C’est à plus d’un titre, par sa dimension et son ambition, son propos et ses objectifs, l’essai politique de la rentrée. Déjà best-seller à travers le monde, The People vs. Democracy. Why our freedom is in danger & how to save it, du jeune politologue Yascha Mounk, trouve une judicieuse édition française grâce au travail des éditions de l’Observatoire. Sitôt en librairie, le livre, publié en VF sous le titre Le peuple contre la démocratie, suscite un rare intérêt dans la presse d’opinion. De droite comme de gauche, Le Figaro, Le Nouveau Magazine Littéraire et Le Point se sont tous battus pour obtenir interviews et bonnes feuilles. Mais pourquoi au juste ? Certainement par sa capacité à raconter l’époque avec une acuité et dans un souci de globalité rarement atteints. A l’image d’un Fukuyama analysant les tendances politiques et historiques à l’échelle de la planète, Mounk nous raconte l’affaiblissement de la démocratie à la manière d’une série Netflix, en nous emmenant dans un tour du monde des Etats-Unis de Trump à la Turquie d’Erdogan, des manifestations anti-immigrés en ex RDA jusqu’aux poussées de fièvre frontistes et insoumises hexagonales. A problème global, réponse globale donc. Ce qui vaut pour faire tomber une dirigeante coréenne touchée par la tentation populiste fonctionnera très bien, nous explique Mounk, en Italie, en Pologne, en Inde ou en Hongrie. Reste une question, majeure : pourquoi notre démocratie, jadis florissante, si puissante qu’elle entendait nous conduire secrètement vers la fin de l’Histoire, s’avère aujourd’hui menacée de toutes parts et déstabilisée par des forces contraires, certaines purement fascistes, d’autres égotiques si ce n’est en quête de romantisme révolutionnaire ? Car nous la pensions permanente, nous avons cru qu’elle coulait de source et que chaque génération comprendrait l’intérêt de vivre en son giron. Or, le vent tourne. Chiffres à l’appui, l’auteur observe un détachement saisissant des jeunes générations — ceux que l’on appelle les millenials — vis-à-vis de la démocratie. Près d’un millenial sur quatre considère aujourd’hui que la démocratie constitue une mauvaise manière de gérer le pays et plus d’un tiers des jeunes Américains aisés seraient par exemple favorables à l’idée d’un «pouvoir militaire» aux États-Unis… Comme le clame Mounk, «les jeunes ne nous sauveront pas», loin de là, si bien qu’un processus de «déconsolidation de la démocratie» serait à l’œuvre. Il repose sur plusieurs piliers, parmi lesquels «la fin de l’histoire d’amour entre les citoyens et la démocratie», une lassitude transformée, au fil des ans, en méfiance et suspicion menant à la violence envers les élites et les élus. Tout cela sape les bases de la démocratie et prépare le terrain pour autre chose : un régime populiste hystérique ou bien une technocratie froide. En somme, tout sauf l’idéal antique…

La force du constat de Yascha Mounk – à la fois réaliste, souvent pessimiste mais néanmoins complexe sur les temps incertains que nous traversons – mérite lecture, étude et commentaire. Sa grande leçon, répétée à l’envi : rien ne coule de source ! «Lorsqu’un système politique survit pendant des décennies ou des siècles, il est facile pour ceux qui n’ont jamais connu autre chose d’imaginer qu’il sera immuable», écrit l’auteur. Celui-ci s’appuie sur l’Histoire pour étayer son raisonnement : «La démocratie athénienne dura à peu près deux siècles. Les Romains se gouvernèrent pendant près de cinq siècles. La République de Venise demeura sérénissime durant un peu plus d’un millénaire. Toute personne ayant prédit la chute de ces cités au cours de leurs dernières années a sans nul doute été moquée. Pourquoi un système ayant survécu des centaines d’années s’effondrerait-il soudain au cours du demi-siècle à venir, devraient répondre leurs contemporains ?». La réponse se joue dans un inquiétant mélange de lassitude et d’inquiétude, de fabrication de citoyens impatients, moins qualifiés par le passé et surtout abandonnés au fléau de la fake-news et du complotisme. Mounk identifie à ce titre trois clés de la désaffection des électeurs : la stagnation du niveau de vie, les craintes envers la démocratie multiethnique et l’ascension des réseaux sociaux. Conséquence logique : entre les citoyens, surtout les jeunes, et leur système politique, le divorce est prononcé. Dès lors, la porte est grande ouverte pour les prêcheurs de pire, gourous religieux, tribuns adeptes des solutions faciles et autres résurgences ripolinées d’idéologies fascistes et racistes. Mais c’est bien dans sa deuxième phase que la thèse de Mounk surprend et bouscule. Loin d’être menacée par les seuls populistes, la démocratie serait également mise en danger par une cohorte de créations progressistes «libérales» enfantées dans l’après-guerre. Elles sont souvent armées des meilleures intentions progressistes. Parfois même, elles atteignent des sommets d’efficacité. Et pourtant, elles éloignent la masse des citoyens du processus de prise de décision. «Au cours des dernières décennies, écrit ainsi l’essayiste, beaucoup de pays d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale sont devenus moins démocratiques. Notre système politique promettait de laisser le peuple gouverner. Mais, en pratique, il ignore la volonté populaire avec une fréquence désarmante. Sans que la plupart des politologues s’en aperçoivent, un système de libertés sans démocratie a pris le dessus». La charge est sévère.

