Je couvre les élections en tant que journaliste depuis que celles-ci ont été réinstaurées au Brésil. Mes débuts comme reporter datent de 1988, avec les élections municipales, alors que le Brésil sortait tout juste du long et ténébreux hiver de la dictature. La première élection présidentielle eut lieu en 1989. L’élection fut remportée par Fernando Collor de Mello, «le chasseur de maharajahs[1]», d’après la couverture de la revue Veja. L’enfant du coronelismo[2] de l’Alagoas prétendait que Lula, l’enfant du sertão nordestin, avait chez lui une chaîne hi-fi plus grosse que la sienne. Les gens croyaient que Lula était plus riche que Collor, car ce que beaucoup aiment vraiment, c’est croire, dès qu’il s’agit de quelque chose qui leur plaît. À l’époque, Edir Macedo, le puissant chef de l’Église Universelle du Royaume de Dieu, se faisait déjà appeler évêque et se trouvait l’heureux propriétaire d’un véritable empire religieux. Mais bien plus modeste qu’aujourd’hui, son empire étant devenu un empire à la fois religieux, politique et médiatique. À cette époque-là, Macedo était déjà en conversation directe avec l’État Major du Ciel, et il annonça à ses fidèles que l’Esprit Saint lui-même lui avait fait savoir que Collor était celui qu’il fallait. Ou bien Macedo fut trompé par l’Esprit Saint, et ceux qui s’y connaissent en thèmes bibliques nous diront si cela est possible, ou bien il a entendu des murmures plus terrestres et a tout confondu. Ou alors il a simplement menti. Entre la possibilité d’un mensonge de l’Esprit Saint et celle d’un mensonge d’Edir Macedo se prévalant du nom de l’Esprit Saint, il me semble plus prudent de parier sur les capacités de l’Esprit Saint. Mais les évangéliques, ceux qui sont réellement évangéliques, me diront si ma pensée est logique ou non. Pour l’élection actuelle, Edir Macedo a déclaré que Jair Bolsonaro (PSL [Parti social-libéral]) est celui qu’il faut. Accompagné en cela par d’autres gros bonnets de la religion, comme Silas Malafaia, celui qui m’a traitée de «salope» [vagabunda], en 2011, dans une interview donnée au New York Times. Un exemple du traitement réservé aux femmes, chez ces hommes qui disent parler au nom de Dieu tout en comptant l’argent durement gagné de leurs fidèles. Et une identification parfaite avec son candidat à la présidence, qui a affirmé devant une députée qu’il ne la violerait pas parce qu’elle ne le méritait pas, étant «trop laide», tout comme il a affirmé que les femmes sont le produit d’une «défaillance» [fraquejada] de l’homme pendant l’acte sexuel.

Je m’autorise ce premier paragraphe car cela fait trente ans, en ce premier tour de 2018, que je couvre les élections. J’ai suivi toutes les campagnes électorales de la redémocratisation du Brésil, de ce qu’il est convenu d’appeler la Nouvelle République. Et jamais, en trente ans, je n’ai vu ce que j’ai vu pendant cette élection de 2018.

J’ai vu les gens tomber malades, pris à la gorge par une sorte de panique paralysante. J’ai vu des amis combattifs, habitués à la dureté de la lutte, prostrés par le sentiment d’impuissance devant la possibilité qu’un homme comme Jair Bolsonaro, un homme qui dit ce qu’il est capable de dire, l’emporte. J’ai vu des gens pleurer jour après jour. J’ai reçu des centaines de messages sur WhatsApp qui contenaient quatre phrases identiques, et la plupart venaient de femmes.

«Je suis paniquée.»
«Je suis effrayée.»
«J’ai peur.»
«Je suis épouvantée.»

1. Dans une élection déterminée par le phénomène de l’auto-vérité, la mélancolie s’empare du corps

Jair Bolsonaro, celui qu’on appelle «machin» [coiso] sur les réseaux sociaux, a gagné cette élection avant même le vote du premier tour. Le Brésil se trouve plongé dans une crise immense, complexe, qui est bien plus qu’une crise économique et politique. C’est aussi une crise d’identité et de mots, comme je l’ai si souvent écrit ici [dans El País, édition brésilienne] ces dernières années. La pauvreté est en augmentation, la mortalité infantile s’est remise à croitre, des maladies qui avaient été éradiquées sont à nouveau des menaces, faute d’un programme de vaccination efficace. La malaria a retrouvé toute sa force dans la région amazonienne. Et la fièvre jaune est réapparue dans le Sud-Est du pays. La violence a augmenté dans les zones rurales, et l’Amazonie et le Cerrado sont encore plus menacés par la déforestation. Le Brésil compte encore 13 millions de chômeurs et un nombre croissant de personnes ayant cessé de chercher un emploi parce qu’elles n’ont même plus l’espoir de retrouver du travail.

