aussi admirables s’ils ne donnaient pas le vertige. Et le peintre ne l’aurait pas autant ressenti, si Venise n’avait pas elle-même donné le vertige alors.

C’est ce que tu montres dans ton livre. L’économie de Venise n’est pas ruinée au XVIIIe siècle. Son industrie de luxe est la principale concurrente de l’industrie du luxe française. Son art est le principal concurrent de l’art français. Cependant, alors, il y a longtemps que Venise ne dispose plus d’une armée capable de résister à une conquête militaire. Venise est prête à tomber sous les coups des Français ou des Autrichiens, qui à eux deux contrôlent déjà presque toute l’Italie.

Je crois que la peinture vertigineuse de Giambattista traduit déjà l’angoisse de la chute de la république de Venise, inévitable à court ou moyen terme. Je n’y avais jamais songé avant de lire ton livre. Les hommes se retrouvent devant un précipice dans les plafonds de Giambattista. C’est notamment le cas de Neumann, assis sur un canon qui n’a plus d’utilité, comme l’art baroque lui-même, mais qui conserve tout de même une extraordinaire puissance de feu esthétique.

 

Et puis vient l’épisode de la villa Valmarana, avec ses deux espaces, le palais du maître et la maison des invités : une maison où l’on ne peut pas adopter le même programme iconographique que dans le palais, pour marquer la distance entre le maître et ses invités ; une maison dont le décor va être confié à Giandomenico, parce que naturellement la maison marque aussi la distance entre lui et son père.

Ça aussi, tu le montres très bien dans ton livre. Le père, à sa manière, se loge dans le ciel, et le fils, sur la terre, dans un monde qui n’en a plus pour longtemps désormais. La République vénitienne disparaîtra inévitablement tôt ou tard. Ce sentiment, c’est que Giandomenico exprime, consciemment ou non, dans la première version du Nouveau Monde. Et qu’il exprime bien mieux encore dans la seconde version.

Ce qui disparaît, ce n’est pas seulement la civilisation vénitienne, ce qui disparaît c’est une certaine forme d’érotisme, liée au statut de la femme à Venise, liée au statut des sigisbées, liée à la tradition du carnaval de cinq mois, liée à une tolérance extraordinaire dans les mœurs.

Et, parallèlement, ce qui apparaît c’est ce que Debord appellera la société du Spectacle, à l’image de ce peuple qu’on ne voit plus que de dos, rassemblé autour de l’orifice d’une tente où se déroule un spectacle issu d’une lanterne magique qui préfigure, en somme, le cinéma ou la télévision.

Voilà pourquoi Le Nouveau Monde est si extraordinaire. Ce n’est pas seulement l’œuvre du dernier Vénitien. C’est l’œuvre du dernier peintre. Bientôt on ne peindra plus de plafond. Bientôt on ne peindra plus rien. La peinture, en tant que telle, disparaîtra, remplacée par la lanterne magique et, à sa suite, par toutes les techniques modernes de l’image. La peinture disparaîtra comme la république de Venise elle-même, reléguées l’une et l’autre dans l’ancien monde.

Ce destin, le père le redoutait. Ce destin, le fils le vit réellement. Il le vit parce qu’il se situe à Venise et qu’il identifie Venise et la peinture. Ça aussi, je l’ai compris en lisant ton livre.

Ce qui rend Giandomenico si moderne, c’est justement le sentiment que la peinture, c’est fini, submergée par des techniques bien plus performantes et séduisantes.

Alors il y a cette espèce de malédiction qui a fait que son œuvre est restée inconnue durant très longtemps, mais je crois que, même sans cette malédiction, son œuvre n’aurait pas pu être comprise avant la seconde moitié du XXe siècle, c’est-à-dire avant le moment où le cinéma, la télévision, la publicité, etc., se sont imposés massivement.

Le Polichinelle, c’est l’homme moderne, l’homme que préfigurait le Vénitien à l’époque de la chute de la République, mais aussi l’homme depuis toujours, l’homme voué à assister à l’effondrement du monde où il a vécu et à éprouver cet effondrement jusqu’au plus intime de lui.

Il y a dans la série des Polichinelles une ironie stupéfiante, que l’on retrouve dans ton livre. Sa qualité, tout à la fois conceptuelle et littéraire, tient beaucoup à cela. Ton livre m’a passionné. Merci de me l’avoir donné.

Je t’embrasse.

Patrick

PS : Juste une petite note encore, pour te signaler un anachronisme : les patriciens de Venise (ceux du Livre d’or) ne portaient aucun titre de noblesse, excepté celui de «noble de Venise», avant 1797. Il n’y avait pas alors de comte Grimani ni de comtesse Labia. Ce sont les Autrichiens qui ont distribué ce genre de titres aux familles patriciennes qui collaboraient avec eux. Même si bon nombre d’entre elles en ont reçus, ce n’était pas très bien vu pour autant. (Après il y a eu le royaume d’Italie, ça a été autre chose.)

En revanche, les nobles de terre ferme, comme Valmarana, portaient des titres décernés par le doge, le pape ou l’empereur avant 1797. Mais on les considérait comme inférieurs aux nobles de Venise. Tu le signales d’ailleurs. Ceux de terre ferme n’exerçaient aucun pouvoir souverain, alors que ceux de Venise partageaient collectivement la souveraineté de l’Etat vénitien, de sorte que chacun d’eux pouvait se dire : «Roi ne puis, prince ne daigne, noble de Venise suis.» La devise, attribuée aux Rohan, était absurde en France, puisque les Rohan portaient précisément le titre de prince. Elle aurait bien mieux convenu aux patriciens de Venise.

Voilà pourquoi ils ne portaient pas de titre, de même que le nom de palais n’était réservé qu’au bâtiment où les institutions de l’Etat siégeaient. Un particulier n’habitait qu’une maison (Ca), fût-elle magnifique. La gondole d’un particulier ne pouvait être que noire. Les dorures ne décoraient que le bateau du doge. Ça faisait partie des traditions républicaines de Venise.

La république vénitienne n’a pas si mal fonctionné, même au XVIIIe siècle. Je crois que ce sont des raisons militaires, plus que des raisons politiques, qui expliquent la chute de la République. Encerclée presque entièrement par l’Autriche, l’armée vénitienne ne pouvait plus faire le poids face à l’armée autrichienne, déterminée plus que jamais à conquérir une façade maritime en Méditerranée.

Comparée à la monarchie autrichienne, la république de Venise assurait tout de même à ses ressortissants des libertés appréciables. La situation des Juifs, par exemple, était bien meilleure dans l’Etat vénitien que dans l’Etat autrichien. Seulement venait l’époque des grands empires européens. Un petit Etat comme Venise ne pouvait plus subsister. Même si Venise s’était réformée politiquement, elle aurait sombré militairement tôt ou tard.

 


Gilles Hertzog, Le dernier Vénitien, Grasset, 17/10/2018.