Il est assez réconfortant, pour la marche de la littérature, qu’encore aujourd’hui un roman puisse déclencher les passions. Il est assez singulier, cependant, qu’un roman déclenche les passions non par ce qu’il raconte, mais par le nom même de son auteur. Laurent-David Samama, sur La Règle du Jeu, a mis en relief la violence des critiques, qui ne sont, au fond, que des attaques. Mais du texte lui-même, qui en parle vraiment ?
Avant de regarder le texte, précisons une ou deux petites choses : je ne connais pas Christine Angot – d’ailleurs, je ne connais personne ou presque, c’est la condition même de mon état de lectrice indépendante – et, pour reprendre en la déformant légèrement l’expression de Nelly Kaprièlian, je regarde peu la télévision, et rarement à l’heure d’ONPC. A cette heure-là, je lis. Et, entre autres, je lis du Angot. Et quand je lis, j’entends. J’entends un texte lu par la voix intérieure qui est celle de ma lecture, un texte – quel que soit le livre d’Angot que j’aie sous les yeux – qui a sa prosodie et son rythme. Son idiosyncrasie. Reconnaissable entre toutes, cette inflexion est la marque d’un écrivain, la marque du travail d’un écrivain.
Sur le fond, Un tournant de la vie dresse le portrait d’une femme entre deux hommes, une femme qui dit «je», amoureuse et troublée. On sait qui sont Alex et Vincent, les deux hommes en question. Ils font partie de la vie, et du roman. On ne va pas, ici, décortiquer les tenants et aboutissants de l’autofiction, cela occupe déjà depuis un certain temps une bonne partie des recherches dans les universités françaises et américaines. Mais sur le fond, donc, Un tournant dans la vie n’a rien pour déclencher l’ire de quiconque. C’est avant tout sur la forme que les critiques se déchaînent.
Or, cette forme-là est remarquable à plus d’un titre. Remarquable parce que, justement, on ne peut pas ne pas la remarquer. Angot, c’est un phrasé. Une ligne prosodique. Dans Un tournant de la vie, la phrase atteint sa maturité. Aucun chantournement, aucun évitement. Une écriture sur le vif de la chair du sentiment, à l’opposé de l’écriture «sur le vif». Cette écriture-là, travaillée à l’extrême, a gommé tous les à-côtés du «beau» et de la fioriture. Il en faut, du travail, et de la conscience de son travail d’écrivain, pour en arriver à ce «trait». Car c’est bien de «trait» qu’il s’agit, comme on le dirait du dessin. Angot ne peint pas, et dépeint moins encore. Angot dit, et pour dire, elle choisit non le scalpel – mot trop souvent employé en littérature – mais la pointe. Un trait sec, dur, parfaitement maîtrisé.
Pour qui écrit, ou essaie d’écrire, en pleine conscience, le «comment» prime sur le «quoi». Parce que le «quoi», chacun en porte un en soi. Chacun a une histoire à raconter, même s’il ne s’agit que de sa propre histoire. Mais c’est au «comment» que commence l’écriture, et non le «racontage». Un Tournant de la vie est, à l’évidence, un «quoi» prenant et douloureux. Le «comment» d’Un tournant de la vie est un choix percutant, difficile, risqué. Faire entendre une voix non pas quotidienne, mais littérairement percutante, et percutante parce que sonnant comme une gifle. Au lecteur d’encaisser cette gifle-là.
Par exemple – et l’extrait n’est pas choisi au hasard, c’est celui que l’on cite d’un ton goguenard et accusateur, un peu partout :
«- Allô ? Allô ?
– Vincent ?
Une petite pluie battait les vitres. Le téléphone était collé à mon oreille. C’était bien lui. Je reconnaissais sa voix.
– Allô ? Allô ?
– Oui.
– Allô ? Allô, allô…
– Vincent ?
– C’est qui ?
– C’est moi.
– C’est toi ?
– Oui, c’est moi. C’est toi Vincent ?
– Oui, c’est moi.»
Faisons l’impasse sur l’analyse du texte. Faisons semblant de ne pas avoir noté que dans ce dialogue on est dans de la musique – oui, «dans» – de façon toute logique puisque Vincent est musicien. Ignorons comme si nous étions passé à côté que la pluie battant les vitres est le rythme de la batterie, ou de la basse, qui derrière le chant des voix scande l’émotion. Faisons comme si tout cela n’était que construction mentale de la lectrice. Et regardons : le dessin à la pointe, au trait… Il est là, presque tangible. Et écoutons. Tout le travail de l’écrivain au travail consiste à faire coïncider le rendu de l’émotion avec le trait de la ponctuation, la fréquence des répétitions, l’alternance des sons «oi» et «o». Une prosodie, donc. Rudement travaillée. Un graphisme, donc. Rudement pensé. Tout cela forme la voix – «oi» – d’Angot – «o».
A quoi reconnaît-on un écrivain ? A sa musique, avant tout. N’importe quelle phrase de Duras n’aurait pu être écrite que par Duras – et c’est pour cela qu’il est si simple de la parodier, puisqu’elle est la seule représentante de cette voix-là. La voix d’un écrivain, c’est son empreinte écrite. Quand cette voix colle à l’émotion du propos, on est véritablement en littérature. Souvenons-nous de ce qu’écrivait Romain Gary sous le pseudo d’Emile Ajar dans Gros câlin : «la première règle d’une démarche intellectuelle saine, c’est de coller à son sujet.» Christine Angot, depuis toujours, colle à son sujet. Le sujet, c’est elle, Sujet Angot. On peut s’intéresser, ou pas, à ce qu’elle nous dit. Mais il est difficile, pour tout lecteur dessalé, de ne pas être sensible à la démarche stylistique d’un tel écrivain. Cette voix-là est unique, immédiatement identifiable, ne copiant rien et ne se réclamant d’aucune école. Une voix libre. Littérairement libre. Une voix d’artiste.