Jair Bolsonaro a gagné avant même ce dimanche 7 octobre parce que, dans un climat si lourd, sa candidature est parvenue à empêcher tout débat sérieux. Sa candidature a interdit la discussion des idées, la création d’un projet pour le Brésil. La campagne électorale a été réduite à une bataille de mèmes et à des menaces «bibliques» sur WhatsApp, où j’ai même reçu un message qui disait ceci : «Commande déjà passée ici de Novo Hamburgo-RS, 100 taureaux qui seront sacrifiés à Satan en faveur de Luiz Inácio Lula da Silva, sorcier, pour avoir perturbé les élections, et pour le favoriser. Des enfants aussi seront sacrifiés sur l’autel de Belzébuth.» Et les gens du groupe des évangéliques, lié à l’Assemblée de Dieu, semblaient y croire sérieusement. Différentes personnes de ce groupe écrivent avec difficulté, mais le portugais de ce message était des plus corrects. Dans des enregistrements audio et vidéo largement disséminés sur WhatsApp, des leaders religieux prédisaient l’apocalypse dans le cas où Bolsonaro serait battu — ou dans le cas où le PT [Parti des travailleurs] l’emporterait. Sans être gênés par les institutions qui ont l’obligation de préserver l’honnêteté des élections.

Jair Bolsonaro a gagné parce qu’au lieu d’employer le temps de la campagne pour débattre des projets, nous avons passé notre temps à expliquer ce qui s’expliquait de soi-même : expliquer pour quelle raison il n’est pas acceptable de voter pour un candidat qui dit que les Noirs des quilombos ne sont même pas bons pour la procréation, qu’il vaut mieux avoir un fils mort dans un accident de voiture qu’amoureux d’un «moustachu» (il n’a assurément jamais perdu un enfant pour dire une chose pareille), que ses fils n’aimeront jamais une femme noire parce qu’ils «sont très bien élevés», que les femmes doivent gagner moins parce qu’elles tombent enceintes, qu’il est favorable à la torture et que la dictature civile-militaire aurait dû tuer au moins 30 000 personnes et que les morts innocents, c’est pas grave (dès lors, bien sûr, qu’ils ne sont pas de sa famille). Quelqu’un qui est victime d’une attaque au couteau et qui, au lieu d’appeler le pays à la paix, comme il incombe à un leader responsable en un moment grave, fait semblant de tirer un coup de feu depuis son lit d’hôpital, comme s’il avait cinq ans d’âge. Quelqu’un qui dit une chose puis dit qu’il n’a pas dit ce qui est enregistré en son et en images. Quelqu’un dont les soutiens doivent commencer leur discours en disant : «Il n’est pas le plus intelligent… ni le mieux préparé, mais…»

Jair Bolsonaro a gagné avant même d’obtenir le plus grand nombre de voix au premier tour, parce que, même en défendant la barbarie, il est celui qu’ont choisi près de 50 millions de Brésiliens. Et, quand il est nécessaire d’expliquer pourquoi il est impossible de choisir un candidat qui a fait de telles déclarations et qui y croit, la bataille est déjà perdue. Expliquer qu’une femme ne naît pas de la défaillance d’un homme ni ne doit gagner moins parce qu’elle est enceinte ? Expliquer qu’il ne vaut pas mieux avoir un enfant mort dans un accident plutôt que gay ? Expliquer qu’il est impossible de dire qu’un Noir n’est même pas bon à procréer ? Expliquer qu’il est impossible de tuer et de torturer ? Il n’y a pas de sens à devoir expliquer cela. Aucun sens.

Parce que cela n’a aucun sens, expliquer ne fait aussi aucune différence. Nous vivons ce que j’ai défini comme l’«auto-vérité» : peu importe le contenu, ce qui importe c’est l’acte de dire. Ainsi, vérifier les faits n’a pas non plus d’importance, puisque les faits n’ont aucune importance. L’acte de dire est confondu avec l’«authenticité», avec la «sincérité», avec la «vérité». Peu importe ce qui est dit. L’esthétique a pris la place de l’éthique. La «vérité» est devenue un choix personnel. C’est l’individu poussé à la radicalité. Si, aux États-Unis, l’élection de Donald Trump a été marquée par la post-vérité, l’élection brésilienne, dominée par Jair Bolsonaro, est l’élection de l’auto-vérité. Et, tout comme la post-vérité, celle-ci reproduit la logique des réseaux sociaux sur internet et de leurs bulles.

La démocratie peut être une grande fête où entrent toutes les différences. La démocratie n’est démocratie, d’ailleurs, que lorsque y entrent toutes les différences. Les projets qui n’accueillent pas les différences, qui veulent éliminer — et même exterminer — les différences et exécuter ceux qui incarnent les différences, n’ont pas leur place dans la démocratie. Car défendre l’élimination des personnes différentes, en disant qu’elles ne devraient pas exister ou qu’elles valent moins que les autres, cela n’est pas une opinion, c’est un crime. Un crime prévu par la législation brésilienne, mais, curieusement, ce crime persistant au cours de cette campagne n’a été ni identifié comme crime ni puni par les institutions responsables.

Jair Bolsonaro a gagné avant même de se trouver en première place au premier tour de l’élection, parce que tous les débats importants pour le Brésil ont été suspendus, toutes les discussions en cours ont été perdues, et le quotidien a été réduit à des spasmes. Il n’a pas seulement répandu la haine, il a aussi séquestré le débat. Ce temps-là est déjà perdu pour qui parie sur la démocratie. Mais le temps n’a pas été perdu pour ceux qui parient sur le chaos, car la haine s’est répandue et les murs sont devenus encore plus hauts et plus difficiles à traverser par le dialogue.