Dans le viseur de Mounk, on trouve non seulement l’Union Européenne (contre laquelle l’auteur a peut-être trop souvent la main lourde), celui des diverses cours de justice qui influent, telle la Cour Suprême etatsunienne, sur des choix sociétaux majeurs. Mais également les banques centrales ou encore les divers traités et organisations supranationales. De fait, ces dispositifs conduisent le peuple à se sentir dépossédé de son pouvoir. Le citoyen ne décide plus, explique Mounk. Mais a-t-il seulement été en capacité pratique de le faire au cours de l’Histoire ? Et puisque l’on voudrait décider de tout, tout le temps, est-on vraiment certain que le modèle suisse de consultation populaire soit la panacée ? L’auteur n’est pas dupe… Pas plus qu’il ne s’illusionne sur ces nouvelles formules de votation expresses permises par l’essor des réseaux sociaux. Une chose est sûre : on n’élit pas un représentant politique comme on vote pour un candidat de la Nouvelle Star ! Résumons donc la théorie du brillant professeur de la Harvard University : la démocratie libérale est à un point critique de son histoire. Les forces conjointes de la technologie, de l’économie et de l’identité attirent nos systèmes politiques vers deux extrêmes très préoccupants : des démocraties illibérales, dirigées par des démagogues populistes, et des libéralismes non démocratiques gouvernés par des élites technocrates. Comment se sortir de l’ornière ? C’est sur ce point précisément que buttent les démocrates en général et les progressistes en particulier. Yascha Mounk ne déroge pas à la règle… Alors que son essai s’avère d’un intérêt majeur, il pêche, dans son dernier tiers, à apporter de vraies solutions révolutionnaires pour demain. C’est que l’on aimerait secrètement que Mounk puisse nous inventer un mode d’emploi clé-en-mains pour combattre. Et cela n’existe pas ! Comme l’expliquent d’autres intellectuels de la nouvelle génération, Raphaël Glucksmann en tête, il faudra lutter sans cesse, répondre systématiquement aux ennemis obscurs, mais surtout insuffler une foi nouvelle en nos institutions civiques pour espérer préserver nos acquis démocratiques. Pour atteindre ces objectifs, il faudra nécessairement promouvoir des réformes radicales qui bénéficieront au plus grand nombre plutôt qu’à quelques-uns. «Les défenseurs de la démocratie libérale ne parviendront pas à battre les populistes aussi longtemps qu’ils paraîtront être les champions du statu quo», conclut-il. Il est ainsi urgent de combattre et de réformer. «C’est peut-être notre dernière chance de sauver la démocratie», écrit Mounk.


Le peuple contre la démocratie, de Yascha Mounk. Éditions de l’Observatoire, 528 p., 23,50 €


A noter qu’en partenariat entre la Fondation Jean-Jaurès, l’Institut Montaigne, les Éditions de l’Observatoire et France Culture, Yascha Mounk sera interrogé lors d’une conférence publique à suivre mercredi 5 septembre, à Auditorium Sisley, 3 avenue de Friedland, 75008 Paris.

5 Commentaires

  1. P(os)-S(ession) : Une différence significative achève de distinguer l’Ancien Régime des temps révolutionnaires, en ceci que le brûlement du corps décapité de la Maréchale d’Ancre, qu’un tribunal dirigé par Nicolas de Verdun, premier président du Parlement de Paris entouré de quatorze conseillers et quatre présidents de chambre, avait condamnée à la peine de mort pour juiverie, ne pousserait pas l’obscénité jusqu’à réjouir le Rejeton du monarque assassiné.

  2. P(as)-S(age) : Je ne renierai pas des positions qu’on m’a plus que laissé défendre durant une quasi-décennie. Ne pas se trahir, ce n’est pas trahir.

  3. P(as)-S(ivité) : L’État islamique en Syrie, la République islamique au Liban, à Gaza et en Syrie. La Jordanie à Jérusalem, repoussant la suggestion américaine d’une confédération avec les Palestiniens. L’Apalestine en acceptant l’idée, mais la conditionnant à l’inclusion d’Israël en vue d’y fractaliser un espace Schengen voué à réduire les Juifs à une minorité sur chaque centimètre carré des districts fédéraux. Quand vous voyez l’antisionisme se faufiler entre les colonnes d’écailles d’une créature aglyphe, soyez-en certains! L’Ange constricteur n’est pas loin.

  4. P(are)-S(se) : Dès que les islamo-sionistes auront bougé d’un nano-iota, promis! nous nous accroupirons sur le bord de la piste et suivrons volontiers, en reprenant notre souffle, leurs conseils en matière de mobilité intellectuelle.

  5. Le plan de paix américain n’est pas un plan trumpien. L’idée d’une confédération jordano-palestinienne traîne dans les tiroirs de la realpolitik bi-étatiste depuis avant Oslo. Des gens très respectables en évaluaient jadis le potentiel de stabilisation, j’entends par là des gens et de gauche et de gauche, capables de mettre à l’étude tout théorème géopolitique émanant d’un multilatéralisme adulte, endurant les inégalités intrinsèques, affrontant la désorientation matérielle du visage global, ayant acté les propriétés contradictoires de la vitesse des Lumières. Un siècle n’est pas forcé de trahir l’autre pour se faire un nombre. Aujourd’hui, mercredi 5 septembre 2018, Rohani n’est toujours pas le fossoyeur démocrate d’un État fasciste, Barghouti usurpe toujours l’identité du Mandela musulman, et les Palestiniens n’existent pas pour le plus grand malheur des partisans d’une amitié sincère entre le peuple juif et les peuples arabes.