Rachid Taha, incontrôlable comme toujours, a filé en douce pour ne plus revenir, nous laissant stupéfaits et malheureux d’apprendre au matin du 12 septembre son départ imprévu à 59 ans. Le rock, le raï, la soul, le funk ont perdu un chanteur formidable. L’incessant combat contre la bêtise haineuse et les esprits bornés, contre les abrutis racistes et antisémites, a perdu un franc-tireur espiègle autant que déterminé. Et moi j’ai perdu un ami très cher.
Quand le premier disque de son groupe Carte de Séjour est sorti, en 1982, je crois avoir été le premier journaliste de la presse nationale à l’avoir interviewé. Ce maxi 45 tours, avec quatre titres très dansants, comportait un morceau, «Zoubida» – tout à la fois reggae, oriental et rock –, chanté en arabe mais dont les paroles, traduites en français sur la pochette, m’avaient surpris :
«Zoubida au printemps de sa vie
Vivait sa vie
Avec ses joies et ses peines.
Un jour parmi les jours
Son père décida de la marier
Sans lui demander son avis
Et c’est le début d’un grand calvaire […]
Personne ne l’aida
Ni son frère ni sa mère
Zoubida ne savait pas quoi faire
Zoubida se donna la mort.
Des Zoubida y’en a beaucoup
Dont la vie se termine ainsi.»
En ces années-là, années d’engagement contre le racisme anti-arabe – que nous partagions tous deux – cette chanson ne manquait pas d’audace. Oser ainsi dénoncer la tradition patriarcale dans les familles d’origine maghrébine, il fallait le faire. Mais Rachid n’était pas du genre à combattre des oppressions pour en accepter d’autres. Nous avions parlé longuement, et j’avais découvert que le jeune natif d’Oran qui avait débarqué en France à 10 ans, fan d’Elvis autant que de James Brown, était politisé – très à gauche et hostile au communisme moscovite, tout comme moi qui étais trotskiste – et cultivé, ce qui n’était pas très courant dans le milieu du rock. Il s’y connaissait en art, littérature, histoire. Et il m’avait ébloui par son humour : il avait le don du mot d’esprit qui faisait toujours mouche.
C’était à Lyon, quand la ville était réputée pour sa scène rock, et nous formions un tandem revendiquant d’être l’Arabe et le Juif. Pendant près de 40 ans il a tenté de me convaincre qu’il avait sans doute de lointaines origines juives, qui lui seraient venues de son Algérie natale. C’était peut-être vrai, après tout. Mais quelle importance ? Il était de ceux qui aimaient les Juifs – surtout les ashkénazes, me disait-il, mais c’était pour me faire plaisir.
Personne n’a oublié son passage à l‘émission d’Ardisson, où ce «laïque musulman» et partisan du «Coran alternatif», – qu’est-ce qu’il m’avait fait marrer avec cette trouvaille ! –, avait dénoncé le manque de démocratie dans les pays arabes, avant de lancer, en guise d’avertissement aux pro-Palestiniens : «les Juifs, c’est des frères». Et de poursuivre : «Qu’on arrête ces conneries avec ‘’les Juifs tiennent le pouvoir’’». Finissant en beauté, il avait rappelé tout ce que lui-même et certains chanteurs de raï dont les tubes étaient célèbres dans le monde arabo-musulman devaient – pour des textes de chanson, l’organisation de tournées… – précisément à ces Juifs tant honnis. Ce qui lui avait valu pendant des années des flots d’injures et une haine coriace chez les «anti-sionistes» les plus enragés du Maghreb.
La reprise par Carte de Séjour de la vieille chanson de Charles Trenet «Douce France» avait fait connaître le groupe du grand public. Rachid y chantait le «merveilleux pays de mon enfance» en en rajoutant sur un accent algérien qu’en réalité il avait à peine. Le morceau était arrangé à la façon orientale, le clip montrait les musiciens, dont plusieurs, comme les frères Amini, étaient eux aussi enfants d’immigrés, comme on disait alors ; mais, avec une merveilleuse et tendre ironie, toute la petite bande était filmée comme naturellement insérée dans ce terroir bien de chez nous. Rachid et son groupe ne faisaient rien d’autre qu’affirmer «Nous aussi on est français, comme vous», tout en rappelant clairement d’où ils venaient.
Puis Rachid a entamé une carrière en solo. Ses morceaux mais aussi sa belle gueule, sa gouaille et ses talents de performer rock le rendirent célèbre. L’apogée de cette période fut, en 1998, le concert «1, 2, 3 soleils», avec Khaled et Faudel. Il y était d’une séduction irrésistible de rocker, sexy à souhait. Sa reprise de «Ya Rayah» devint un énorme hit, faisant danser aux quatre coins de la Terre. Mais il faut aussi écouter l’une des perles de sa récente discographie, sa reprise, orientalisée évidemment, d’un succès de Presley (qui l’avait lui-même repris d’un tube italien), chantée en duo avec Jeanne Added. Une splendeur.
A Paris il avait ses entrées partout. Nous sortions souvent ensemble, et c’est ainsi qu’un soir la porte d’une boîte à la mode s’ouvrit d’emblée pour laisser passer la singulière petite bande dont il ouvrait la marche : moi et quelques amis que je lui avais présentés un peu plus tôt dont deux dirigeants de l’Union des étudiants juifs de France. Il leur avait évidemment assuré que lui aussi était très certainement feuj.
Un soir, il m’avait invité à dîner chez lui. Je lui avais demandé si je pouvais venir avec deux bons potes. Oui, bien sûr. Et c’est ainsi que s’étaient retrouvés chez Rachid le chanteur Alain Chennevière et Mohamed Sifaoui, inévitablement escorté de ses deux gardes du corps de la police. Notre hôte avait improvisé des chansons en y collant des paroles désopilantes puis nous avait fait nous esclaffer à coups de blagues interminables racontées en prenant tous les accents imaginables. Les gardes du corps, impassibles au début – fonction oblige –, avaient fini écroulés de rire sur leurs chaises. A la fin de la soirée, Rachid avait demandé à Mohamed, dont il connaissait l’engagement contre l’islam politique, de lui écrire un texte de chanson sur Charlie. Ça a traîné, et il est maintenant trop tard pour qu’on entende celui qui n’aimait pas qu’on le définisse comme un «chanteur arabe» mais se disait tout simplement chanteur, on ne l’entendra donc pas moquer en rock raï les bigots de l’islam intégriste et taper sur les terroristes fous furieux d’Allah.
Le dernier concert de lui auquel j’ai assisté fut celui, très particulier, qu’il donna en janvier dernier. Un concert totalement improvisé, juste pour la centaine de personnes venues tout comme lui m’offrir le plaisir de leur présence à l’occasion de mon anniversaire. Nous étions dans une salle des Lilas, en banlieue parisienne. Quelques musiciens de rock étaient de la soirée. Deux ou trois avaient leur guitare, un autre son harmonica, et tout à coup le plus improbable groupe – qui n’avait jamais répété une note du répertoire de Rachid – se constitua autour de lui pour nous délivrer une performance fabuleuse. On ne savait plus si on était à un mariage libanais ou à une fête de Bar Mitzvah (sépharade). Merveilleux ami, près de deux heures durant il nous offrit ses titres, son énergie, son humour, sa tendresse. Il n’avait rien perdu de sa folle générosité ni de son talent. Cette nuit-là nous l’avons aimé comme jamais. Et huit mois plus tard nous voilà à le pleurer. Mais quand même, c’est promis, mon camarade : Rock the Casbah avec toi.