Jair Bolsonaro est en train de gagner depuis longtemps, parce qu’il n’a même pas eu besoin d’expliquer comment cela se fait que son gourou économique et futur ministre des Finances, Paulo Guedes, l’ultralibéral que méprisent les libéraux modérés, propose une réforme qui prélèvera plus d’impôts aux pauvres et moins aux riches. Ou comment il se fait que son candidat à la vice-présidence, Hamilton Mourão, qualifie le 13e mois de salaire du travailleur de «jabuticaba[3]». Même cela, il n’a pas eu besoin de l’expliquer, simplement parce que le médecin a prétendument déconseillé les débats sur la chaîne de télé Globo mais a autorisé les interviews, à la même heure, sur la chaîne Record.

Jair Bolsonaro a gagné avant même d’avoir obtenu un nombre significatif de voix au premier tour, parce qu’il a réussi à plonger une partie des gens dans une terreur paralysante, comme s’ils avaient été détruits de l’intérieur. N’oubliez jamais que sa première victoire, l’oppression l’emporte sur la subjectivité. C’est ce qui fait qu’une femme battue quotidiennement se tait. Ou qu’une femme violée ne dénonce pas son violeur. Il y a quelque chose qui la retient à l’intérieur. C’est comme si elle avait perdu sa voix même en ayant une voix, comme si elle avait perdu sa force même en ayant de la force. Tel est l’effet d’être violentée ou violenté. J’ai vu beaucoup de gens dans cet état à la fin de la campagne de premier tour, qui vivaient la violence de la campagne de Bolsonaro et de ses soutiens comme une violence à l’encontre de leur propre corps, à l’encontre de leur pensée et à l’encontre de leur esprit. Des femmes, surtout, mais aussi des hommes.

Et maintenant, voici.

Jair Bolsonaro a gagné, avant même de gagner, mais il ne peut pas continuer à gagner. Et la première lutte se mène en chacun de nous. Ne renoncez pas à votre subjectivité. Ne permettez pas qu’on vole votre voix et votre force. Ne laissez pas la peur s’emparer de la vie. Il faut lutter, au cours de ce second tour, afin que l’autoritarisme ne s’installe pas au Brésil par le vote, encore une contradiction de la démocratie. Et il faut résister d’abord dans les petites choses du quotidien. Dans l’amour, dans l’amitié, dans le sexe, dans le plaisir de voir un film ou d’entendre une musique, dans le café bien filtré. Dans ce qu’une amie à moi appelle les «quotidienneries». Et, surtout, dans le plaisir d’être ensemble. Comme l’a dit quelqu’un sur ma page Facebook : «Même si tout finit mal, ce qui m’intéresse maintenant c’est que mes enfants sachent que leur mère a lutté contre l’horreur.»

Ne permettez pas au «machin» de corrompre votre esprit. Apprenez auprès des enfants qui ont lu Harry Potter : si les «détraqueurs» (créatures qui contrôlent, oppriment et détruisent en volant la joie) approchent, mangez du chocolat pour les combattre. Cela peut sembler une référence bien trop infantile, mais J. K. Rowling savait ce qu’elle écrivait : la nourriture et la musique sont ce qui permet à la plupart des réfugiés de vivre loin de leurs patries et de leurs matries, car elles activent des zones de l’esprit que l’oppression ne peut atteindre. Si dans la bataille elle l’emporte en chacun de nous, il est possible d’avoir plus de force avec ce que le poète du Xingu, Élio Alves da Silva, appelle «Moi + Un». Seuls, nous comptons seulement comme un. Mais Un + Un + Un… nous sommes des millions.

2. La démocratie, l’autoritarisme et l’omission des institutions qui devraient combattre les crimes

De nombreux défis sont contenus dans ce second tour qui oppose Jair Bolsonaro et Fernando Haddad (PT). Si Lula était un homme d’État, il aurait soutenu un nom extérieur au PT. Quelqu’un qui aurait pu agglutiner la gauche et le centre, comme Ciro Gomes (PDT [Parti démocratique des travailleurs]). Et Haddad pourrait être le candidat à sa vice-présidence. Mais Lula, malheureusement pour le pays, n’est pas un homme d’État. Lula est un grand leader, mais pas un homme d’État. Il a agi au cours de cette élection par vengeance, et non pour le bien du Brésil. Il a voulu montrer que, même depuis sa prison, il pourrait dominer la campagne.

On peut comprendre sa colère, puisqu’il occupait la première place dans les sondages et qu’il a été empêché d’être candidat. Il ne peut même pas donner d’interviews. En tant que journaliste, j’ai déjà fait des interviews avec des dizaines de détenus ; cette interdiction est un fait arbitraire. On peut comprendre sa colère, mais on attend d’un leader qu’il sache dominer sa colère et soit capable de penser à l’intérêt du pays avant le sien. Lula n’en a pas été capable. Et voilà où nous en sommes.

Cette élection, depuis le début, a été l’élection «contre». Et l’élection «contre» va s’exacerber au second tour. Contre Bolsonaro X Contre le PT. Le pays tout entier sait bien qu’il y a une avalanche antipétiste. Qui se manifeste dans la haine. Les motifs sont multiples. Une partie concentre y compris la haine à l’égard des vertus du PT quand il était pouvoir, comme les quotas raciaux à l’université et l’élargissement des droits des employées domestiques.

Ces deux actions du PT au gouvernement expliquent une grande partie de la haine, même si c’est de manière tacite. Ce sont ces deux politiques qui ont altéré les relations de pouvoir et ont de fait mis à mal les privilèges, étant entendu que Lula n’a jamais touché au revenu des plus riches. Mais lui et Dilma Rousseff ont touché, en effet, à l’équilibre du pouvoir, concret et symbolique, quand les Noirs ont eu accès aux universités et quand les employées domestiques ont cessé d’être une version contemporaine de l’esclavage pour devenir une nouvelle catégorie de travailleurs exploités, parmi tant d’autres. Ces politiques, qui n’étaient pas des concessions du gouvernement, mais la reconnaissance de luttes historiques, ont engendré des changements impossibles à arrêter et ont continué à mettre à mal les privilèges y compris après que le PT a été écarté du pouvoir avec la destitution de Dilma Rousseff.

Une partie de l’électorat, dans laquelle je m’inclus, devra se tenir l’estomac pour voter en faveur d’un parti qui a réédité le projet de la dictature civile-militaire en Amazonie, réduisant la forêt à un objet d’exploitation, projet rendu patent par les usines hydroélectriques comme Belo Monte, Jirau et Santo Antônio, et par l’expulsion des peuples de la forêt. Une partie, dans laquelle je m’inclus aussi, devra se boucher le nez pour voter en faveur d’un parti qui a signé la loi antiterrorisme et qui a employé la Force nationale pour poursuivre et réprimer manifestants et travailleurs dans les villes et dans la forêt. Une partie, dans laquelle je m’inclus aussi, fera des cauchemars pour voter en faveur d’un parti qui jusqu’à présent ne s’est pas manifesté contre la dictature criminelle de Nicolás Maduro au Venezuela (Pas ça, PT, pas ça…). Une partie, dans laquelle je m’inclus aussi, devra souffrir pour voter en faveur d’un parti qui a consumé les efforts d’au moins deux générations de Brésiliens avec la promesse qu’il serait différents des autres et qui, comme les autres, s’est corrompu en exerçant le pouvoir et s’est allié à ce qu’il y avait de plus néfaste dans la politique nationale. Et elle souffrira aussi parce que le PT a fait tout cela et ne s’est jamais livré à une autocritique. Pas même une toute petite autocritique, une autocritiquette. Rien qui mérite ce nom.

Mais une partie, dans laquelle je ne m’inclus en aucune façon, utilise la haine contre le PT pour justifier l’injustifiable. C’est une astuce. Et cette astuce demande à être démasquée. Si vous avez voté et vous apprêtez à voter pour Bolsonaro, ce n’est pas parce que vous êtes contre la corruption. Il y avait d’autres candidats qui n’étaient pas suspects de corruption et vous n’avez pas voté pour eux au premier tour. Vous avez voté pour Bolsonaro parce que vous partagez ses idées et partagez sa haine. Et si vous partagez quelque chose avec quelqu’un qui affirme ce qu’il affirme — être contre les Noirs, contre les femmes, contre les personnes LGBTQ, contre les Indiens, contre les petits paysans, et en faveur des armes, de l’autoritarisme, de la torture, et du coup de feu avec intention de tuer — alors c’est cela que vous défendez. Et, surtout, c’est ce type de personne que vous êtes.

Ou alors vous étiez vraiment furieux et vraiment triste de la situation du pays et vous avez voté par colère, vous avez voté comme quand on a envie de tout casser et de voir tout prendre feu. Ça arrive. Et en général on regrette ce que l’on a fait dans ces moments-là quand notre respiration revient à la normale, mais les conséquences perdurent, parfois durant toute notre vie. Mais cette fois, vous avez une seconde chance, et celle-ci sera définitive. Il faut mettre votre colère de côté et voter avec raison, choisir en conscience. Car si le duo de «professionnels de la violence», comme Hamilton Mourão l’a défini lui-même, prend le pouvoir, cela sera très grave pour le pays. Quand on vote pour des professionnels de la violence, il faut savoir à quoi s’attendre.

Celui qui défend la violence contre d’autres personnes, seulement parce qu’elles sont différentes ou parce qu’elles mettent à mal ses privilèges, est un corrompu. Même s’il n’a jamais été corrompu par l’argent, c’est son âme qui est corrompue. Il est impossible, alors, de se cacher derrière la corruption. Comme de commencer le moindre discours en disant : «Il n’est ni intelligent ni bien préparé, mais…» Dans ce cas, il faut assumer son désir réel d’exterminer ceux qui sont différents. Pas moyen de voter pour un raciste sans être raciste, pour un homophobe sans être homophobe, pour un machiste sans être machiste. Il y a là une limite. En la franchissant, si vous ne l’étiez pas, vous le devenez. Même si vous êtes une femme, un homosexuel ou un noir. Et ce vote fera partie de votre histoire. Il est aussi ce que vous léguez à ceux qui viendront plus tard.

Le fait qu’il s’agisse d’une élection «contre» n’autorise pas la presse et les autres espaces d’information, d’analyse et d’interprétation de la réalité à mettre sur un pied d’égalité ce qui n’a nulle égalité. Il ne s’agit pas de deux choses égales. Ce n’est pas cela qui arrive aujourd’hui au Brésil. Il y a un projet autoritaire pour le pays, qui nie la démocratie elle-même. Jair Bolsonaro a dit en effet qu’il n’accepterait le résultat de l’élection que s’il était le vainqueur. Puis il est revenu en arrière, mais revenir en arrière n’élimine pas ce qu’il a pu dire quand il exerçait sa «sincérité» si réputée. Son candidat à la vice-présidence, Hamilton Mourão, a dit en effet qu’il était possible, une fois l’élection gagnée, en cas d’«anarchie», de réaliser un «auto-coup d’État», avec le soutien des Forces armées.

La première déclaration de Bolsonaro, aussitôt après le résultat du premier tour, a justement consisté à mettre en doute la régularité du système de décompte des voix : «Si on pouvait avoir confiance dans le système électronique, nous aurions déjà le nom du nouveau président.» Une fois de plus, il reproche au système de décompte brésilien, pionnier, l’une des rares choses que nous envient des pays bien plus riches, de ne pas fonctionner. Et il dit on ne peut plus clairement que, s’il ne gagne pas au second tour, c’est parce que les urnes électroniques auront fait l’objet d’une fraude. C’est une menace nullement voilée contre le processus démocratique, celle qui consiste à dire qu’il n’acceptera le résultat de l’élection qu’en cas de victoire. C’est une attaque récurrente dont l’objectif est de ronger la confiance de l’électeur dans les urnes électroniques, afin de l’avoir de son côté dans le cas où le résultat du second tour ne lui donnerait pas la victoire. C’est extrêmement grave. Et les institutions ne prennent aucune mesure à la hauteur.

Et il y a l’autre projet qui dispute ce second tour, lequel présente plusieurs problèmes qu’il faut pointer du doigt et radiographier, mais qui ne met pas à mal la démocratie. Le PT a mis à mal la démocratie, quand il était au gouvernement, par son action en Amazonie et la répression des manifestants et des manifestations contre les grandes usines hydroélectriques et contre la Coupe du Monde. Mais le projet de Fernando Haddad n’est pas un projet antidémocratique, pas plus que le candidat ne menace de se rebeller contre le résultat des urnes ou contre la démocratie elle-même, comme le fait son adversaire. Haddad a besoin de détailler beaucoup plus son projet durant le débat de second tour, et de s’engager beaucoup plus en faveur des droits des peuples de la forêt, mais il ne représente pas un projet autoritaire comme son adversaire.

Tels sont les faits.

3. Une partie de la presse et du pouvoir judiciaire agit de manière partisane, mais déclare son impartialité

La couverture — ou l’absence de couverture — du mouvement #EleNão [pas lui] a servi d’alerte à propos d’un problème qui risque de s’aggraver lors de ce second tour. Une femme noire, originaire de la périphérie, et anarchiste, a lancé une protestation autonome sur Facebook : Mulheres Unidas Contra Bolsonaro [femmes unies contre Bolsonaro]. Aujourd’hui, la page, qui n’accepte que des femmes, compte quatre millions d’abonnées. Cet espace a engendré un mouvement avec le hashtag #EleNão. Ce mouvement a fait descendre dans les rues du Brésil et du monde, le 29 septembre, des centaines de milliers de personnes venues protester contre ce que représente la candidature de Bolsonaro. Cette histoire, à elle seule, est déjà extraordinaire, outre le fort potentiel symbolique du fait que ce sont les femmes pauvres, noires pour la plupart, qui se sont mises en travers du projet autoritaire de Jair Bolsonaro. #EleNão a réalisé la plus grande manifestation organisée par des femmes dans l’histoire du Brésil.

Qu’a fait la télévision ? Elle a presque ignoré les manifestations. Chacun se rappellera, avec force détails, la manière avec laquelle la chaîne Globo a couvert en direct les grandes manifestations pour la destitution [de Dilma Rousseff] et contre le PT. Nous ne pourrons jamais savoir avec précision dans quelle mesure la couverture elle-même a eu une influence sur le nombre de personnes descendues dans la rue. Dans n’importe quel manuel de journalisme, des centaines de milliers de personnes dans les rues du Brésil et du monde, pour la première fois non pas en faveur d’un candidat ou pour des idées, mais contre un candidat et ses idées, est une nouvelle stupéfiante. Mais la manifestation a été pratiquement ignorée. Et, quand elle a été traitée, dans certains cas les mouvements pour et contre ont été présentés comme s’ils avaient eu la même proportion.

Les grands journaux ont publié des photos en première page, mais ont préféré d’autres manchettes. La plupart se sont également limités à dire qu’il y avait eu des manifestations contre et des manifestations pour, comme si tout avait été égal. Qui cela aide-t-il ? Pas le pays, et assurément pas le bon journalisme. La couverture qui donne le même poids à deux côtés qui ne pèsent pas la même chose rappelle beaucoup la couverture qui a été faite du changement climatique pendant plusieurs années : une demi-douzaine de scientifiques, financés pour certains par de gros émetteurs de CO2, défendant l’idée que le réchauffement planétaire n’était pas causé par l’action de l’Homme, bénéficiaient du même espace dans les journaux que le consensus de plus de 95% des scientifiques les plus respectés à travers le monde, affirmant que le réchauffement planétaire est causé par l’action de l’Homme. Cette distorsion de la réalité était appelée «neutralité». Et voilà où nous en sommes, la planète qui se dégrade chaque jour davantage.

La Police Militaire, qui a l’habitude d’évaluer le nombre de personnes lors des événements et des manifestations, pour cette fois, a préféré ne pas effectuer de comptage. Aussi simple que ça. Un mouvement historique est resté dépourvu de données statistiques parce que les forces de sécurité de l’État ont servi leurs propres intérêts privés (et leur propre choix électoral), sans soulever davantage de protestations. Comme si cela pouvait être, d’une manière ou d’une autre, normal et acceptable.

Il va falloir observer avec beaucoup d’attention comment ce qu’on appelle la «grande presse» ou les «médias traditionnels» vont se comporter pendant ce second tour, en particulier les télévisions. La chaîne Record a déjà clairement montré avoir abandonné toute prétention au journalisme en programment l’interview-tribune de Bolsonaro à l’heure du débat entre les candidats sur Globo, le 4 octobre. Ce n’était que des questions faites pour permettre à Bolsonaro de marquer des points. Un conseiller communication de Bolsonaro n’aurait pas mieux fait.

Le candidat a-dit-qu’il-n’a-pas-dit-ce-qu’il-a-dit-et-qui-est-enregistré et il n’y a pas eu la moindre contestation de la part de l’intervieweur. Sans compter l’aspect racoleur de l’émission. Jamais auparavant Edir Macedo, aux commandes de l’Église Universelle du Royaume de Dieu et du groupe Record, n’avait confondu projet de pouvoir, média et religion aussi complètement que dans cette interview, intervenue quelques jours après qu’il eut apporté son soutien public à Bolsonaro. Au contraire. La chaîne Record, pendant plusieurs années, a fait un effort visible pour séparer les domaines, au moins pour que le public le voie, dans le but de gagner la crédibilité d’un groupe de communication sérieux. Cette comédie est terminée. Et le fait que Macedo pense qu’il n’est plus nécessaire de faire semblant est une forte indication de ce qui se trouve devant nous.

D’un autre côté, la chaîne Globo est toujours plus près de l’autre côté du paradis. Elle a mis tous ses pions sur la destitution de Dilma Rousseff. Elle a gagné, articulée à diverses autres forces. Elle a mis tous ses pions sur le renoncement de Michel Temer après les dénonciations de corruption qu’elle avait divulguées en exclusivité. Elle a perdu, parce que les autres forces ont continué à penser qu’il valait mieux poursuivre avec lui, puisque la corruption, si elle importe au peuple, n’a jamais importé pour les organisateurs de la destitution. Le pari sur un candidat du centre, qui pourrait réconcilier les forces qui ont toujours été au pouvoir, a échoué.

La chaîne Globo se trouve prise en ce moment entre deux oppositions qui n’ont en commun que leur haine pour Globo : Bolsonaro et le PT. En résumé : le prochain président, qui déterminera la destination des énormes budgets publicitaires du gouvernement, aura Globo en haine. Mais ce n’est là que le cliché du moment présent. Les forces tendent toujours à se réconcilier pour maintenir leur pouvoir ou ce qu’il est possible de maintenir de celui-ci. Sous le gouvernement Lula, le président oublia jusqu’à la transmission frauduleuse du débat de 1989, décisive pour sa défaite, et entreprit une sorte de concubinage avec le plus grand groupe de communication du Brésil.

De quel côté se fera cette réconciliation — et à quel prix —, c’est ce qu’il faudra suivre. La réconciliation de Globo avec Bolsonaro se heurte à un puissant adversaire : c’est la grande chance de Record et du projet de pouvoir d’Edir Macedo. La diffusion de l’interview de Bolsonaro sur la chaîne Record, à la même heure que le débat sur Globo, auquel le candidat en tête des sondages a dit ne pas pouvoir participer pour raisons de santé, ne sera que le premier affrontement. Qui a assisté au débat déserté de Globo, avec ces candidats cravatés, exception faite de Marina Silva et Guilherme Boulos, et ce format somnolent de toujours, avec cette décontraction de la maquette, a pu constater une fois encore que cette campagne a été celle de WhatsApp. Le rythme désormais est autre — et le langage aussi.

Comment se comportera le segment de la presse qui a parié sur une sortie par le centre (et qui ne l’a pas emporté), il faudra observer cela de très près lors de ce second tour. C’est là également le grand défi pour le journalisme, qui ou bien en sortira renforcé, montrant combien il est irremplaçable dans une démocratie, ou bien tombera dans le siphon de l’insignifiance comme jamais auparavant. Si l’ordre du jour des journalistes sert à réagencer les projets de pouvoir des entreprises médiatiques, c’en est fini. Une profonde autocritique manque encore, dans une partie de la presse, quant à son rôle dans la destitution, et déjà se présente un autre défi bien plus compliqué. Souhaitons que la majorité de la presse se montre à la hauteur, car le Brésil a grand besoin d’un journalisme sérieux.

Un autre protagoniste qu’il faut observer avec beaucoup d’attention est le pouvoir judiciaire qui ne fait pas la justice, mais qui fait beaucoup de politique partisane. La divulgation par Sergio Moro d’une partie de la délation d’Antonio Palocci, une délation faite au mois d’avril, ne présentant aucun fait nouveau et des preuves bien maigres, à six jours de l’élection, est un affront fait au Brésil. Et ce n’est pas le premier affront que Moro fait au Brésil. Ce personnage se prend pour un héros, mais court le risque d’entrer dans l’histoire comme un méchant. Les mots employés par Tasso Jereissati pour définir ce qui est arrivé au PSDB [Parti de la social-démocratie brésilienne, considéré de centre] peuvent s’appliquer à Moro : «englouti par la tentation du pouvoir». Le juge se comporte comme si la loi était sa propre volonté, se transformant non pas en shérif, comme on aime le qualifier, mais en coronel payé par l’argent public.

Moro est celui qui fait le plus honte au pouvoir judiciaire, suivi de très près par Gilmar Mendes, et à présent, aussi, par Luiz Fux et Dias Toffoli. Mais il est loin d’être le seul. Toute cette crise est aussi l’histoire d’une longue série d’abus de la part des juges, de toutes les instances, y compris ceux du Tribunal Suprême Fédéral, qui ont oublié qu’ils sont des fonctionnaires, ce qui signifie servir la population en obéissant à la Constitution, et non à leurs projets privés de pouvoir et à leurs egos plus gonflés qu’une baudruche de manifestation. Il faudra rester très attentif au comportement qui sera celui du pouvoir judiciaire, pendant le second tour le plus compliqué qu’aura connu la jeune démocratie brésilienne.

Il y a encore ce qui s’appelle le «Marché». Qui est ce «Marché», quelque chose que l’on prononce comme s’il ne s’agissait pas d’êtres humains ? Il suffit de voir les gros titres des journaux en Europe et aux États-Unis, pour constater qu’une victoire de Bolsonaro est vue comme la victoire d’un dictateur. Comment cela pourrait-il aider le Brésil dans les relations économiques et politiques internationales ? Même The Economist, la bible des libéraux, a défini Bolsonaro comme «la plus grande menace de l’Amérique latine». Mais les porte-voix du «Marché» au Brésil sont euphoriques à l’idée qu’un homophobe, raciste, misogyne et défenseur de la dictature puisse prendre le pouvoir. Bolsonaro grimpe dans les sondages, la Bourse monte et le dollar baisse. Comme l’a dit l’un de ces illuminés, Felipe Miranda, de l’agence Empiricus, dans une interview à El Pais Brasil, en examinant une «situation hypothétique» : dans le cas où le Congrès serait fermé et où une réforme de la protection sociale serait approuvée moyennant l’emploi de la force, la bourse monterait.

C’est auto-explicatif.

4. Comment changer l’élection contre en une élection pour

La corrosion du quotidien au Brésil offre une image explicite, chaque jour, dans les rues. Ces dernières années, les trottoirs ont été à nouveau investis par des vivants qui semblent des cadavres. Et nous, qui ne perdons pas nos maisons, nous passons au milieu de ces êtres humains comme des morts qui semblent vivants. Car feindre de ne pas voir la douleur des autres tue également. Ce Brésil-là doit changer. Et ce n’est pas en braquant des armes les uns sur les autres que cela arrivera.

Ce n’est pas non plus par la peur. Quand je sens que l’oppression m’étrangle, et que la peur tente de s’infiltrer dans mes os, je recours à la littérature. L’art entre en conversation avec ce qu’il y a de plus profond en nous, c’est pourquoi il a été tellement attaqué par les milices d’internet. L’art entre en conversation avec la liberté qui résiste à l’intérieur de nous.

Je recours en particulier à une auteure qui a vécu l’oppression sous une forme très intense, une Allemande qui a vécu la dictature communiste de Nicolae Ceausescu, en Roumanie. Dans un livre d’essais, Toujours la même neige et toujours le même oncle [Immer und immer Schnee derselbe derselbe Onkel, 2011], Herta Müller, Nobel de Littérature 2009, écrit sur la résistance, la résistance dans les petites choses, dans ce qu’elle appelle la «naturalité». Et que mon amie appelle les «quotidienneries».

Je partage avec vous un passage où elle parle de l’infiltration du nazisme dans les cœurs et les esprits des «bons citoyens» :

«La naturalité, je l’ai appris à partir des poèmes de Theodor Kramer, est la chose la moins exténuante que nous possédions. Elle est dans l’instant présent et n’a pas de nom, pour exister elle doit rester inaperçue, car nous aussi devons rester inaperçus d’elle. Les poèmes montrent d’une manière particulièrement claire comment la naturalité peut se perdre quand elle est annulée par l’arbitraire politique.

Les poèmes de Kramer montrent que le scandale ne commence pas avec l’extermination des Juifs dans les camps de concentration, mais des années auparavant, avec le vol de la naturalité dans les maisons, les cafés, les magasins, les tramways ou les parcs, par la plupart des coreligionnaires. Que dans le nazisme, la politique était faite non seulement par les convaincus, mais aussi par les ignorants dociles. […] Tous ceux qui ne se retournaient pas contre cette politique étaient une part de celle-ci.»

Tous ceux qui ne se retournaient pas contre cette politique étaient une part de celle-ci.

Herta Müller raconte que les Juifs vivaient à cette époque-là le vol quotidien de leur naturalité. Il me semble que, lors de ce premier tour, avec la menace concrète de l’empire de l’oppression, même si le projet autoritaire atteint le pouvoir par le vote, une partie des Brésiliens, et les plus fragiles bien avant, ont vécu le vol quotidien de leur naturalité d’une autre manière. La menace de perdre la possibilité a déjà été vécue comme la perte de la possibilité. Et alors la possibilité des petits actes a disparu. Et, il convient de le répéter : c’est là la première victoire de l’oppresseur.

Une fois de plus, la texture du présent a été suspendue par un projet autoritaire. La démocratie, au Brésil, vit en hoquetant, interrompue par l’exception. Telle a été notre histoire. Quand nous commençons à discuter d’un projet original pour le pays, quand les Indiens, les Noirs et les femmes commencent à occuper de nouveaux espaces de pouvoir, le processus est interrompu. Quand nous commençons à jouir de la paix, la guerre reprend. Car, de fait, la guerre contre les plus fragiles ne s’est jamais arrêtée. Elle s’est adoucie, parfois, mais elle ne s’est jamais arrêtée. Cette fois, la perversion tient à ce que, jusqu’à présent, le projet autoritaire s’est installé avec les habits de la démocratie.

Bolsonaro définit le moment présent : il se bat en apparence au sein de la démocratie, mais en perpétrant des crimes prévus dans la législation de cette démocratie, comme le racisme, sans être puni ; il se bat en apparence au sein de la démocratie, mais s’il perd au second tour c’est parce que le système de décompte a fait l’objet d’une fraude, s’il perd il n’acceptera pas sa défaite ; il se bat au sein de la démocratie, mais il n’accepte qu’un résultat, sa propre victoire. Cette contre-logique est la logique des pervers. Et elle rend fou. Nous sommes tombés malades — et nous sommes devenus fous — à partir du moment où Eduardo Cunha (MDB [Mouvement démocratique brésilien]) affirmait les pires horreurs et rien ne se passait, car il ne pouvait être écarté et arrêté qu’après avoir fait le sale boulot de la destitution.

Une fois de plus, le tissu du présent a été suspendu. Mais nous ne pouvons pas permettre que nos jours soient dévorés, puisque dans le banquet des pervers, ce sont nos âmes qui sont la nourriture. Il faut résister à la dévoration des âmes.

Cette élection a été séquestrée par le «contre». Être contre est — et a été — très important. Et cela le restera. Dans des moments si graves, comme en ont vécu d’autres pays au cours de l’histoire, tout ce qu’on peut faire, c’est être contre. Contre l’autoritarisme. Contre l’oppression. Contre la menace de la dictature. Contre l’extermination des minorités. Contre la séquestration de la liberté. Mais, même en faisant campagne et en votant contre, il ne faut jamais perdre de vue que nous sommes pour. Ou alors les âmes s’empoisonnent. Et on tombe malade de l’intérieur, les dégâts internes que Freud appelle mélancolie.

Nous devons être contre et en même temps tisser un projet d’avenir, au plan personnel autant que collectif. Un projet d’avenir où nous puissions vivre. Le présent au Brésil ne sera pas possible si nous ne recommençons à imaginer un avenir. Il faut comprendre que créer un avenir est beaucoup plus utile au présent qu’à l’avenir même. Il ne sert à rien de vivre en ne voyant devant soi que l’horreur ou le vide. Il faut rêver en faisant. Rêver d’un pays, rêver d’une vie. C’est par le désir que nous nous humanisons. Résister pendant les trois semaines qui viennent, c’est surtout désirer une vie vivante — en vivant une vie vivante. Si nous y parvenons, nous gagnerons à nouveau avant même d’avoir gagné.

J’ai appris avec les peuples de la forêt amazonienne, qui plus d’une fois ont vu leurs vies détruites en même temps que la forêt, et qui résistent et résistent et résistent, que le principal instrument de résistance c’est la joie. Oswald de Andrade disait que la joie c’est la preuve par neuf[4]. Mais eux le savaient déjà bien avant. Ils pointent le doigt vers la tête de l’oppresseur, qui reste là, et ils rient pour le plaisir de rire. Ils rient seulement par insolence.


Eliane Brum est écrivaine, reporter et documentariste. Auteure des livres de non-fiction Coluna Prestes : o avesso da lenda, A vida que ninguém vê, O olho da rua, A menina quebrada, Meus desacontecimentos, et du roman Uma duas.

 

[texte original paru dans El País, édition brésilienne, 9 octobre 2018].


[1] Marajás, c’est-à-dire (dans le portugais du Brésil) les fonctionnaires grassement payés. Alors gouverneur de l’État d’Alagoas (dans le Nordeste), Collor se distingua en s’attaquant aux fonctionnaires locaux qui bénéficiaient de très hauts salaires, prétendant diminuer leur nombre et limiter leur rémunération. (NdT)

[2] Le terme coronelismo désigne le pouvoir ou l’influence, dans la vie politique et sociale, du coronel, c’est-à-dire le chef politique traditionnel, généralement propriétaire terrien, dans les régions rurales du Brésil. (NdT)

[3] Le jabuticaba est un fruit qui ne se trouve qu’au Brésil. L’image prétend ainsi présenter le 13e mois comme une aberrante exception brésilienne… (NdT)

[4] Phrase du Manifesto antropófago (1928). Cf. Oswald de Andrade / Suely Rolnik, Manifeste anthropophage / Anthropophagie zombie, trad. de Lorena Janeiro / Renaud Barbaras, Blackjack éditions, coll. «Pile ou face», 2011. (NdT)

Un commentaire

  1.  » Une partie, dans laquelle je m’inclus aussi, fera des cauchemars pour voter en faveur d’un parti qui jusqu’à présent ne s’est pas manifesté contre la dictature criminelle de Nicolás Maduro au Venezuela (Pas ça, PT, pas ça… », dommage l’article commençait bien mais sur le Venezuela vous avez tout faux !!!!!